Emma

Chapitre 4

 

Harriet Smith devint bientôt intime àHartfield. Mettant sans tarder ses projets à exécution, Emmaencouragea la jeune fille à venir souvent ; elle avait desuite compris combien il serait agréable d’avoir quelqu’un pourl’accompagner dans ses promenades, car M. Woodhouse nedépassait jamais la grille du parc. Du reste, à mesure qu’Emmaconnaissait mieux Harriet, elle se sentait de plus en plus disposéeà se l’attacher. Elle savait qu’elle ne pourrait jamais retrouverune amie comme Mme Weston : pour cettedernière elle éprouvait une affection faite de reconnaissance etd’estime ; pour Harriet, au contraire, son amitié serait uneprotection. Mlle Smith, assurément, n’était pasintelligente, mais elle avait une nature douce et était toute prêteà se laisser guider ; elle montrait un goût, naturel pour labonne compagnie et la véritable élégance. Emma chercha tout d’abordà découvrir qui étaient les parents d’Harriet, mais celle-ci ne putlui donner aucun éclaircissement à ce sujet et elle en fut réduiteaux conjectures ; Harriet s’était contentée d’écouter et decroire ce que Mme Goddard avait bien voulu luidire. La pension, les maîtresses, les élèves et les petitsévénements de chaque jour formaient le fond de la conversationd’Harriet ; les Martin d’Abbey Mill occupaient aussi beaucoupsa pensée ; elle venait de passer deux mois très agréableschez eux et aimait à décrire tous les conforts et les merveilles del’endroit.

Au début Emma écoutait tous ces détails sansarrière-pensée, mais quand elle se fut rendu compte de l’exactecomposition de la famille : – le jeune M. Martin n’étaitpas marié – elle devina un danger et craignit de voir sa jeune amieaccepter une alliance au-dessous d’elle. À la suite de cetterévélation, ses questions se précisèrent et elle poussa Harriet àlui parler particulièrement de M. Martin ; Harriet dureste s’étendait avec complaisance sur ce sujet : elle disaitla part que prenait le jeune homme à leurs promenades au clair delune et à leurs jeux du soir ; elle insistait sur soncaractère obligeant : « Un jour il a fait une lieue pouraller chercher des noix dont j’avais exprimé le désir. Une autrefois j’ai eu la surprise d’entendre le fils de son berger chanteren mon honneur. Il aime beaucoup le chant et lui-même a une jolievoix. Il est intelligent et je crois qu’il comprend tout. Ilpossède un très-beau troupeau de moutons et pendant mon séjour chezeux il a reçu de nombreuses demandes pour sa laine. Il jouit del’estime générale ; sa mère et sa sœur l’aiment beaucoup.Mme Martin m’a dit un jour (elle rougissait à cesouvenir) qu’on ne pouvait être meilleur fils ; elle ne doutepas qu’il ne fasse un excellent mari ; « ce n’étaitpas » avait-elle ajouté « qu’elle désirât le voir semarier du moins pour le moment ». Après son départ,Mme Martin a eu la bonté d’envoyer àMme Goddard une oie magnifique que nous avonsmangée le dimanche suivant ; les trois surveillantes ont étéinvitées à dîner ».

– Je ne pense pas que M. Martin setienne au courant des questions étrangères à ses affaires : Ilne lit pas ?

– Oh si !… Du moins je le crois…mais sans doute il ne lit pas ce que vous jugeriezintéressant ; il reçoit un journal d’agriculture et il y aquelques livres placés sur des rayons près de la fenêtre. Parfois,le soir, avant de jouer aux cartes, il nous lisait une page des« Morceaux choisis ». Il m’a parlé du « vicaire deWakefield » ; il ne connaît pas la « Romance de laforêt » ni « les Enfants de l’Abbaye », mais il al’intention de se procurer ces ouvrages.

– Comment est-il physiquement ?

– Il n’est pas beau ; au premierabord, je le trouvais même laid, mais j’ai changé d’avis ; ons’habitue très bien à sa physionomie. Ne l’avez-vous donc jamaisvu ? Il vient assez souvent à Highbury et de toute façon iltraverse la ville au moins une fois par semaine pour aller àKingston. Il a bien des fois passé à cheval auprès de vous.

– C’est bien possible ; j’ai pu levoir cinquante fois sans chercher à connaître son nom : unjeune fermier à pied ou à cheval est la dernière personne quipuisse éveiller ma curiosité ; il appartient précisément à uneclasse sociale avec laquelle je n’ai aucun point de contact ;à un ou deux échelons au-dessus, je pourrais remarquer un homme àcause de sa bonne mine : je penserais pouvoir être utile à safamille, mais un fermier ne peut avoir besoin de mon aide en aucunemanière.

