Emma

Chapitre 13

 

Pendant ce court séjour à Hartfield,Mme Jean Knightley fut parfaitement heureuse ;elle sortait chaque matin après déjeuner avec ses cinq enfants pourrendre visite à d’anciens amis et le soir elle causait avec sonpère et sa sœur de tout ce qu’elle avait fait dans la journée. Ellene désirait rien d’autre sinon que les jours ne s’écoulassent passi vite. Ce fut une visite délicieuse, parfaite, peut-être à causede sa brièveté même.

Les soirées avaient été d’un commun accordréservées à la famille ; pourtant il n’y eut pas moyend’éviter un dîner en ville, malgré la saison. M. Weston nevoulut pas entendre parler d’un refus à l’invitation qu’il venaitfaire : ils étaient tous priés de venir dîner à Randalls unjour de leur choix. M. Woodhouse lui-même, plutôt que des’exposer à une division de leur petit groupe, finit par envisagerla possibilité de ce déplacement ; il aurait bien voulusuggérer des difficultés sur la manière de se rendre à Randalls,mais comme la voiture et les chevaux de son gendre étaient pour lemoment à Hartfield, il fut forcé de reconnaître que rien ne seraitplus facile et qu’on pourrait même trouver une place dans une desvoitures pour Harriet.

Harriet, M. Elton et M. Knightleyfurent seuls appelés à les rencontrer ; on devait se retirerde bonne heure, afin de complaire à M. Woodhouse, dont lesgoûts avaient été consultés en tout. La veille de ce grandévénement, Harriet était venue passer la soirée à Hartfield ;elle avait pris froid dans la journée et était si souffrante que sielle n’avait pas clairement exprimé le désir d’être soignée parMme Goddard, Emma ne l’eût jamais laissée partirdans cet état. Le lendemain, elle alla la voir : Harriet avaitla fièvre et un fort mal de gorge ;Mme Goddard l’entourait de soins et d’affection, eton parla d’avertir M. Perry, Harriet était trop faible pouressayer de se persuader qu’elle serait assez bien pour sortir lesoir ; elle ne pouvait que pleurer en songeant à cedésappointement. Emma resta auprès d’elle aussi longtemps qu’ellele put et la soigna pendant les absences inévitables deMme Goddard ; elle lui rendit courage en luireprésentant combien M. Elton serait affecté quand ilapprendrait son état ; elle la quitta un peu remontée à lapensée des regrets que son absence provoquerait.

En sortant, à quelques mètres de la grille,Emma rencontra M. Elton qui venait chezMme Goddard ; « il allait précisément,lui dit-il, prendre des nouvelles de la malade et il comptait lestransmettre à Hartfield » ; pendant qu’ils causaient ilsfurent rejoints par M. Jean Knightley et ses fils, quirevenaient de faire leur visite quotidienne à Donwell ; lesdeux garçons avaient une mine resplendissante à la suite de leurmarche rapide et paraissaient devoir faire honneur au rôti demouton et au pudding au riz vers lesquels ils se hâtaient. Ilscontinuèrent leur route tous ensemble. Emma était en train dedécrire la nature de l’indisposition de son amie : « Lagorge est enflammée, le pouls agité. J’ai appris avec regret parMme Goddard que Harriet était assez sujette auxmaux de gorge. » M. Elton manifesta aussitôt sonalarme.

– Un mal de gorge ! j’espère que cen’est pas infectieux. Est-ce que Perry a vuMlle Smith ? je vous en prie, ne songez pasqu’à soigner votre amie mais prenez des précautions pour vous-même.Ne vous exposez pas à attraper une angine.

Emma, qui n’était en réalité nullementeffrayée, calma cet excès d’inquiétude en l’assurant des capacitéset des soins de Mme Goddard ; elle ne désiraitpas toutefois faire disparaître entièrement les appréhensions deM. Elton et elle ajouta :

– Il fait si froid et la neige menace siévidemment que s’il s’agissait d’une autre invitation j’essayeraisde ne pas sortir aujourd’hui et de détourner mon père de courir cerisque ; mais comme il a pris son parti et ne paraît pas sesoucier du froid, je n’aime guère intervenir, car je sais combiengrand serait le désappointement de M. et deMme Weston. Mais, sur ma parole, Monsieur Elton, àvotre place, je m’excuserais ; vous me paraissez déjà un peuenroué et si vous songez aux fatigues de tous genres qui vousattendent demain et à la nécessité où vous vous trouverez deprêcher, il me semble que la prudence la plus élémentaire vousconseille de ne pas sortir ce soir.

