Emma

Chapitre 29

 

Il est possible de vivre sans danser : ona vu des jeunes gens ne pas aller au bal pendant plusieurs mois desuite et ne s’en ressentir ni au physique ni au moral ; maisune fois le premier pas fait, une fois les délices du mouvementrapide entrevues, il faut être d’une essence bien grossière pour nepas désirer continuer.

Frank Churchill avait dansé un soir à Highburyet brûlait de recommencer. Il avait réussi à gagner son père et sabelle-mère à ses idées et un plan de soirée dansante fut élaboré,puis soumis à l’approbation de M. et deMlle Woodhouse au cours d’une visite à Randalls.Emma voyait les difficultés matérielles du projet, mais en principeelle y était tout acquise et ne ménagea pas son concours à FrankChurchill : ils mesurèrent d’abord la chambre où ils setrouvaient et persistèrent ensuite à vouloir prendre les dimensionsdu salon contigu, malgré les assurances de M. Weston surl’équivalence des deux pièces. Puis commença l’énumération desinvités :

– Vous, Mlle Smith,Mlle Fairfax, les deux demoiselles Cox, cinq,récapitula plusieurs fois Frank Churchill. Du côté masculin, il yaura les deux Gilbert, le jeune Cox, mon père et moi, outreM. Knightley. Ce sera suffisant pour l’agrément et il y auralargement de la place pour cinq couples.

– En y réfléchissant, repritM. Weston, il ne me semble guère possible de lancer desinvitations pour cinq couples. Une sauterie aussi restreinte nepeut être qu’improvisée.

On découvrit alors queMlle Gilberte était attendue chez son frère etl’existence d’un autre jeune Cox ; M. Weston nomma unefamille de cousins qui devaient être inclus dans l’invitation.Finalement on arriva à dix couples au moins et il fallut songer aumoyen de les faire tenir dans l’espace disponible.

Les portes des deux chambres se faisaientprécisément vis-à-vis :

– Ne pourrait-on danser dans les deuxchambres à travers le passage ? suggéra Frank Churchill.

On eut vite fait de s’apercevoir desinconvénients de cette solution. Mme Weston sedésespérait de ne plus avoir de place pour le souper et la seuleidée du couloir affectait tellement M. Woodhouse qu’on dutrenoncer définitivement à ce plan.

– Oh non ! dit-il, ce serait de laplus extrême imprudence. Emma n’est pas forte, elle prendrait unrhume terrible ; la pauvre petite Henriette également. MadameWeston, vous seriez certainement forcée de vous coucher ; neles laissez pas parler d’une chose aussi absurde, je vous en prie.Ce jeune homme, ajouta-t-il en baissant la voix, est étourdi ;il a laissé les portes ouvertes ce soir à plusieurs reprises trèsinconsidérément ; il ne pense pas aux courants d’air. Je nevoudrais pas vous indisposer contre lui, mais il n’est pas, jeregrette de le dire, tout à fait ce qu’il devrait être.

Mme Weston fut désoléed’entendre ce réquisitoire ; elle prévoyait les conséquencesqu’une pareille opinion pouvait avoir un jour ou l’autre et ellefit tout son possible pour effacer cette mauvaise impression.Toutes les portes furent fermées et on renonça au couloir. Ilfallut revenir à la conception primitive ; Frank Churchill ymit tant de bonne volonté que l’espace jugé à peine suffisant pourcinq couples, un quart d’heure auparavant, lui paraissaitmaintenant pouvoir en contenir dix.

– Nous avons été trop généreux, dit-ildans nos appréciations des distances. Dix couples pourrontparfaitement évoluer ici.

Emma hésita.

– Quel plaisir, dit-elle peut-il y avoirà danser sans l’espace nécessaire ?

– C’est juste, reprit-il gravement ;c’est un grand inconvénient.

Il n’en continua pas moins à prendre desmesures et, pour conclure, il ajouta :

– Somme toute, je crois qu’à la rigueur,on pourrait tenir dix couples.

– Non, non, répondit Emma, vous êtes toutà fait déraisonnable. Ce serait une cohue resserrée dans une petitepièce.

– Une cohue resserrée dans une petitepièce ! Mademoiselle Woodhouse, vous avez l’art de peindre untableau en quelques mots. Néanmoins, au point où nous en sommes, jene me sens pas le courage de renoncer à ce projet ; ce seraitun désappointement pour mon père et je ne vois pas d’obstacleinsurmontable.

