Emma

Chapitre 40

 

Le mois de juin n’apporta pas grand changementà Highbury. Les Elton continuaient à parler de la visite quedevaient leur faire les Sukling et à énumérer les divers avantagesdu landau ; toutefois leurs parents s’attardaient à MapleGrow. D’autre part le retour des Campbell avait été différé encoreune fois et Jane Fairfax ne devait les rejoindre à Londres qu’aumois d’août.

M. Knightley sentait croître chaque jourl’antipathie qu’il avait éprouvée dès le début pour FrankChurchill ; il s’était toujours méfié de lui et, à force del’observer, il pensait avoir acquis les preuves de la duplicité dujeune homme. Emma était l’objet apparent de ses attentions ;tout le proclamait : sa propre conduite, les allusions de sonpère et le silence discret de sa belle-mère, mais M. Knightleyle soupçonnait, au contraire, de s’occuper particulièrement de JaneFairfax. Il avait surpris des symptômes d’entente entre eux, quilui parurent concluants. Son attention fut éveillée pour lapremière fois pendant un dîner à Randalls où Jane Fairfax et lesElton étaient également invités ; à plusieurs reprises FrankChurchill avait regardé Jane Fairfax d’une façon significative etM. Knightley, malgré son désir d’éviter tout écartd’imagination, ne put s’empêcher d’être frappé d’une attitude siétrange chez un admirateur passionné deMlle Woodhouse. Par la suite ses soupçons setrouvèrent pleinement confirmés. Trois jours après il était parti àpied pour passer sa soirée à Hartfield comme il le faisait souvent,et ayant rencontré Emma et Henriette qui se promenaient se joignità elles ; ils croisèrent bientôt un groupe nombreux :M. et Mme Weston, Frank Churchill,Mlle Bates et sa nièce que le hasard avaitégalement réunis. Ils marchèrent tous ensemble et en arrivant à lagrille d’Hartfield Emma les pria d’entrer et de venir prendre lethé avec son père. Les Weston acceptèrent immédiatement etMlle Bates, après avoir parlé assez longtemps,finit par se ranger à l’avis général.

Au moment où ils pénétraient dans le parc,M. Perry passa à cheval et les messieurs firent quelquesréflexions sur la bête.

– À propos, dit Frank Churchill àMme Weston, où en est le projet de M. Perryd’avoir une voiture ?

Mme Weston parut surprise etrépondit :

– J’ignorais qu’il en eût jamais étéquestion.

– C’est de vous que je tiens cerenseignement ; vous me l’avez donné dans une de voslettres.

– Moi ! C’est impossible.

– J’en ai pourtant gardé lesouvenir ; c’était sur les instances de sa femme, medisiez-vous, que M. Perry s’était décidé ; celle-cicraignait toujours que M. Perry ne prit froid en sortant parle mauvais temps. Vous devez vous rappeler le faitmaintenant ?

– Sur ma parole, c’est la première foisquej’entends parler de toutceci !

– Est-ce possible ? Je n’y comprendsrien. Alors, c’est que j’ai rêvé ; j’étais tout à faitpersuadé du bien fondé de mon allusion. Mademoiselle Smith, vousavez l’air fatigué ; je crois que vous serez contented’arriver à la maison.

– Vraiment, intervint M. Weston ense rapprochant. Perry désormais roulera carrosse ? Je suisheureux que la chose soit en son pouvoir. Est-ce de lui-même quevous tenez cette information, Frank ?

– Non, Monsieur, reprit son fils enriant ; il semble que je ne la tienne de personne ! C’estcurieux : je m’imaginais avoir appris cette nouvelle par unelettre de Mme Weston ; mais comme celle-cidéclare entendre parler de ce projet pour la première fois, j’ai dûrêver toute l’affaire. Quand je ne suis pas à Highbury, je suishanté par ceux que j’y ai laissés : il paraît qu’en dehors demes amis particuliers, je vois aussi en songe M. etMme Perry !

– Quel air de vraisemblance ont parfoisles rêves et d’autres sont si absurdes ! Ceci, Frank, prouveque vous pensez souvent à nous. Emma, n’avez-vous pas aussi desrêves prophétiques ?

