Emma

Chapitre 47

 

Jusqu’au moment où elle se sentit menacée deperdre la priorité dans les affections de M. Knightley, Emmane s’était jamais rendu compte combien il importait à son bonheurde la conserver. Elle savait pourtant ne pas mériter la préférencequ’il lui témoignait depuis des années ; elle avait souventété peu amicale, repoussant les conseils qu’il lui donnait etsouvent même le contredisant exprès, se querellant avec lui contretoute raison. Néanmoins il ne s’était jamais lassé de veiller surelle et de s’efforcer de la rendre meilleure. Malgré tous sesdéfauts, elle savait lui être chère, elle n’osait plus dire :très chère ? De toute façon, il ne se mêlait aucun aveuglementà l’affection que M. Knightley avait pour elle : combienil s’était montré choqué de la moquerie à l’adresse deMlle Bates ! Ces reproches étaient justifiés,mais ne pouvaient provenir que d’un sentiment d’affectueux intérêtet non d’une tendresse passionnée. Elle ne nourrissait doncpersonnellement aucun espoir d’être aimée, mais, par moment, ellese prenait à espérer qu’Henriette s’était illusionnée surl’affection de M. Knightley à son égard. Elle le souhaitait,non seulement pour elle-même, mais pour lui : elle souhaitaitseulement qu’il demeurât célibataire toute sa vie, si rien n’étaitchangé pour son père ni pour elle, si Donwell et Hartfieldconservaient leurs relations d’amitié et de confiance, elleretrouverait la paix.

Emma ne doutait pas qu’une fois en présence deM. Knightley et d’Henriette elle ne fût à même de se rendrecompte de la situation exacte. Elle pensait en avoir l’occasionavant peu : on attendait en effet M. Knightley de jour enjour. Dans l’intervalle, elle résolut de ne pas voir Henriette. Enconséquence, elle lui écrivit amicalement, mais fermement, pour laprier de ne pas venir pour l’instant à Hartfield ; elle luidisait avoir la conviction que toute discussion confidentielle surun certain sujet devait être évitée ; dans ces conditions, ilétait préférable qu’elles ne se trouvassent pas en tête à têtependant quelques jours.

Emma terminait sa lettre, quand on introduisitMme Weston : celle-ci, qui venait de faire unevisite à sa future belle-fille, s’était arrêtée à Hartfield, avantde rentrer pour mettre Emma au courant de cette intéressanteentrevue. Emma était curieuse de savoir ce qui s’était passé, etelle écouta Mme Weston avec attention.

– Quand je me suis mise en route, ditMme Weston, j’étais un peu nerveuse ; pour mapart, j’aurais préféré écrire à Mlle Fairfax toutsimplement et remettre à plus tard cette visite de cérémonie ;je la jugeai inopportune tant que l’engagement devait être tenusecret ; il ne me semblait pas possible de faire une démarchede ce genre sans provoquer de commentaires ; maisM. Weston était extrêmement désireux de donner àMlle Fairfax et à sa famille un témoignage de sonapprobation : « Je suis d’avis, me dit-il, que notrevenue passera inaperçue et du reste, quand bien même il en seraitautrement, je n’y vois pas en vérité d’inconvénient. Ce genred’événement finit toujours par transpirer ! »

Emma sourit en pensant aux excellentes raisonsqu’avait M. Weston de parler ainsi.

– Finalement, repritMme Weston, nous sommes partis. Nous avons trouvétout le monde à la maison ; Jane était très confuse et n’a puprononcer une parole. La paisible satisfaction de la vieille dameet surtout l’enthousiasme délirant de Mlle Batesont apporté une diversion opportune. Après un échange defélicitations réciproques, j’ai pris prétexte de la récente maladiede Mlle Fairfax pour l’inviter à venir faire untour en voiture ; tout d’abord elle a refusé, mais sur mesinstances elle s’est laissée convaincre ; naturellement ellecommença par s’excuser d’avoir gardé le silence pendant notrevisite et elle m’exprima toute sa reconnaissance dans les meilleurstermes. J’ai pu l’amener ensuite, en l’encourageantaffectueusement, à me parler des différentes circonstances de sesfiançailles. Je suis convaincue qu’une conversation de ce genre adû être un grand soulagement pour Jane qui depuis si longtempsavait été forcée de se replier sur elle-même. Elle m’a dit combienelle a souffert pendant cette longue dissimulation ; ellemontre beaucoup d’énergie. Je me rappelle ses propresparoles : « Sans prétendre n’avoir pas éprouvé depuis mesfiançailles quelques moments de bonheur, à partir de ce jour jepuis affirmer que je n’ai jamais connu une heure depaix ! » Ses lèvres tremblaient, Emma, en parlant, et sonémotion m’a été au cœur.