– Évidemment ! Vous ne l’avez sansdoute jamais remarqué, mais lui vous connaît parfaitement devue.

– Je sais que ce jeune homme ne manquepas de mérite. Savez-vous quel âge il peut avoir ?

– Il a eu vingt-quatre ans le 8 juindernier, et – n’est-ce pas curieux – mon anniversaire tombe levingt-trois !

– Seulement vingt-quatre ans ? C’esttrop jeune pour se marier, et sa mère a parfaitement raison de nepas le désirer. Ils paraissent très heureux en famille pour lemoment ; dans cinq ou six ans, s’il peut rencontrer dans sonmilieu, une jeune fille avec un peu d’argent, ce sera alors lemoment de penser au mariage.

– Dans six ans, chère mademoiselleWoodhouse, il aura trente ans !

– Un homme qui n’est pas né indépendantne peut guère se permettre de fonder une famille avant cet âge.Quelle que soit la somme dont M. Martin ait hérité à la mortde son père et sa part dans la propriété de famille tout doit êtreimmobilisé par son exploitation. Je ne doute pas qu’il ne soitriche un jour mais il ne doit pas l’être actuellement.

– C’est ainsi, je crois ; néanmoins,ils vivent très confortablement ; ils n’ont pas de domestiquemâle ; à cette exception près, ils ne manquent de rien et mêmeMme Martin a l’intention de prendre un jeune garçonà son service l’année prochaine.

– J’espère, Harriet, que vous n’aurez pasd’ennuis à l’occasion du mariage de M. Martin ; il nes’ensuit pas, en effet, de ce que vous ayez des relations d’amitiéavec ses sœurs, que la femme, Mme R. Martin, soitpour vous une connaissance convenable. Le malheur de votrenaissance doit vous rendre particulièrement attentive à choisirvotre entourage. Vous êtes certainement la fille d’un homme commeil faut, et vous devez vous efforcer de conserver votre rang, sinonil ne manquera pas de gens pour essayer de vous dégrader.

– Aussi longtempsque je serai invitée à Hartfield et que vous serez si bonne pourmoi, je ne crains rien.

– Je constate que vous vous rendezcompte, Harriet, de l’importance d’être bien appuyée, mais jevoudrais vous voir établie dans la bonne société indépendamment deHartfield et de Mlle Woodhouse. Pour obtenir cerésultat, il sera désirable d’écarter autant que possible lesanciennes connaissances ; si vous êtes encore ici à l’époquedu mariage de M. Martin, ne vous laissez donc pas entraîner àfaire la connaissance de sa femme qui sera probablement la fille dequelque fermier et une personne sans éducation.

– C’est juste : je ne crois paspourtant que M. Martin voudrait épouser une personne qui nefût pas parfaitement élevée. Bien entendu, je n’ai pas l’intentionde vous contredire, et je suis sûre que je ne désirerai pasconnaître sa femme ; j’aurai toujours de l’amitié pour lesdemoiselles Martin, surtout pour Elisabeth, que je serais bienfâchée d’abandonner ; elles sont tout aussi bien élevées quemoi, mais si leur frère épouse une femme ignorante et vulgaire,j’éviterai de la rencontrer, à moins d’y être forcée.

Emma observait Harriet et ne discerna aucunsymptôme véritablement alarmant : rien n’indiquait que lesracines de cette sympathie fussent bien profondes.

Le lendemain, en se promenant sur la route deDonwell, elles rencontrèrent M. Martin. Il était à pied et,après avoir salué respectueusement Emma, il regarda Harriet avecune satisfaction non déguisée ; celle-ci s’arrêta pour luiparler, et Emma continua sa route ; au bout de quelques pas,elle se retourna pour examiner le groupe et elle eut vite fait dese rendre compte de l’apparence de M. Martin ; sa miseétait soignée et ses manières décentes ; rien de plus. Emmasavait qu’Harriet avait été frappée de l’exquise urbanité deM. Woodhouse et elle ne doutait pas que celle-ci ne s’aperçûtdu manque d’élégance de M. Martin. Au bout de quelquesminutes, les deux jeunes gens se séparèrent, et Harriet rejoignitEmma en courant, la figure rayonnante ; elle ditaussitôt :

« Quelle curieuse coïncidence !C’est tout à fait par hasard, m’a-t-il dit, qu’il a pris cetteroute. Il n’a pas encore pu se procurer la « Romance de laforêt », il a été si occupé pendant son dernier voyage àKingston, qu’il a tout à fait oublié, mais il y retourne demain. Ehbien ! Mlle Woodhouse, l’imaginiez-vousainsi ? Quelle est votre opinion ? Le trouvez-vouslaid ?

