Emma

Chapitre 48

 

Le temps continua à être mauvais jusqu’aulendemain matin, mais dans l’après-midi le soleil s’éclaircit,M. Perry arriva après déjeuner, disposé à tenir compagnie àM. Woodhouse pendant une heure et Emma en profita pour sortiraussitôt. Elle espérait trouver quelque soulagement en contemplantl’aspect triomphal de la nature après l’orage : la végétationexhalait une senteur pénétrante et tout semblait revêtir une grâcenouvelle. En arrivant à l’extrémité du jardin, elle aperçutM. Knightley qui venait à sa rencontre. Emma fut d’autant plussurprise qu’elle le croyait encore à Londres et elle eut à peine letemps de se composer un visage. Ils se saluèrent avec un peud’embarras. Elle s’informa de leurs parents communs.

– Tout le monde va bien.

– Quand les avez-vous quittés ?

– Ce matin même.

– Vous avez dû être mouillé enchemin ?

– Oui.

Il manifesta l’intention de l’accompagner danssa promenade.

Emma remarqua de suite l’air préoccupé de soncompagnon : elle eut l’idée qu’il avait parlé à son frère deses projets ; il était sans doute affecté de n’avoir pasrencontré l’approbation de celui-ci. Ils marchèrent ensemblesilencieusement. Il jetait de temps en temps un regard du côté dela jeune fille dont il cherchait à observer le visage. Emma trouvadans ce manège une nouvelle raison d’inquiétude ; il avaitpeut-être l’intention de lui parler de son attachement pourHenriette, et il attendait un mot d’encouragement. Elle ne sesentit pas la force de provoquer une confidence de ce genre.Néanmoins ne pouvant supporter un silence qui était si peu dans leshabitudes de M. Knightley, après un instant d’hésitation elledit :

– Vous allez trouver des nouvelles quivous surprendront.

– Vraiment, reprit-il tranquillement enla dévisageant, et de quelle nature ?

– Des nouvelles couleurs de rose ;il s’agit d’un mariage.

Il reprit, après s’être assuré qu’elle nespécifiait pas :

– S’il s’agit deMlle Fairfax et de Frank Churchill, je suis aucourant.

– Comment est-ce possible ? dit Emmaen se tournant vivement vers lui les joues empourprées ; ellevenait de penser : serait-il passé chezMme Goddard avant de venir ?

– J’ai reçu ce matin une lettre deM. Weston, concernant les affaires de la paroisse ; et àla fin il me donnait un bref récit de ce qui s’était passé.

Emma respira et put ajouter avec un peu plusde calme :

– Vous avez probablement été moinssurpris qu’aucun de nous car vous aviez des soupçons. Je merappelle que vous avez, une fois, essayé de me mettre sur mesgardes. Je regrette de ne vous avoir pas écouté, mais,ajouta-t-elle avec un soupir : j’étais sans doute condamnée àêtre aveugle jusqu’au bout !

Ils restèrent silencieux l’un et l’autrependant quelques instants et elle ne se rendit pas compte d’avoiréveillé chez lui un intérêt particulier quand, soudain, elle sentitle bras de M. Knightley passé sous le sien : en mêmetemps ce dernier dit à voix basse, d’un ton de profondesympathie :

– Le temps, ma chère Emma, cicatriseracette blessure. Votre propre bon sens, les efforts que vous ferezpar égard pour votre père vous soutiendront, je le sais. Lessentiments de l’amitié la plus chaude… Vous ne doutez pas de monindignation, cet abominable coquin ! et élevant la voix ilajouta : Il sera bientôt parti. Ils iront en Yorkshire. Jesuis fâché pour Jane, elle méritait un meilleur sort.

Emma comprit ; et dès qu’elle fut revenuede l’émotion agréable, provoquée par une si tendre commisération,elle reprit :

– Vous êtes bien bon, mais vous voustrompez et il faut que je remette les choses au point. Je n’ai pasbesoin de ce genre de compassion. Mon aveuglement m’a conduite àagir à leur égard d’une façon dont je serai toujours honteuse, maisje n’ai aucune raison de regretter de n’avoir pas été mise plus tôtdans le secret.

– Emma, dit-il avec émotion, est-cepossible ? Puis se ravisant : Non, non, je vouscomprends, pardonnez-moi ; néanmoins je suis heureux que vouspuissiez parler de cette façon. Il ne mérite pas d’être regretté etavant longtemps j’espère, vous éprouverez véritablement lessentiments que vous exprimez aujourd’hui par raison. Je n’ai jamaispu, je l’avoue m’assurer d’après vos manières du degréd’attachement que vous ressentiez.

– M. Knightley, reprit Emma ens’efforçant de sourire, je me trouve dans une positionembarrassante : je ne puis vous laisser dans votre erreur etpourtant puisque mes manières ont prêté à cette interprétation,j’éprouve autant de honte en confessant que je n’ai jamais étéattachée à la personne en question qu’une femme en ressentgénéralement à faire l’aveu contraire. Mais c’est la vérité.