– Pauvre fille, dit Emma, elle reconnaîtdonc avoir eu tort de consentir à engager secrètement safoi ?

– Tort ! Personne, je crois, ne peutla blâmer plus sévèrement qu’elle n’est disposée à se blâmerelle-même. « Mon erreur a eu pour résultat, a-t-elle ajouté,de me condamner à de perpétuels tourments, et c’est justice ;mais d’avoir été punie ne diminue pas ma faute. La souffrance n’estpas une expiation. Je serai toujours coupable. J’ai agicontrairement à toutes mes idées, et la tournure heureuse que leschoses ont prise, toutes les marques de bonté que je reçoisactuellement, j’ai conscience de ne pas les mériter. Ne croyez pas,Madame, qu’on ne m’ait pas donné de bons principes ; les amisqui m’ont élevée ne méritent aucun blâme ; toute laresponsabilité de mes actes m’incombe tout entière ; malgrél’atténuation que les événements paraissent apporter à ma conduite,je redoute encore aujourd’hui de mettre le colonel Campbell aucourant. »

– Pauvre fille, répéta Emma ; ellel’aime beaucoup, je suppose ; son amour avait paralysé sonjugement.

– Oui, je ne doute pas qu’elle soitextrêmement éprise.

– Je crains, dit Emma en soupirant,d’avoir souvent contribué à la rendre malheureuse.

– Vous agissiez, ma chérie, en touteinnocence ; mais il est probable qu’elle pensait à cettecirconstance quand elle a fait allusion au malentendu dont il nousavait déjà parlé de son côté. « Une des conséquencesnaturelles de l’erreur dans laquelle je m’étais fourvoyée, a-t-elleajouté, fut de me rendre déraisonnable ; consciente d’avoirmal agi, je vivais dans une perpétuelle inquiétude ; j’étaisdevenue capricieuse et irritable à un point qui a dû être, pourlui, pénible à supporter. Je ne tenais pas compte, ainsi quej’aurais dû le faire, de son caractère et de son heureuse vivacité,de cette gaîté, de cette disposition enjouée qui dans d’autrescirconstances m’eussent enchantée, comme elle m’avait enchantée audébut ». Elle a ensuite parlé de vous et de la grande bontéque vous lui ayez témoignée pendant sa maladie ; et enrougissant, elle m’a priée de vous remercier à la premièreoccasion : elle sent bien qu’elle n’a jamais reconnu, comme ilconvenait, les bons procédés dont vous avez usé envers elle.

– Ah ! Madame Weston, s’il fallaitfaire le compte du mal et du bien… Allons, allons, il faut toutoublier. Je vous remercie de m’avoir apporté ces intéressantsdétails. Jane Fairfax apparaît sous un jour tout à faitfavorable ; elle sera, j’espère, très heureuse. La fortuneest, fort à propos, du côté du jeune homme, car je crois que lemérite sera du côté de la jeune fille.

Une telle conclusion ne pouvait pas restersans réponse du côté de Mme Weston : celle-ciavait fort bonne opinion de Frank à tous les points de vue et, deplus, elle l’aimait beaucoup. Elle prit donc sa défense avecsincérité, mais elle ne put réussir à conserver l’attention d’Emma.La pensée de celle-ci était à Brunswick square ou à Donwell et ellen’écoutait pas.

Mme Weston dit, en manière deconclusion :

– Nous n’avons pas encore reçu la lettreque nous attendons avec tant d’impatience, mais elle ne tardera pasà arriver.