M. Elton parut très perplexe : d’unepart il était extrêmement flatté de la sollicitude que luitémoignait une si jolie personne et il lui déplaisait de ne pasaccéder à son désir, mais d’un autre côté il ne se sentaitnullement disposé à renoncer à cette soirée. Quoi qu’il en soit,Emma, trop engagée dans ses idées préconçues pour l’écouterimpartialement, fut très satisfaite quand il acquiesça vaguement enmurmurant : « Il fait bien froid en effet. » Elle seréjouissait de lui avoir fourni un prétexte pour se libérer et delui avoir donné la possibilité d’envoyer prendre des nouvellesd’Harriet plusieurs fois dans la soirée.

– Vous avez bien raison, dit-elle, nousferons vos excuses à M. et à Mme Weston.

À peine avait-elle achevé sa phrase qu’elleentendit son beau-frère offrir poliment une place dans sa voiture àM. Elton, au cas où le temps serait le seul obstacle à savenue ; celui-ci accepta immédiatement de l’air le plussatisfait. C’était une chose décidée ; M. Elton irait àRandalls ; jamais son beau visage n’avait exprimé plusclairement un entier contentement ; jamais son sourire n’avaitété plus expressif et ses yeux plus rayonnants que quand il lesleva vers Emma.

« Voilà qui est étrange ! se ditEmma. Comment se fait-il, qu’ayant une bonne raison pour s’excuser,il persiste à aller dans le monde ce soir en l’absenced’Harriet ! C’est vraiment incroyable ! Il y a j’imagine,chez beaucoup d’hommes, et particulièrement chez les célibataires,un goût immodéré, une passion véritable pour dîner en ville :c’est pour eux une fonction sociale, une sorte de sacerdoce, devantlequel s’efface toute autre considération. Ce doit être le cas pourM. Elton, un jeune homme très sérieux pourtant et extrêmementamoureux d’Harriet : toutefois, il n’a pas le courage derenoncer à cette invitation. Il trouve de l’esprit à Harriet et ilne peut se résigner à dîner seul à cause d’elle ! Voilà bienles contradictions de l’amour !

Peu après, M. Elton prit congé, et Emmaconstata avec satisfaction l’émotion avec laquelle il fit allusionà Harriet au moment des adieux ; son dernier mot fut qu’ilirait prendre des nouvelles de son amie, avant de rentrer, et qu’ilespérait être en mesure de la rassurer. Tout considéré, il laissa àEmma une bonne impression.

Après quelques instants de silence, JeanKnightley dit :

– Je n’ai jamais rencontré de ma vie unhomme plus désireux de se faire bien venir que M. Elton ;il apporte à gagner la bonne grâce des dames une applicationpresque pénible. Entre hommes, il peut être raisonnable et simple,mais en présence de personnes du sexe, il se dépense avecexcès : chacun des traits de son visage est en mouvement.

– Les manières de M. Elton ne sontpas parfaites, reprit Emma, mais lorsque l’intention est droite ilconvient de passer sur beaucoup de choses. Un homme qui fait lemeilleur usage possible de facultés médiocres l’emporte à mon avissur celui qui néglige de mettre en valeur des dons supérieurs. Il ya chez M. Elton une si grande bonne volonté qu’il ne seraitpas juste de ne pas en tenir compte.

– Oui, répondit M. John Knightleyaprès un moment d’hésitation, il semble être particulièrement biendisposé à votre égard.

– À mon égard, reprit-elle en souriant,vous imaginez-vous que je sois l’objet des préoccupations deM. Elton ?

– J’ai eu en effet cette impression, jel’avoue ; et si vous n’y avez jamais songé jusqu’à présentvous ferez bien d’y réfléchir.

– M. Elton amoureux de moi !Quelle idée !

