Emma

Chapitre 52

 

Les amis de Mme Weston eurentbientôt la satisfaction d’apprendre son heureuse délivrance. Lanouvelle de la naissance d’une petite fille doubla la joie d’Emma.Elle avait toujours désiré l’apparition d’une petiteMlle Weston. L’idée d’un mariage entre la nouvellevenue et un des fils d’Isabelle avait déjà germé dans son esprit,mais elle ne voulait pas se l’avouer à elle-même et se contentaitd’énumérer à M. Knightley les avantages que les parentstrouveraient à la présence continuelle d’une petite créature à leurfoyer.

– Il eût été fâcheux, ajoutait-elle, queMme Weston n’ait pas trouvé l’occasion d’exercerses talents d’institutrice. Elle a pu acquérir de l’expérience avecmoi comme la baronne d’Almane avec la comtesse d’Ostalis dansAdélaïde et Théodore, deMme de Genlis, et nous verrons maintenant sapropre petite Adélaïde élevée d’après un plan plus parfait.

– Voici : elle la gâtera encore plusqu’elle ne vous a gâtée, tout en croyant être très sévère ; cesera la différence.

– Malheureuse enfant ! reprit Emma.Quel avenir lui est réservé !

– Comme beaucoup d’autres elle serainsupportable pendant son enfance et la sagesse viendra peu à peuavec l’âge. Je me sens maintenant enclin à modifier mon opinion ence qui concerne les enfants gâtés, ma chère Emma ; je voussuis redevable de tout mon bonheur : il ne m’est donc paspermis de me montrer sévère à leur égard !

Emma se mit à rire et reprit :

– Mais j’avais, moi, l’assistance detoutes vos réprimandes pour contrebalancer les mauvais effets del’indulgence. Je doute que mon propre bon sens eût suffi à mecorriger.

– Ce n’est pas mon avis. La nature vousavait donné l’intelligence ; Mlle Taylor vousenseignait les bons principes, vous deviez forcément obtenir unheureux résultat. Mon intervention aura été plus nuisible qu’utile.Vous vous demandiez avec raison de quel droit je vous chapitrais.Ma surveillance a surtout servi mes propres intérêts : à forcede penser à vous, sous prétexte de m’occuper de vos défauts, jesuis devenu amoureux.

– Et moi je suis sûre que vous m’avez étéutile ; je subissais votre influence sans vouloir me l’avouer.Si la pauvre petite Anna Weston doit être gâtée, vous ferez œuvrepie en lui faisant subir un traitement identique, à l’exceptionpourtant de vous attacher à elle, quand elle sera plusgrande !

– Combien de fois dans votre enfance,vous êtes-vous approchée de moi d’un air futé pour me dire :« Monsieur Knightley, je vais faire telle ou tellechose ; papa m’a donné l’autorisation », ou bien :« Mlle Taylor me l’a permis ». Ils’agissait bien entendu d’un acte que je désapprouvais.

– Quelle douce créature j’étais ! Jene m’étonne pas que vous conserviez un souvenir aussi précis de mesdiscours.

– Vous m’avez toujours appeléM. Knightley et l’habitude ne me fait plus paraître cetteappellation si cérémonieuse, mais elle l’est. Je voudrais que vousme donniez un autre nom.

– Je me souviens vous avoir appelé unefois Georges dans l’espoir de vous être désagréable ; maiscomme vous n’avez rien dit et que vous n’avez pas paru vous enapercevoir, je n’ai pas recommencé !

– Et ne pouvez-vous maintenant direGeorges pour m’être agréable ?

– Impossible. Je ne pourrai jamais vousnommer autrement que M. Knightley. Je vous promets cependant,ajouta-t-elle en rougissant, de vous appeler une fois par votre nomde baptême. Je ne vous fixerai pas le jour, mais il vous estloisible de deviner l’endroit : Moi, Emma, je te prends,Georges, pour mon époux… et je te donne ma foi ![1].

Emma regrettait souvent de ne pouvoirouvertement reconnaître le service important que M. Knightleys’était efforcé de lui rendre en lui déconseillant une de sesprincipales folies : son intimité avec Henriette Smith ;mais c’était un sujet trop délicat, qu’elle ne pouvait pas aborder.Il était rarement question d’Henriette entre eux. Emma était portéeà attribuer cette réserve à un sentiment de délicatesse : ilsoupçonnait sans doute que l’intimité, avec Henriette,déclinait : dans d’autres circonstances, en effet, elle ne seserait pas contentée de recevoir des nouvelles d’Henriette parl’intermédiaire d’Isabelle. Il avait sans doute remarqué l’absencede correspondance directe. Emma éprouvait un véritable chagrind’être forcée d’avoir un secret pour M. Knightley, et seule lavolonté de ne pas aggraver, par des confidences, la tristesituationde son amie lui donnait la forcede se taire.

