Emma

Chapitre 25

 

L’opinion d’Emma sur Frank Churchill se trouvaquelque peu modifiée le lendemain : M. etMme Weston vinrent faire une visite à Hartfield etelle apprit d’eux que le jeune homme était allé à Londres pour sefaire couper les cheveux : il avait été pris d’une frénésiesoudaine pendant le déjeuner et, ayant commandé une voiture,s’était mis en route avec l’intention de rentrer à l’heure dudîner. Sans doute, cette expédition était en soi assezinoffensive ; mais il s’y mêlait une préoccupation ridicule etenfantine qu’Emma ne pouvait approuver ; cette manière d’agircontrastait singulièrement avec la raison que Frank Churchillmettait dans ses discours, la modération qu’il affectait dans sesgoûts et aussi les sentiments désintéressés qu’il professait. Lavanité, l’extravagance, l’amour du changement, l’indifférence pourl’opinion des autres, tels étaient les caractéristiques qu’Emmadiscernait maintenant en lui. M. Weston, tout en traitant sonfils de sot, trouvait, en somme, cette équipée assezamusante ; Mme Weston, au contraire, nel’approuvait nullement : elle passa très légèrement sur lefait et se contenta de dire que les jeunes gens ont tous deslubies ; mais, ce point mis à part, elle fit l’éloge de sonbeau-fils dans les termes les plus propres à corriger la mauvaiseimpression de l’instant présent.

– Il se montre plein d’attentions et faitpreuve d’un aimable caractère ; je ne puis rien trouver àredire aux idées du jeune homme, lesquelles, sur beaucoup depoints, méritent même une complète approbation : il sembleavoir une véritable affection pour son oncle qui serait, dit-il, lemeilleur des hommes s’il ne se laissait pas influencer ; ilreconnaît la bonté dont sa tante fait preuve à son égard et parled’elle avec respect.

M. Weston, à son tour, s’efforça de faireapparaître son fils sous un meilleur jour.

– Frank vous trouve très belle, dit-il,et vous admire à tous les points de vue.

Tout l’ensemble était plein de promesses et,sans cette malheureuse fantaisie de la coupe de cheveux, Emmaaurait jugé Frank Churchill tout à fait digne de l’honneur que sonimagination lui faisait en le supposant amoureux d’elle ou du moinssur le point de le devenir. Sa propre indifférence (car ellepersistait à ne pas vouloir se marier) était sans doute leprincipal obstacle aux projets matrimoniaux de ses amis deRandalls.

Peu après l’arrivée de M. et deMme Weston, on apporta une lettre à Emma ;c’était une invitation à dîner de la part de M. et deMme Cole : ces derniers étaient établis àHighbury depuis plusieurs années et ils étaient à la tête d’uneimportante maison de commerce. Tout le monde s’accordait à lesconsidérer comme d’excellentes gens, obligeants, généreux et sansprétention. Au début, ils avaient vécu sur le pied d’une largeaisance, limitant leur hospitalité à quelques amis. Leurs affairesayant prospéré et leurs moyens s’étant considérablement accrus, ilséprouvèrent bientôt le besoin d’être logés plus grandement etd’étendre leurs relations ; ils ajoutèrent une aile à leurmaison, augmentèrent le nombre de leurs domestiques et enflèrentleurs dépenses en général ; ils étaient maintenant, après leschâtelains d’Hartfield, ceux qui menaient le plus grand train devie.

La somptueuse décoration de leur nouvellesalle à manger faisait prévoir qu’ils se préparaient à donner desdîners ; déjà plusieurs célibataires avaient été conviés. Emmane pouvait approuver ces velléités ambitieuses :s’étendraient-elles aux premières familles du pays ? Pour sapart, elle était bien décidée à repousser toute avance et elleregrettait que les habitudes bien connues de son pèren’enlevassent, le cas échéant, une grande signification à cerefus ; sans doute, les Cole étaient très respectables, maisil convenait de leur montrer qu’il ne leur appartenait pas demodifier les termes de leurs relations avec les familles occupantun rang social supérieur au leur. La leçon serait malheureusementincomplète : elle avait peu d’espoir en la fermeté deM. Knightley, aucun en celle de M. Weston.

Emma avait pris position si longtemps àl’avance que le moment venu, ses dispositions s’étaientconsidérablement modifiées : elle n’était plus bien sûremaintenant de ne pas désirer l’invitation qu’elle redoutait un moisauparavant, mais elle n’avait pas la faculté d’option : lesWeston et M. Knightley devaient, en effet, dîner le mardisuivant chez les Cole et ni M. Woodhouse ni sa fille n’avaientété priés. Au cours de leur promenade de la veille, Frank Churchillavait manifesté son désappointement en apprenant queMlle Woodhouse ne serait pas au nombre desconvives. Emma trouvait insuffisante l’explication donnée parMme Weston : « Ils ne prendront sansdoute pas la liberté de vous inviter, sachant que vous ne dînezjamais en ville. » Le splendide isolement auquel sa grandeurla condamnait lui pesait singulièrement.

Ce fut donc sans déplaisir qu’Emma pritconnaissance de la lettre de Mme Cole ; aprèsavoir mis M. et Mme Weston au courant, elleajouta : « Naturellement, nous ne pouvonsaccepter », mais en même temps elle s’empressa de leurdemander avis : ils furent tous deux nettement favorables àl’acceptation.