– Je ne prétends pas affirmer qu’il ensoit ainsi, mais il sera sage de vous en assurer et de régler votreconduite en conséquence. Je trouve que vos manières vis-à-vis delui sont faites pour l’encourager. Je vous parle en ami, Emma.

– Je vous remercie ; mais je vouscertifie que vous vous trompez complètement. M. Elton et moisommes de très bons amis et rien de plus.

Emma ne se sentait guère flattée que sonbeau-frère la supposât aveugle à ce point et elle se fut bien passéde ses conseils, mais ne voulant pas l’éclairer sur la véritablesituation, elle n’insista pas et ils marchèrent en silence jusqu’àHighbury.

M. Woodhouse était si bien habitué à laperspective de dîner en ville ce soir là, qu’en dépit de latempérature, il n’eut pas l’idée de s’y dérober ; il se mit enroute très exactement avec sa fille aînée dans sa proprevoiture ; il semblait moins préoccupé du temps qu’aucun desautres et ne songeait qu’à s’émerveiller de son étonnante équipéeet escomptait le plaisir qu’il allait procurer à Randalls ; ilétait du reste si bien couvert qu’il ne sentait pas le froid. Quandla seconde voiture, où avaient pris place Emma et M. JeanKnightley, se rangea devant le perron, quelques flocons de neigecommençaient à tomber ; il était facile de prévoir qu’avantpeu la terre aurait revêtu un manteau blanc.

Emma s’aperçut bientôt que son compagnonn’était pas d’une humeur sereine ; l’obligation de s’habiller,de sortir par un temps pareil, la privation de ses enfants aprèsdîner constituaient une série de dérangements que M. JeanKnightley supportait mal volontiers. Il supposait que cette visitene lui procurerait pas un agrément en rapport avec les ennuisqu’elle lui avait occasionnés et il ne cessa, durant le trajetd’Hartfield au presbytère, d’exprimer son mécontentement.

– Il faut, dit-il, qu’un homme ait unebien bonne opinion de lui-même pour inviter les gens à quitter lecoin de leur feu et à affronter un temps pareil, pour le plaisir dele venir voir. Quelle présomption ! Et quelle folie de sesoumettre à ce désir tyrannique. Si par devoir ou par nécessitéprofessionnelle nous étions contraints de sortir par une soirée dece genre, nous nous trouverions à plaindre à juste titre :pourtant nous voici, vêtus sans doute plus légèrement que decoutume, qui nous mettons en route, de notre plein gré, pour allerpasser cinq heures dans la maison d’un étranger avec la perspectivede ne rien dire et de ne rien entendre que nous n’ayons dit ouentendu hier, que nous ne puissions dire ou entendre demain. Letemps est déjà mauvais, il sera pire au retour. Quatre chevaux etquatre domestiques mis en branle pour transposer cinq personnagestransis dans des chambres plus froides que celles qu’ilsquittent !

Emma ne se sentit pas le courage d’approuvercette diatribe et de trouver une variante au « c’estparfaitement juste, mon chéri » avec lequel la compagnehabituelle de M. Jean Knightley accueillait invariablement cegenre de discours ; mais elle eut assez de force de caractèrepour s’abstenir de faire une réponse quelconque. Avant tout ellecraignait d’amener une discussion ; elle le laissa parler,tout en arrangeant ses couvertures, sans ouvrir la bouche.

Ils arrivèrent au presbytère : la voitures’arrêta, le marchepied fut descendu et M. Elton, l’airélégant et la mine souriante, fut assis à leur côté instantanément.Emma vit arriver sans déplaisir un changement deconversation : M. Elton manifesta sa reconnaissance de lafaçon la plus gracieuse ; il apportait tant d’animation dansl’expression de ses remerciements qu’Emma s’imagina qu’il devaitavoir reçu des nouvelles plus rassurantes.

– Mon bulletin de chezMme Goddard, dit-elle au bout de quelques instants,n’a pas été aussi satisfaisant que je l’espérais.