En se retournant, M. Weston s’aperçutqu’Emma était hors de la portée de sa voix : elle avait prisles devants pour avertir son père et donner des ordres.Mlle Bates qui, depuis le début de l’incident,s’efforçait en vain de se faire entendre, s’empressa de profiter dela première occasion pour intervenir :

– Il m’arrive aussi parfois d’avoir lesrêves les plus étranges ; mais si on m’interrogeait à cesujet, je serais forcée de reconnaître qu’il a été véritablementquestion de ce projet au printemps dernier.Mme Perry en a parlé à ma mère et aux Cole ;mais c’était tout à fait un secret ; personne d’autre n’en arien su. Depuis longtemps Mme Perry désirait queson mari eût une voiture, et un matin elle arriva chez ma mère etlui confia qu’elle croyait avoir fait prévaloir son opinion. Jane,vous rappelez-vous ? Grand’mère nous l’a raconté, quand noussommes rentrées. Je ne me rappelle pas où nous avions été : àRandalls, je crois. Mme Perry a toujours eubeaucoup d’amitié pour ma mère ; du reste, tout le mondel’aime ! Réflexion faite, M. Perry a remis sa décision àplus tard et il n’en a plus été question depuis. Je ne crois pas enavoir jamais parlé à personne. Pourtant, je ne voudrais pasaffirmer que je n’y ai pas fait allusion ; je suis bavarde,vous le savez ; il m’est arrivé de dire ce que j’aurais dûtaire. Je ne ressemble pas à Jane et je le regrette. Je me portegarante qu’elle ne trahira jamais un secret. Où est-elledonc ? Ah ! la voilà. Quel rêve extraordinaire !

Ils pénétraient à ce moment dans levestibule ; M. Knightley chercha Jane des yeux, maiscelle-ci avait le dos tourné et paraissait très occupée à plier sonchâle.

Les commentaires prirent fin etM. Knightley fut forcé de s’asseoir, avec tout le monde,autour de la large table moderne dont Emma avait réussi à imposerl’usage, à la place des petites tables sur lesquelles depuisquarante ans M. Woodhouse prenait ses repas. Après le thépersonne ne parut pressé de partir.

– Mademoiselle Woodhouse, dit FrankChurchill, est-ce que vos neveux ont emporté leur alphabet delettres mobiles ? Auparavant la boîte se trouvait sur ceguéridon. Qu’est-elle devenue ? Il fait sombre ce soir et ilconvient d’avoir recours aux passe-temps d’hiver. Nous nous sommesune fois beaucoup divertis avec ces lettres ; je voudraisencore exercer votre sagacité.

Emma fut enchantée du souvenir qu’il avaitgardé de ce jeu et elle alla chercher la boîte ; la table futbientôt couverte de lettres ; Emma et Frank formèrentrapidement des mots. La tranquillité de ce divertissement lerendait particulièrement agréable à M. Woodhouse : ilsuivait d’un œil bienveillant les essais des jeunes gens, tout ense lamentant sur le départ des pauvres petits garçons.

Frank Churchill était assis à côté d’Emma etJane en face d’eux. M. Knightley se trouvait placé de façon àpouvoir les observer tous. Frank Churchill présenta une premièreanagramme à Mlle Fairfax : celle-ci jeta uncoup d’œil autour de la table et s’appliqua à deviner le mot ;au bout d’un instant elle repoussa les lettres avec un sourireforcé, mais sans y prendre garde, elle ne détruisit pas lacombinaison et le mot demeura intact. Henriette s’en saisit et semit au travail ; elle se tourna vers son voisin,M. Knightley, pour être aidée. Le mot était« gaffe » et quand Henriette le proclama triomphalement,Jane rougit ; son trouble contribua à donner plus d’importanceà l’incident et M. Knightley ne douta pas que les lettres nefussent un prétexte de galanterie et de dissimulation :c’était un jeu d’enfant derrière lequel Frank Churchill cherchait àabriter ses desseins secrets. Ce dernier était en train de préparerun nouveau mot et il le passa à Emma, en affectant un aird’innocence. Emma eut vite fait de le découvrir ; elle étaittrès amusée, mais se crut forcée dedire :

– Quelle folie ! N’avez-vous pashonte ?

Frank Churchill dit alors en jetant un regardvers Jane :

– Je vais le lui montrer, n’est-cepas ?

Et Emma répondit en riant :

– Non, certainement non, vous ne ferezpas cela.

Cependant ce fut fait : le jeune homme sehâta de passer les lettres à Mlle Fairfax en lapriant fort poliment de bien vouloir les étudier. M. Knightleyfit tous ses efforts pour déchiffrer le mot. Il ne fut pas long àlire « Dixon » : Jane Fairfax, de son côté, endécouvrit facilement le sens littéral, et sans doute aussi le sensfiguré, car elle baissa les yeux et rougit encore une fois endisant :

– Je ne savais pas que les noms propresfussent autorisés.