Après quelques objections de pure forme, Emmane cacha pas qu’elle était touchée des égards témoignés à son pèreet du tact avec lequel la demande était formulée : « Ilsauraient déjà sollicité l’honneur de les recevoir, mais ils avaientattendu l’arrivée d’un paravent commandé à Londres : ilsespéraient maintenant être en mesure d’éviter à M. Woodhousetoute espèce de courant d’air. » Finalement, elle se renditaux moyens de concilier l’absence d’Emma avec le confort deM. Woodhouse : il fut convenu qu’à défaut deMme Bates on prierait Mme Goddardde tenir dîner à Hartfield ce soir là. Emma ne désirait pas, eneffet, que son père acceptât personnellement ; les heures nepouvaient lui convenir et l’assemblée serait trop nombreuse. Ilrestait à lui faire envisager la possibilité de se séparer de safille pendant une soirée : il s’y résigna sans trop dedifficultés.

– Je n’aime pas dîner en ville, dit-il,ni Emma non plus. À mon avis, il aurait beaucoup mieux valu queM. et Mme Cole fussent venus prendre le théavec nous, un après-midi pendant la belle saison, en choisissantl’heure de la promenade, il leur eût été facile de rentrer avantl’humidité de soir : je ne voudrais exposer personne auxbrouillards d’été ! Néanmoins, puisqu’ils désirent tant avoirEmma à dîner, je ne veux pas m’y opposer, à condition, toutefois,que le temps ne soit ni humide ni froid et que le vent ne soufflepas.

Se tournant alors versMme Weston avec un air de reproche, ilajouta :

– Ah ! Mademoiselle Taylor, si vousne vous étiez pas mariée, vous m’auriez tenu compagnie cesoir-là !

– Eh bien ! Monsieur, ditM. Weston, puisque je suis responsable de l’enlèvement deMlle Taylor, je m’efforcerai de lui trouver uneremplaçante : j’irai à l’instant chezMme Goddard, si vous le désirez.

La seule idée qu’on pût tenter une démarcheaussi précipitée eut pour effet d’accroître l’agitation deM. Woodhouse. Emma et Mme Weston déclinèrentaussitôt cette offre et firent des propositions plus acceptables,M. Woodhouse se remit rapidement et reprit :

– Je serai heureux de voirMme Goddard et je ne vois pas de difficulté à cequ’Emma écrive pour l’inviter. James pourrait porter la lettre.Mais, avant tout, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, il fautrépondre aux Cole. Vous transmettrez mes excuses, ma chère, avectoute la politesse voulue. Vous ferez allusion à mon état de santéqui ne me permet pas d’accepter leur aimable invitation ;naturellement vous commencerez par présenter mes compliments. Dureste, les recommandations sont inutiles : vous vousexprimerez, sans aucun doute, avec une correction parfaite. Il nefaut pas oublier d’avertir James ; avec lui je n’aurai pasd’inquiétude à votre sujet, bien que nous n’ayions jamais été chezles Cole depuis l’ouverture de la nouvelle route ; il seraprudent de lui donner l’ordre de venir vous prendre de bonneheure ; je suis sûr qu’une fois le thé servi vous serezfatiguée.

– Pourtant, papa, vous ne voudriez pasque je m’en aille avant de me sentir lasse ?

– Non certainement, ma chérie, mais vousne tarderez pas à éprouver le désir de rentrer ! l’assembléesera nombreuse, tout le monde parlera à la fois et vous n’aimez pasle bruit.

– Mais, mon cher monsieur, ditM. Weston, si Emma se retire ce sera le signal du départgénéral.

– Je n’y vois aucun inconvénient, repritM. Woodhouse, le plus tôt les réunions mondaines prennent finc’est le mieux.

– Ne conviendrait-il pas de songer aussiaux maîtres de maison, répondit M. Weston ; partirimmédiatement après le thé, ce serait leur faire un affront. Vousne voudriez pas, Monsieur, désappointer les Cole à ce point :de braves et excellentes gens qui sont vos voisins depuis dixans !

– Non pour rien au monde, monsieurWeston, et je vous remercie de m’avoir averti. Je seraisextrêmement fâché de causer le moindre chagrin aux Cole. Je lestiens en grande estime ; Perry m’a dit que M. Cole neprenait jamais de liqueur. Ma chère Emma, plutôt que d’offenserM. ou Mme Cole, vous pourriez peut-être vousimposer l’effort de prolonger votre veille. Du reste vous serezentourée d’amis et ils vous feront oublier la fatigue.

– Pour ma part, papa, je n’aurais aucunscrupule à rester tard, si je n’avais la préoccupation de voussavoir seul. Tant que vous aurez la compagnie deMme Goddard je serai parfaitement tranquille survotre compte : vous aimez jouer au piquet l’un etl’autre ; mais je crains que vous ne demeuriez en bas, aprèsson départ, au lieu d’aller vous coucher à votre heurehabituelle ; cette idée me gâterait complètement masoirée ; promettez-moi de ne pas veiller.

Il y consentit en échange d’autrespromesses : elle dut s’engager à bien se chauffer avant demonter se coucher et à manger si elle avait faim ; se femme dechambre l’attendrait bien entendu ; Serge et le domestiqueauraient mission de s’assurer de la fermeture des portes et ducouvre-feu général.

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