Isabelle écrivait souvent et tenait Emmaminutieusement au courant : au début, elle avait trouvéHenriette moins gaie que de coutume, ce qui s’expliquait du restesuffisamment par le motif même de la visite et la crainte dudentiste ; mais depuis ce moment Isabelle n’avait rienremarqué d’anormal dans le caractère d’Henriette qui paraissaittoujours disposée à s’amuser et à rire avec les enfants. Emma futagréablement surprise en apprenant qu’Henriette devait prolongerson séjour au delà du terme fixé : M. etMme John Knightley comptaient venir à Hartfield aumois d’août et ils avaient offert à Henriette de rester avec euxjusqu’à cette époque : ils feraient le voyage tousensemble.

M. Knightley, de son côté, avait reçu laréponse à la lettre où il annonçait à son frère son mariage. Iltendit l’enveloppe à Emma.

– John prend part à mon bonheur comme unfrère. Il a pour vous, je le sais, une grande affection, mais iln’est pas complimenteur et une autre jeune fille jugerait peut-êtrequ’il est un peu froid dans son appréciation même.

– Il écrit comme un homme raisonnable,répondit Emma après avoir pris connaissance de la lettre. J’estimesa sincérité. Il considère évidemment ce mariage comme étant tout àmon avantage, mais toutefois il ne désespère pas de me voir deveniren un mot celle que je vous parais être aujourd’hui. S’il m’avaitdécerné des louanges imméritées, je ne l’aurais pas cru.

– Non, Emma, il n’a nullement cetteintention. Il veut seulement dire…

– Si nous pouvions aborder ce sujet sansaucune réserve, il s’apercevrait sans doute que nos opinions surles deux intéressés ne diffèrent pas sensiblement.

– Emma, ma chère Emma…

– Oh, interrompit-elle gaiement si voustrouvez que votre frère ne me rend pas justice, attendez seulementque mon père ait exprimé son opinion. Il jugera que tous lesavantages sont de votre côté, tout le mérite du mien. Je crains dedevenir bientôt la « pauvre Emma ».

– Ah ! reprit-il, si votre pèrepouvait être amené à envisager notre mariage dans le même espritque John, les difficultés seraient vite levées ! Je suis amusépar le passage de la lettre de mon frère où il dit que macommunication ne l’a pas étonné : il s’attendait, dit-il, àrecevoir une nouvelle de ce genre.

– Si je ne me trompe, votre frère voussoupçonnait de nourrir des idées matrimoniales, mais il ne songeaitnullement à moi et ne cache pas sa surprise à cet égard.

– De toute façon, je ne comprends pasqu’il ait deviné en partie mes pensées. Je ne me rends pas compted’avoir laissé paraître dans ma conversation ou dans ma manièreaucun symptôme significatif. Toutefois il devait en être ainsi, àmon insu. J’étais peut-être en effet un peu différent pendant mondernier séjour ; je n’ai pas joué avec les enfants commed’habitude. Ces pauvres garçons ont remarqué un soir que« l’oncle Georges paraissait maintenant être toujoursfatigué ».

Le moment approchait où la nouvelle devrait serépandre au dehors. Dès que Mme Weston futsuffisamment remise pour recevoir M. Woodhouse, Emma comptantbeaucoup sur la douce influence des raisonnements de son amie,résolut de tout dévoiler à son père et immédiatement après auxWeston. Elle s’était fixée une heure sinon, l’instant venu, le cœurlui manquant, elle aurait remis la communication à plus tard ;mais M. Knightley devant venir la relayer, force lui fut deparler, en s’efforçant de prendre un ton enjoué afin de ne pasaugmenter la tristesse de cette révélation par une apparence demélancolie. Elle pria son père de se préparer à entendre unenouvelle extraordinaire et ensuite, en quelques mots, elle lui ditque si on pouvait obtenir son consentement – ce dont elle nedoutait pas, ce projet ayant pour but d’assurer le bonheur de tous– elle et M. Knightley avaient l’intention de se marier. Decette façon, il pourrait jouir de la présence constante à Hartfieldd’une personne qu’il aimait beaucoup.

Pauvre homme ! Ce fut un coup terriblepour lui et il fit tous ses efforts pour dissuader sa fille de ceprojet.

– Ne disiez-vous pas toujours que vous nevouliez pas vous marier, renoncer à votre indépendance ?

Emma l’embrassait et souriait ; elleparla longtemps : « Il ne fallait pas la mettre au mêmerang qu’Isabelle et Mme Weston : le mariage deces dernières, en les enlevant de Hartfield, avait en effet causéun grand vide, mais elle au contraire ne quitterait pas lamaison ; elle continuerait d’y habiter. Il serait beaucoupplus heureux d’avoir M. Knightley toujours à sa portée :est-ce qu’il n’aimait pas beaucoup M. Knightley ? Il nepouvait le nier. Il pourrait le consulter sur ses affaires à toutinstant ; il le trouverait toujours disposé à lui rendreservice, à écrire ses lettres et à l’aider de toutefaçon ».