La figure de M. Elton prit aussitôt uneexpression différente, et ce fut d’une voix émue qu’ilrépondit :

– J’étais sur le point de vous dire quej’avais été chez Mme Goddard au moment de rentrerpour m’habiller : j’ai appris à la porte queMlle Smith n’allait pas mieux ; j’en suis toutà fait affecté. J’aurais cru que son état se ressentirait ducordial que vous lui aviez versé pendant la journée.

Emma répondit en souriant :

– J’espère que ma visite a été salutaireau point de vue moral ; mais je n’ai pas le pouvoir de guérirmiraculeusement le mal de gorge ! M. Perry a été la voir,comme vous le savez probablement.

– Oui… du moins je le pensais… mais je nele savais pas.

– Il connaît bien le tempérament deMlle Smith et j’espère que demain matin nous auronstous deux la satisfaction de recevoir de meilleures nouvelles.Pourtant, ce soir, il est impossible de ne pas ressentird’inquiétude. Ce sera une vraie perte pour notre réunion.

– Mlle Smith nousmanquera chaque minute.

Cette dernière remarque et le soupir quil’accompagnait étaient de bon augure, mais cette louable tristessefut de courte durée et Emma ressentit quelque dépit quand elleentendit M. Elton, une demi-minute après, se mettre à parlerde tout autre chose de la voix la plus naturelle et la plusgaie.

– Combien pratique, dit-il, est l’usagede ces peaux de moutons pour la voiture ; il est impossible desentir le froid dans ces conditions. L’art de la carrosserie aatteint de nos jours, il me semble, son apogée et on se peut rienimaginer de plus confortable qu’une voiture de maître du derniergenre ; on est ici si bien à l’abri de toute espèced’intempérie, si parfaitement calfeutré, que la question de latempérature devient négligeable. Il fait très froid cet après-midiet nous ne nous en apercevons pas. Je crois qu’il neige un peu.

– Oui, répondit Jean Knightley, et cen’est pas fini.

– C’est un temps de Noël, observaM. Elton, un temps de saison ! Nous devons nousconsidérer comme très heureux que la neige n’ait pas commencé àtomber hier et mis obstacle à cette réunion ;M. Woodhouse ne se serait probablementpas aventuré sur la route si le sol avait été couvert de neige.Nous sommes à l’époque classique des réunions et des fêtes. Je merappelle être resté une fois bloqué pendant une semaine chez unami : j’étais venu pour une nuit et je ne pus m’en aller qu’aubout de huit jours ; nous avons passé notre captivité le plusagréablement du monde.

M. Jean Knightley parut ne pas apprécierce genre de divertissement et répondit froidement :

– Quoi que vous en disiez, il m’estimpossible de souhaiter rester une semaine à Randalls.

Dans d’autres circonstances, Emma aurait pusourire, mais elle était trop étonnée de la bonne humeur deM. Elton pour prêter attention à ce qui se disait :Harriet semblait complètement oubliée et il ne paraissait songerqu’au plaisir qui l’attendait :

– Nous sommes sûrs de trouver un bon feu.Quelles charmantes gens que ces Weston ; il est superflu defaire l’éloge de Mme Weston, quant à lui, c’estl’amphitryon idéal ; ce sera une réunion restreinte ;c’est-à-dire parfaite. On ne peut tenir à l’aise plus de dix dansla salle à manger de M. Weston et pour ma part je préféreraitoujours, dans ce cas là, avoir deux convives de moins que deux deplus. Je crois que vous serez de mon avis, dit-il en se tournant del’air le plus aimable vers Emma, mais M. Jean Knightley quiest habitué aux grands dîners de Londres n’a peut-être pas la mêmemanière de voir.

– Il ne m’est pas possible de vous donnermon opinion sur les réceptions de Londres, Monsieur : je nedîne jamais chez personne.

– Vraiment ! reprit M. Eltond’un ton d’étonnement et de compassion, je n’avais pas idée que laprofession d’avocat fût à ce point absorbante ! Eh bien !Monsieur, il viendra un temps où vous serez récompensé de tant detravail ; la vie alors n’aura plus pour vous que desplaisirs.

– Mon premier plaisir, repritM. Jean Knightley, au moment où la voiture franchissait lagrille d’entrée, sera de me retrouver sain et sauf à Hartfield avecles miens.

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