Il l’écouta avec attention et ne réponditrien. Emma, jugea que de plus amples explications étaient sansdoute nécessaires et bien qu’il fût pénible de se montrer sous unjour si défavorable, elle continua :

– Je n’ai pas grand’chose à dire pour madéfense. J’ai agréé ses hommages, sans l’encourager formellement.C’est une vieille histoire, un cas très ordinaire dans lequel sesont trouvées des centaines de femmes ; mais moi qui aitoujours eu des prétentions à la sagacité, je suis particulièrementcoupable. Diverses circonstances favorisèrent la tentation :il venait continuellement à la maison, c’était le fils deM. Weston, il ne me déplaisait pas. Pour tout dire, ma vanitéétait flattée et j’ai permis qu’il me fît la cour. Depuis longtempsdu reste je n’attachais aucune importance à ses attentions ;je les considérais comme une habitude et je ne les prenais pas ausérieux. Il s’était imposé à moi, mais il n’a jamais touché moncœur. Et maintenant je m’explique sa conduite : il n’a jamaischerché à se faire aimer ; il se servait simplement de moipour cacher ses desseins véritables ; son but était de trompertout le monde et personne à coup sûr ne s’est laissé prendre à sonmanège avec plus de naïveté que moi. Mais si j’ai joué avec le feu,j’ai eu la bonne fortune de ne pas me brûler.

Il garde le silence quelques instants, parutréfléchir et répondit enfin de son ton habituel :

– Je n’ai jamais eu haute opinion deFrank Churchill, mais il est possible que je l’aie mal jugé :nos relations ont été très superficielles. Dans tous les cas, il sepeut qu’il s’amende. Avec une telle femme on est en droit de toutespérer. À cause d’elle dont le bonheur dépend de la conduite et dela valeur morale du jeune homme, je suis disposé à lui faire créditpour l’avenir.

– Je ne doute pas qu’ils soient heureux,dit Emma ; je crois qu’ils sont sincèrement attachés l’un àl’autre.

– C’est un homme chanceux, reprit-il avecénergie. Si tôt dans la vie, à vingt-trois ans, à un âge où si l’onchoisit une femme on choisit généralement mal, il est aimé de cettecharmante créature ! Que d’années de félicité, d’après lesprévisions normales, Frank Churchill a devant lui. La fortune asingulièrement favorisé ce jeune homme, il fait connaissance d’unejeune fille à Weymouth, gagne son affection, la conserve malgré salégèreté et sa négligence ; et il se trouve que si sa familleavait cherché une femme parfaite de par le monde, elle n’aurait putrouver mieux. Sa tante le gênait ; elle meurt. Il n’a qu’àparler et ses amis sont anxieux d’assurer son bonheur. Il s’est malcomporté avec tous, et tout le monde est enchanté de lui pardonner.En vérité, c’est un homme chanceux.

– Vous parlez comme si vous lui portiezenvie ?

– En effet, Emma, à un certain point devue, je l’envie !

Emma eut impression que M. Knightley sedisposait à faire allusion à Henriette et dans l’espoir d’éviter cesujet, elle ne fit aucun commentaire touchant cet aveu : ellese préparait à réclamer des détails sur les enfants d’Isabelle,mais M. Knightley ne lui en laissa pas le temps et ilreprit :

– Vous êtes décidée, je vois, à netémoigner aucune curiosité, à ne pas m’interroger : vous êtessage, mais je ne puis pas l’être. Je vais vous avouer, Emma, ce quevous ne voulez pas me demander, et peut-être dans un instantregretterai-je d’avoir parlé ?

– Oh ! dans ce cas, ne dites rien,répondit-elle vivement. Prenez votre temps pour réfléchir ; nevous compromettez pas.

– Merci, répondit-il d’un ton gravementoffensé et il se tut.

Emma ne pouvait supporter l’idée de fairesouffrir M. Knightley ; celui-ci désirait évidemment seconfier à elle, peut-être la consulter : quoiqu’il lui encoutât, elle l’écouterait et l’aiderait, le cas échéant à prendreune décision dans un sens ou dans l’autre.

– Vous rentrez, je suppose, dit-il d’unair accablé.

– Non, reprit Emma, j’aimerais bienmarcher encore un peu : M. Perry n’est pas parti. Aprèsavoir fait quelques pas, elle ajouta : « Je vous aiarrêté à l’instant, d’une manière un peu brusque,M. Knightley, j’ai peur de vous avoir froissé. Si vous avez ledésir de me parler franchement, comme à une amie, ou de me demandermon avis sur un projet, vous pouvez disposer de moi. Je vousdonnerai mon opinion sincère.

– Comme à une amie ? repritM. Knightley, non, je n’en ai pas le désir. Attendez… j’ai ététrop loin déjà pour reculer. J’accepte votre offre, Emma ;c’est en ma qualité d’ami que je vous pose cette question :dites-moi la vérité. M’est-il permis d’espérer qu’unjour… ?