Elle repoussa ensuite les lettres d’un airmécontent, et son attitude indiqua clairement sa résolution de neplus prendre part au jeu. Elle détourna la tête de ceux qui avaientpréparé l’attaque et regarda sa tante :

– Vous avez raison, ma chère, s’écriaMlle Bates, répondant à cette invitation muette,j’allais précisément le dire : il est temps de partir ;la soirée s’avance et grand’mère serait inquiète. Vous êtes tropaimable, mon cher Monsieur, il faut absolument que nous voussouhaitions le bonsoir.

L’empressement que Jane mit à se levertémoigna que sa tante avait deviné juste ; la jeune fillevoulut s’éloigner de la table, mais on l’entourait et elle ne putse dégager immédiatement ; M. Knightley vit alors FrankChurchill pousser anxieusement vers elle une autre série delettres. Mlle Fairfax les mélangea sans lesexaminer ; elle se mit ensuite à la recherche de son châle etFrank Churchill s’empressa aussitôt de lui offrir ses services. Lanuit qui commençait à tomber et le brouhaha du départ empêchèrentM. Knightley de poursuivre le cours de ses observations ;il laissa tout le monde se retirer, puis il s’assit auprèsd’Emma : il était décidé à parler, jugeant que son devoird’ami lui commandait de ne pas laisser la jeune fille s’engagerdans une impasse, sans l’avertir.

– Voulez-vous me permettre, Emma, dit-il,de vous demander en quoi consistait le grand amusement du derniermot préparé par Frank Churchill ? J’ai déchiffré ce mot, jeserais curieux de savoir pourquoi il vous a divertie alors qu’il adéplu à Mlle Fairfax ?

Emma fut extrêmement confuse : elle nevoulait à aucun prix donner la véritable explication, car elle sesentait honteuse d’avoir fait part de ses soupçons à FrankChurchill.

– Oh ! dit-elle d’un air embarrassé,cela ne voulait rien dire : une simple plaisanterie entrenous.

– La plaisanterie, en tous cas, semblaitlimitée à vous et à M. Churchill !

Emma ne répondit pas et continua à mettre latable en ordre. Il resta, de son côté, quelques instants àréfléchir. Il hésitait. La confusion d’Emma et l’aveu de leurintimité semblait bien indiquer que son affection était engagée.Néanmoins, il résolut de passer outre. Il était prêt à courir lerisque d’une intervention inopportune plutôt que de s’exposer auremords de n’avoir pas tout tenté dans une circonstance d’oùdépendait le bonheur d’Emma.

– Ma chère Emma, dit-il enfin avecémotion, êtes-vous sûre que vous vous rendiez parfaitement comptedu degré d’intimité existant entre le jeune homme et la jeune filledont nous venons de parler ?

– Entre M. Frank Churchill etMlle Fairfax ? Oui, sans aucun doute.

– N’avez-vous jamais imaginé qu’ill’admirait ou réciproquement ?

– Jamais, reprit-elle avec chaleur, cetteidée ne m’est venue, même une seconde. Et comment pouvez-voussupposer une chose pareille ?

– Il m’a semblé dernièrement avoirremarqué des symptômes d’attachement entre eux ; j’ai surpriscertains regards expressifs qui n’étaient pas destinés aupublic.

– Vous m’amusez excessivement. Je suisenchantée de constater que vous êtes susceptible de vous laisserentraîner par votre imagination ! Je regrette d’êtrecontrainte de vous arrêter dès vos premiers essais, mais je suisloin de partager votre opinion. Il n’y a rien entre eux, je puisvous l’assurer ; les apparences qui vous ont trompéesproviennent de circonstance particulières ; leur conduite estinspirée par des mobiles tout différents ; il m’est impossiblede vous expliquer exactement ce qui en est : la taquinerien’est pas étrangère à l’affaire. De toute façon, ils sont fortloin, je puis vous l’affirmer, de nourrir l’un pour l’autre dessentiments d’admiration ! Du moins je suppose qu’il en estainsi du côté de la jeune fille, mais je puis me porter garante del’indifférence du jeune homme.

Emma parlait avec une confiance et unesécurité qui réduisirent M. Knightley au silence. Elle étaitfort gaie et eut volontiers prolongé la conversation, afin deconnaître tous les détails qui avaient motivé les soupçons de soninterlocuteur ; mais celui-ci ne se sentait pas lesdispositions voulues pour ce dialogue. Il se rendait compte qu’ilne pouvait rien et il était trop irrité pour parler. À la vue dufeu qu’on allumait, chaque soir, pour M. Woodhouse, il se hâtade prendre congé avec le désir de retrouver la fraîcheur et lasolitude de Donwell-Abbey.

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