Emma

Chapitre 44

 

En entrant dans lesalon d’Hartfield, Emma trouva M. Knightley et Henriette assisavec son père. M. Knightley se leva aussitôt et dit d’un tonsérieux :

– Je n’ai pas voulu partir sans vousvoir, mais je n’ai pas le temps de prolonger ma visite : jevais à Londres passer quelques jours avec John et Isabelle.Avez-vous une communication dont je puisse me charger ou un messageà transmettre ?

– Non, merci. Mais voici un projet biensoudain !

– J’y pensais depuis quelque tempsdéjà.

Emma observait M. Knightley et, d’aprèsson attitude, elle jugeait qu’il n’avait pas pardonné ; ilrestait debout, prêt à partir.

– Eh bien ! Emma, intervintM. Woodhouse. Comment avez-vous trouvé mon excellente amie etsa fille ? Je suis sûr qu’elles ont été très touchées de votrevisite. Je crois vous l’avoir dit, Monsieur Knightley, ma chèreEmma arrive de chez Mme Bates : elle esttoujours si attentionnée !

Emma rougit à cet éloge immérité et, en mêmetemps, elle se tourna vers M. Knightley en souriant. L’effetfut instantané : il lut dans le regard de la jeune fille lessentiments de contrition et les bonnes intentions qui l’animaient.Emma fut heureuse d’être si bien comprise et plus encore de lamarque d’amitié qui suivit : il prit la main de la jeunefille, la serra et fut sur le point de la porter à seslèvres ; il s’arrêta pourtant et la laissa retomber. Elle neput s’expliquer pourquoi il avait eu ce scrupule, pourquoi il avaitchangé d’idée ; l’intention, toutefois, étaitindubitable ; Emma apprécia d’autant plus cette pensée que lesmanières de M. Knightley n’étaient d’ordinaire empreintesd’aucune galanterie. Un instant après, il prit congé : ilagissait toujours avec la vivacité d’un homme qui ne peut souffrirl’indécision, mais il parut, ce jour-là, apporter à son adieu unesoudaineté particulière. Emma regrettait de n’avoir pas quittéMlle Bates dix minutes plus tôt, car elle auraitbeaucoup aimé causer de Jane Fairfax avec M. Knightley.D’autre part, elle se réjouissait de la visite à Brunswick-Square,car elle savait combien Isabelle et son mari seraientheureux ; elle eût seulement préféré être avertie un peu àl’avance.

Dans l’espoir de distraire son père et de luifaire oublier le départ précipité de M. Knightley, Emmas’empressa de donner la nouvelle concernant Jane Fairfax : ladiversion eut un plein succès ; M. Woodhouse futintéressé sans être agité : il était accoutumé depuislongtemps à l’idée de voir Mlle Fairfax s’engagercomme gouvernante et il pouvait parler de cet exil avec sérénité,tandis que le départ inopiné de M. Knightley pour Londres luiavait porté un coup sensible.

– Je suis heureux, ma chère, répondit-il,d’apprendre que Jane a trouvé une bonne situation.Mme Elton est une aimable femme et ses amis sontsans doute très comme il faut. Savez-vous si le pays esthumide ? On aura grand soin, j’espère, de sa santé, ce devraitêtre, à mon avis, la préoccupation dominante. Nous avons toujoursagi ainsi pour la pauvre Mlle Taylor !

Le lendemain une nouvelle inattendue arriva deRichmond et tout le monde se trouva relégué au second plan ;un messager apporta une lettre qui annonçait la mort deMme Churchill : celle-ci n’avait vécu quetrente-six heures après le retour de son neveu ; une crisesoudaine l’avait emportée après une courte lutte. L’importanteMme Churchill n’était plus !

Des sentiments de sympathie s’éveillèrenttardivement pour la défunte. Mme Churchill setrouvait du reste réhabilitée à un certain point de vue ; elleavait passé toute sa vie pour une malade imaginaire, maisl’événement s’était chargé de la justifier. Les diverses oraisonsfunèbres s’inspiraient du même thème.

Pauvre Mme Churchill !Elle avait sans doute beaucoup souffert et la souffrancecontinuelle aigrit le caractère. Que deviendrait M. Churchillsans elle ? Malgré les défauts de sa femme, ce serait pour luiune grande perte.

M. Weston prit un air solennel etdit : – Ah ! pauvre femme ! Je ne m’attendais pas àune fin aussi prématurée !

Il décida que toute la famille prendrait undeuil sévère. Mme Weston soupirait en s’occupant deson voile de crêpe.

De courtes lettres de Frank arrivèrent àRandalls, donnant les nouvelles essentielles :M. Churchill était mieux qu’on aurait pu l’espérer et leurpremière étape sur la route du Yorkshire, où devaient avoir lieules funérailles, serait Windsor. M. Churchill avait décidé des’arrêter chez un très vieil ami auquel il promettait une visitedepuis dix ans !