Emma répondit au hasard, sans se rappeler dequelle lettre il était question :

– Vous sentez-vous bien, Emma, ditMme Weston en partant.

– Oh ! parfaitement, ajouta-t-elledans l’espoir de réparer sa distraction, je suis toujours bien,vous savez. Ne manquez pas de me donner des nouvelles dès que vousrecevrez la lettre.

Emma trouva encore dans les confidences deMme Weston matière à amères réflexions : ellesaugmentèrent en effet son estime et sa compassion pourMlle Fairfax. « Combien je regrette,pensait-elle, de ne pas avoir cherché à la mieux connaître ;si j’avais suivi les conseils de M. Knightley et choisi JaneFairfax pour amie au lieu d’Henriette Smith, je n’aurais trèsprobablement connu aucune des souffrances qui m’accablentaujourd’hui. La naissance, les talents, l’éducation étaient destitres de recommandation que je n’aurais pas dû négliger. »Elle se rappelait avec chagrin ses abominables soupçons concernantun attachement coupable pour M. Dixon et, circonstanceaggravante, leur divulgation précisément à Frank Churchill.« Cette confidence a dû être pour Jane Fairfax une cause deperpétuel tourment, par suite de la légèreté de ce dernier. Jamaisnous n’avons dû être tous les trois réunis sans que mon attitude etcelle du jeune homme n’aient cruellement blessé Jane Fairfax ;c’est sans doute à la suite de notre conduite extravagante pendantl’excursion de Box Hill que la pauvre fille a pris la résolution dene pas s’exposer plus longtemps à cette torture ! »

La journée fut longue et mélancolique àHartfield. Le temps ajoutait encore à la tristesse : la pluiene cessait de tomber et on ne se serait pas cru au mois de juilletsi les arbres et les buissons n’avaient rendu témoignage àl’été ; la longueur du jour semblait ajouter encore, par uninterminable crépuscule, à la tristesse de ce désolantspectacle.

Le temps affectait M. Woodhouse, et pourréconforter son père, Emma dut faire appel à toutes ses ressources.Elle se rappelait leurpremier tête àtête, le jour du mariage de Mme Weston, mais cesoir-là, M. Knightley était entré peu après le thé et avaitdissipé la mélancolie. Hélas ! Bientôt peut-être les courtesvisites qui étaient la preuve de l’attraction exercée par Hartfieldiraient en s’espaçant ! Les prévisions pessimistes d’alors s’étaient réalisées :aucun de leurs amis ne les avait abandonnés ; plût au ciel queles mauvais présages actuels se dissipassent aussi ! SinonHartfield serait comparativement déserté ; elle resteraitseule pour égayer son père parmi les ruines de son propre bonheur.En effet l’enfant qui devait naître à Randalls serait pourMme Weston un nouveau lien qui l’attacherait à samaison, et Emma elle-même passerait au second plan. Frank Churchillne reviendrait plus parmi eux, et Mlle Fairfaxcesserait bientôt d’appartenir à Highbury : ils se marieraientet s’installeraient probablement à Enscombe. Si à ces défectionsvenait s’ajouter celle de M. Knightley, quels amis resteraientà leur portée ? La seule pensée que M. Knightley neviendrait plus passer sa soirée auprès d’eux, n’entrerait plus àtoutes les heures du jour, causait à Emma un véritable désespoir,et si Henriette devait être l’élue, la première, la bien-aimée,l’amie, la femme aux côtés de laquelle M. Knightley trouveraitla joie de l’existence, elle verrait s’ajouter à son chagrin leperpétuel regret d’avoir été, elle-même, l’artisan de sonmalheur.

Arrivée à ce point de ses réflexions, Emma nepouvait s’empêcher de sursauter ou de soupirer, ou même de se leverpour marcher de long en large. Sa seule consolation était dans lapensée des efforts qu’elle était résolue à faire ; elleespérait, quelle que fût la monotonie des années à venir, avoir aumoins la satisfaction de se sentir plus raisonnable et plusconsciente.

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