M. Woodhouse reconnut la justesse de cesremarques. « M. Knightley ne pouvait pas être là tropsouvent ; il serait très heureux de le voir chaque jour ;mais n’en était-il pas ainsi actuellement. Pourquoi ne pascontinuer à vivre comme par le passé ? »

Bien entendu, Emma ne pouvait espérerpersuader son père en une conversation ; néanmoins, l’idée luiavait été suggérée, le temps et la continuelle répétition feraientle reste. Aux prières et aux assurances d’Emma succédèrent cellesde M. Knightley : celui-ci fit l’éloge d’Emma avec tantd’affection que M. Woodhouse en fut touché. Ils reçurent lejour même tout l’appui possible du côté d’Isabelle qui manifestadans sa lettre une approbation illimitée.Mme Weston, le lendemain, aborda le sujet de lafaçon la plus habile : elle parla du mariage comme d’uneaffaire arrangée et en même temps comme d’une combinaison des plusheureuses. M. Woodhouse fini par accepter le projet commedéfinitif et, tous ceux dont il avait coutume de prendre l’avisl’ayant assuré que son bonheur y trouverait son compte, il semontra disposé à envisager la possibilité de sa réalisation d’iciun an ou deux !

Mme Weston, de son côté, avaitété extrêmement surprise, en recevant les confidences d’Emma ;mais elle se rendit compte aussitôt du bonheur qui allait échoir àson amie ; c’était un mariage si avantageux à tous les pointsde vue qu’elle se jugea sévèrement de ne l’avoir pas toujourssouhaité. Combien peu d’hommes, parmi ceux susceptibles deprétendre à la main d’Emma, eussent renoncé à leur chez soi pourHartfield ! Et qui, excepté M. Knightley, aurait étécapable de faire preuve d’assez de patience enversM. Woodhouse, pour rendre cet arrangement possible ? Ladifficulté de régler la situation du pauvre M. Woodhouse avaittoujours été envisagée dans les projets que M. Weston et elleavaient formés concernant un mariage entre Frank et Emma ;mais la conciliation des titres d’Enscombe et de ceux d’Hartfieldétait restée à l’état de problème. M. Weston lui-même n’avaitjamais pu proposer une solution et se contentait de dire :« Cette affaire s’arrangera toute seule ! Les jeunes genstrouveront le moyen ». Mais dans le cas présent au contrairerien n’était laissé au hasard, ni confié à l’avenir. Tout étaitréglé, clair, définitif. C’était une union qui promettait tous lesbonheurs et qu’aucun obstacle ne pouvait retarder.Mme Weston, avec son bébé sur les genoux, selaissant aller à ces agréables réflexions, était une des plusheureuses femmes du monde. La nouvelle fut également une surprisepour M. Weston, du moins pendant cinq minutes ; au boutde ce temps il était déjà familiarisé avec cette idée ; il vittous les avantages de ce mariage et s’en réjouit autant que safemme ; son étonnement fut de courte durée et au bout d’uneheure il n’était pas loin de croire qu’il avait toujours prévu cedénouement.

– D’après ce que je comprends, c’est unsecret, dit-il. Ce genre d’affaire est toujours un secret puis ons’aperçoit un beau jour que tout le monde est au courant. Vousm’avertirez lorsque je pourrai en parler. Je demande si Jane a lemoindre soupçon ?

Le lendemain matin, il alla à Highbury pours’en assurer. Il confia le secret à Jane. N’était-elle pas comme safille aînée ? Mlle Bates étant présente, lanouvelle passa naturellement à Mme Cole, puis futtransmise à Mme Perry et finalement àMme Elton.

Les intéressés avaient prévu ce résultat etils apportaient beaucoup de perspicacité à imaginer les diversesréflexions dont ils seraient, ce soir-là, l’objet dans lesdifférentes familles de Highbury.

Au presbytère, la surprise fut franchementdésagréable. M. Elton en fait de vœux se contenta dedire :

– L’insupportable fierté de la jeunefille sera enfin satisfaite. Mlle Woodhouse avaitsans doute toujours eu l’intention d’attraper Knightley, si elle lepouvait.

À propos de la vie commune à Hartfield, il eutle front d’ajouter qu’il ne voudrait pas être à la place deKnightley.

Mme Elton, de son côté, futextrêmement affectée :

– Pauvre Knightley ! Pauvregarçon ! s’écria-t-elle, je suis peinée de le voir s’embarquerdans une mauvaise affaire, car, bien que très excentrique, il a degrandes qualités. Je ne me suis jamais aperçue qu’il fût amoureux.Pas le moins du monde. Pauvre Knightley ! C’est la fin detoute relation agréable avec lui. Il était si heureux de venirdîner avec nous ! Pauvre garçon ! Il ne donnera plus dedéjeuner champêtre à Donwell, en mon honneur. Il y aura maintenantune Mme Knightley qui se chargera de jeter de l’eaufroide à tout propos. C’est bien désagréable ! Je ne regrettepas d’avoir donné mon opinion sur la femme de charge l’autre jour.Quelle idée de vivre ensemble ! C’est une tentative téméraire.Je connais une famille près de Maple Grove qui a cherché à mettreen pratique un arrangement de ce genre et qui a dû y renoncer aubout de trois mois !

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