Il s’arrêta, dans son anxiété de recevoir uneréponse, et reprit aussitôt :

– Ma bien chère Emma, quel que soit lerésultat de cette conversation, vous resterez toujours mon Emmabien-aimée. Répondez-moi : dites non, si cela doit êtrenon.

La surprise empêchait Emma de parler.

– Vous vous taisez, dit-il avecanimation, vous gardez le silence ! Pour le moment, je n’endemande pas davantage.

Emma était sur le point de succomber àl’émotion. La crainte de s’éveiller d’un rêve aussi délicieuxdominait encore en elle. Il continua :

– Je ne sais pas faire de discours, Emma,dit-il ; si je vous aimais moins, peut-être pourrais-je parlerplus. Mais vous me connaissez : vous n’avez jamais entendu demoi que la vérité ; je vous ai souvent fait des reproches etvous m’avez écouté avec patience. Supportez encore une fois, machère Emma, l’expression de la vérité. J’ai toujours été unamoureux bien froid, mais vous m’avez compris, j’espère. Je nedemande maintenant qu’à entendre de nouveau votre voix.

Pendant qu’il parlait, Emma eut la révélationde la réalité : les espérances d’Henriette n’avaient aucunebase ; Henriette n’était rien et elle-même était tout pourM. Knightley. Bien heureusement le secret d’Henriette ne luiétait pas échappé et elle était bien résolue à ce qu’il restâttoujours ignoré. C’était le seul service qu’elle pût rendredésormais à sa pauvre amie. Emma avait maintenant retrouvé sonsang-froid. Elle leva les yeux vers son compagnon et parla enfin àson tour. Que dit-elle ? Bien entendu, exactement ce qu’ilfallait dire. Dans ces circonstances une femme trouve toujours laréponse appropriée ; elle lui laissa entendre qu’il n’y avaitaucune raison de désespérer, bien au contraire.

Emma se rendait bien compte que son injonctionformelle de garder le silence avait dû enlever tout espoir à soninterlocuteur ; d’autre part un aussi brusque changement deton n’était pas naturel, mais M. Knightley eut la bonne grâcede ne demander aucune explication. Le malentendu qui avait présidéà leur conversation était du reste tout superficiel : lesparoles étaient susceptibles d’une double interprétation, mais lessentiments conservaient toute leur sincérité :M. Knightley ne pouvait pas prêter à Emma une plus tendreaffection ni des dispositions meilleures à son égard. En vérité, ilavait toujours été ignorant de sa propre influence ; il étaitvenu pour voir comment elle supportait la nouvelle des fiançaillesde M. Frank Churchill, sans aucun but égoïste ; ildésirait seulement, si elle lui en donnait l’occasion, lui direquelques paroles de consolation et de réconfort ; l’aveu deses véritables sentiments avait été spontané et provoqué parl’attitude d’Emma.

Dès le début de leur entretien, la fermeassurance qu’elle lui avait donnée de sa complète indifférence àl’égard de Frank Churchill lui avait fait espérer de pouvoir unjour se faire aimer lui-même, mais il ne songeait qu’à l’avenir. Laréalité lui causa une surprise délicieuse : il avait déjàgagné l’affection qu’il aspirait à conquérir ! Dans l’espaced’une demi-heure, ils étaient passés l’un et l’autre du désespoir àun état de parfaite béatitude. M. Knightley avait commencé àêtre amoureux d’Emma et jaloux de Frank Churchill à peu près à lamême époque, le second sentiment l’ayant sans doute éclairé sur lepremier.

À la suite de l’excursion de Box Hill, ilrésolut de partir afin de ne plus être témoin d’attentions etd’encouragements de ce genre. Il voulait essayer de devenirindifférent, mais il avait mal choisi le lieu de sa retraite :le bonheur domestique s’épanouissait dans la maison de sonfrère ; la femme y tenait un trop beau rôle et la cure s’étaitrévélée peu efficace. Cependant ce fut seulement quand il connut leroman de Jane Fairfax, qu’il se décida à revenir. Il se réjouitsans arrière-pensée, car il jugeait Frank Churchill indigned’Emma ; son anxiété et sa sollicitude pour celle-ci lui avaitconseillé un départ immédiat. Il se mit en route, à cheval, par lapluie et, dès le déjeuner, se rendit à Hartfield. Il avait trouvéEmma agitée et déprimée : Frank Churchill était unmisérable ! Il l’entendit ensuite déclarer n’avoir jamais aiméce jeune homme : son humeur était aussitôt adoucie et unepaternelle indulgence pour les erreurs de Frank Churchill remplaçason intransigeance antérieure. Lorsqu’il reprit le chemin de lamaison, M. Knightley, tout en marchant, tenait Emma par lamain et il savait qu’elle était sienne ; il aurait, à cetinstant – si sa pensée avait pu s’arrêter sur Frank Churchill –porté sur lui un jugement bienveillant !

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