– Sans doute, il n’est pas beau, mais cen’est qu’un détail en comparaison de son manque de distinction. Jen’étais pas en droit de m’attendre à grand chose mais j’avoue queje le croyais placé à deux ou trois échelons plus haut surl’échelle sociale.

– Évidemment, dit Harriet toutemortifiée, il n’a pas la bonne grâce d’un homme du monde.

– Vous avez, Harriet, rencontré àHartfield, quelques hommes véritablement comme il faut et vousdevez vous rendre compte vous-même de la différence qui existeentre eux et M. Martin. Vous devez être étonnée d’avoir pu àaucun moment le juger favorablement. Vous avez certainementremarqué son air emprunté, ses manières frustes et son langagevulgaire ?

– Certainement, il ne ressemble pas àM. Knightley : il n’a ni le port, ni les manières deM. Knightley. Je vois la différence clairement… maisM. Knightley est particulièrement élégant.

– M. Knightley a si grand air qu’ilne serait pas équitable de l’opposer à M. Martin. Vous avezété à même d’observer d’autres hommes bien élevés :M. Weston et M. Elton, par exemple ? Faites lacomparaison. Quelle différence dans le maintien, dans la manièred’écouter et de parler !

– Vous avez raison, mais M. Westonest un homme âgé : il a près de cinquante ans.

– C’est l’âge où les bonnes manières ontle plus d’importance ; le manque d’aisance devient alors plusapparent. M. Martin paraît vulgaire, malgré sa jeunesse ;que sera-ce lorsqu’il aura atteint l’âge deM. Weston ?

– Votre remarque est juste, dit Harrietd’un air grave.

– Il deviendra un gros fermier uniquementpréoccupé de ses intérêts.

– Est-ce possible ? Ce seraitépouvantable !

– Le fait d’avoir oublié de se procurerle livre que vous lui aviez recommandé indique suffisamment combienses devoirs professionnels l’absorbent déjà ; il étaitbeaucoup trop occupé des fluctuations du marché pour penser à autrechose, ce qui est fort naturel chez un homme qui gagne sa vie.

– Je suis étonnée qu’il ait oublié lelivre, dit Harriet d’un ton de regret.

Après avoir laissé à Harriet le temps deméditer sur cette négligence, Emma reprit :

« À un certain point de vue on peut direque les manières de M. Elton sont supérieures à celles deM. Knightley et de M. Weston. Il y a chez ce dernier unevivacité, une sorte de brusquerie qui s’adaptent à son tempéramentchez lui, mais il ne conviendrait pas de l’imiter ; de même lamanière décidée, impérieuse de M. Knightley s’accordeparfaitement avec son esprit, sa taille et sa situationsociale ; pourtant si un jeune homme s’avisait de l’adopter,il ne serait pas supportable. Je crois, au contraire, qu’onpourrait proposer M. Elton comme modèle : M. Elton ades manières affables, un caractère gai, obligeant et doux. Il mesemble même que, depuis quelque temps, il se montreparticulièrement aimable ; je ne sais s’il a le projet de sefaire bien venir d’une de nous ; dans ce cas, c’est évidemmenten votre honneur qu’il se met en frais de galanterie. Vous ai-jerépété tous les compliments qu’il m’a faits de vous l’autrejour ? »

Emma en rapportant ces propos flatteurs omitde dire qu’elle les avait encouragés. Harriet rougit de plaisir etprotesta avoir toujours trouvé M. Elton très agréable ;ce dernier était précisément la personne sur laquelle Emma avaitjeté son dévolu pour faire oublier à Harriet son jeune fermier. Laposition sociale de M. Elton lui paraissait particulièrementadaptée à la situation ; il était très comme il faut, sanspourtant appartenir à une famille que la naissance irrégulièred’Harriet pourrait offusquer. Les revenus personnels du jeunevicaire devaient être suffisants car la cure de Hartfield n’étaitpas importante. Elle avait une très bonne opinion de lui et leconsidérait comme un jeune homme d’avenir.

Elle ne doutait pas qu’il n’admirât beaucoupHarriet et elle comptait sur de fréquentes rencontres à Hartfieldpour développer ce sentiment ; quant à Harriet, il luisuffirait sans doute de s’apercevoir de la préférence dont elleserait l’objet pour l’apprécier aussitôt à sa juste valeur.M. Elton, du reste, pouvait légitimement avoir la prétentionde plaire à la plupart des femmes ; il passait pour un trèsbel homme ; Emma pour sa part ne partageait pas l’opiniongénérale, elle jugeait que le visage de M. Elton manquaitd’une certaine noblesse qu’elle prisait par dessus tout ; maisil lui paraissait évident que la jeune fille qui avait pu êtreflattée des attentions de Robert Martin serait vite conquise parles hommages de M. Elton.

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