Emma après avoir très correctement exprimé dessentiments de condoléance appropriés, se laissa de nouveau absorberpar sa préoccupation dominante qui était de témoigner à JaneFairfax son intérêt, et sa considération ; elle avait unregret constant d’avoir si longtemps négligé la jeune fille ets’ingéniait à donner la preuve de sa bonne volonté actuelle. Ellerésolut de lui demander de venir passer une journée à Hartfield etlui écrivit d’une façon pressante dans ce sens. L’invitation futrefusée par un message verbal : Mlle Fairfaxs’excusait de ne pas répondre pour remercier, mais son état ne luipermettait pas de prendre la plume.

Ce matin là, M. Perry vint à Hartfield etil parla à Emma de la malade qu’il avait vue la veille :

– Mlle Fairfax, dit-il,souffre de douleurs de tête et d’une fièvre nerveuse d’un degréaigu et je doute qu’elle puisse se rendre à l’époque fixée chezMme Smallridge. Sa santé est complètementdérangée ; l’appétit est nul et, bien qu’il n’y ait aucunsymptôme alarmant du côté de la poitrine, je suis tourmenté à sonsujet. Elle a, je crois, accepté une charge au-dessus de ses forceset peut-être s’en rend-elle compte, tout en ne voulant pasl’avouer. Elle est complètement abattue. Elle vit actuellement dansun milieu contre indiqué pour une maladie de ce genre ; ellereste confinée dans la même chambre et son excellente tante – unetrès vieille amie à moi – n’est pas, il faut le reconnaître, unegarde-malade adaptée ; les soins dont on l’accable procurent,je crains, à Mlle Fairfax plus de fatigue que deconfort !

Emma, en écoutant M. Perry, sentit sapitié augmenter et chercha le moyen d’être utile à la jeunefille ; elle pensa que le mieux serait de la soustrairemomentanément à la compagnie de sa tante et de lui procurer unchangement d’air ; dans ce but, le lendemain matin, elleécrivit de nouveau à Jane Fairfax dans les termes les plus amicauxpour lui dire qu’elle comptait passer la prendre en voiture :« Veuillez, ajoutait-elle, fixer l’heure vous-même ; j’ail’approbation de M. Perry : celui-ci juge qu’unepromenade en voiture fera du bien à sa malade. »

La réponse suivit, brève etimpersonnelle : « Mlle Fairfax présenteses compliments à Mlle Woodhouse, elle la remercieet regrette de ne pas se sentir assez bien pour prendre le moindreexercice. »

Emma tout en se rendant compte que sa lettreaurait mérité mieux, ne prit pas offense de cette nouvellemanifestation de nervosité et elle se proposa de surmonter unerépugnance aussi anormale à être aidée et distraite. Malgré laréponse négative, elle commanda la voiture et se fit conduire chezMlle Bates, dans l’espoir que Jane se laisseraitpersuader. Mlle Bates descendit parler à Emma à laportière de la voiture, elle se répandit en remerciements pour uneattention aussi flatteuse et demeura d’accord avecMlle Woodhouse sur l’opportunité d’une promenadesans fatigue : tout fut essayé pour amenerMlle Fairfax à changer d’avis, mais en vain !Au moment où Emma allait exprimer le désir d’être au moins admise àvoir Mlle Fairfax, Mlle Bateslaissa échapper qu’elle avait promis à sa nièce de ne laissermonter Mlle Woodhouse sous aucun prétexte. « Àla vérité, la pauvre Jane ne peut supporter aucune visite –toutefois Mme Elton a tellement insisté,Mme Perry et Mme Cole ont manifestétant d’intérêt, qu’elles n’ont pu être tenues à l’écart, – mais, àl’exception de ces dames, Jane ne consent à recevoirpersonne. »

Emma ne se formalisa pas en constatant qu’ellen’était pas portée sur la liste des privilégiées et ne formula passon souhait, ne voulant à aucun prix se montrer indiscrète, àl’instar de Mme Elton. Elle se contenta des’informer de l’appétit et du régime de la malade,Mlle Bates était particulièrement tourmentée à cesujet. « M. Perry, répondit-elle, recommande unenourriture fortifiante, mais Jane ne veut pas manger ; rien dece qu’on lui offre (et nos voisins rivalisent pourtant deprévenances) ne lui fait envie. »

Une fois de retour à Hartfield, Emma fitappeler la femme de charge pour examiner les provisions et un sacd’arrow root de qualité supérieure fut immédiatement envoyé chezMme Bates avec un billet très affectueux.

Au bout d’une demi-heure, le messagerrevenait, rapportant le paquet et une lettre deMlle Bates : « celle-ci était infinimenttouchée, mais la chère Jane tenait absolument à ce que le sac fûtretourné : son estomac ne pouvait supporter l’arrowroot ».

Par la suite, Emma apprit que Jane Fairfaxavait été aperçue se promenant dans les champs le jour même où elleavait si péremptoirement refusé de sortir en voiture avec elle,sous prétexte de faiblesse. Il n’y avait plus moyen dedouter : Jane était résolue à repousser toute espèced’avances. Elle se sentit mortifiée d’être traitée à ce point enétrangère, mais elle avait conscience d’avoir fait tout sonpossible pour venir en aide à Jane Fairfax : siM. Knightley avait pu lire dans son cœur, il n’aurait trouvéaucun reproche à lui faire.

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