Ils se séparèrent sans avoir rien décidé.

Dans l’après-midi du lendemain, FrankChurchill arriva à Hartfield avec un sourire de satisfaction surles lèvres : il venait en effet proposer une amélioration.

– Eh bien ! Mademoiselle Woodhouse,commença-t-il aussitôt, j’espère que votre goût pour la danse n’apas été complètement mis en fuite par l’horreur de l’exiguïté dessalons de mon père. J’apporte de nouvelles propositions :c’est une idée de mon père, et nous n’attendons que votreapprobation pour la réaliser. Me ferez-vous l’honneur de m’accorderles deux premières danses de ce bal qu’il est maintenant questionde donner, non pas à Randalls, mais à l’hôtel de laCouronne ?

– À la Couronne !

– Oui, si vous et M. Woodhouse n’yvoyez pas d’objection. Mon père espère que ses amis voudront bienêtre ses hôtes dans ce local. Il peut leur garantir des conditionsplus favorables et un accueil non moins cordial.Mme Weston accepte cet arrangement à condition quevous soyez satisfaite. Vous aviez parfaitement raison ! Dixcouples, dans l’un ou l’autre des salons de Randalls, c’eût étéinsupportable, impossible ! Je m’en rendais compte de moncôté, mais je désirais trop arriver à un résultat pour vouloircéder. Ne voyez-vous pas comme moi les avantages de cette nouvellecombinaison ?

– Pour ma part, je serais très heureuse…Papa, est-ce que vous n’approuvez pas aussi ?

Après avoir demandé et reçu des explicationssupplémentaires, M. Woodhouse donna son avis :

– En vérité, un salon dans un hôtel esttoujours humide ; on n’aère jamais suffisamment, et la piècene peut être habitable. Si vous devez danser, il vaudrait mieux quece fût à Randalls. Je n’ai jamais mis le pied dans cet hôtel. Toutle monde s’enrhumera.

– J’allais vous faire observer, Monsieur,dit Frank Churchill, qu’un des avantages de ce changement de localserait précisément d’écarter tout danger de prendre froid ;M. Perry pourrait perdre à ce changement, mais personned’autre n’aurait à le regretter.

– Monsieur, reprit M. Woodhouse avecchaleur, vous vous méprenez singulièrement sur le caractère deM. Perry : M. Perry est extrêmement tourmenté quandun de nous tombe malade. Mais je ne puis comprendre comment unsalon d’hôtel peut vous paraître un meilleur abri que la maison devotre père.

– En raison même de sa grandeur,Monsieur ; nous n’aurons pas besoin d’ouvrir les fenêtres uneseule fois et c’est précisément cette mauvaise habitude de laisserpénétrer l’air de la nuit dans une chambre où se trouvent des gensen transpiration qui est la cause de la plupart desrefroidissements !

– Ouvrir les fenêtres ! Personne nesongerait à ouvrir les fenêtres à Randalls. Je n’ai jamais entenduparler d’une chose pareille. Danser les fenêtres ouvertes ! Nivotre père ni Mme Weston – cette pauvreMlle Taylor – ne toléreraient cette manièred’agir.

– Ah ! monsieur… mais quelquejeunesse inconsidérée se glisse parfois derrière le rideau etrelève un châssis sans y être autorisée. Je l’ai souvent vu fairemoi-même.

– Est-ce possible, Monsieur, je nel’aurais jamais cru ; mais je vis à l’écart et je suis souventétonné de ce que j’apprends. Néanmoins, cette circonstance mériteconsidération et peut-être le moment venu… Ce genre de projetdemande à être mûrement pesé ; on ne peut prendre une décisionà la hâte. Si M. et Mme Weston voulaient sedonner la peine de venir me voir un de ces jours, nous pourrionsexaminer la question.

– Mais malheureusement, Monsieur, j’aimoi-même si peu de temps…

– Il y aura, interrompit Emma, tout letemps nécessaire pour discuter le sujet ; il n’y a aucunehâte. Si l’on peut s’arranger à l’hôtel de la Couronne, papa, cesera bien commode pour les chevaux : ils seront tout près deleur écurie.

– En effet, ma chère, c’est un pointimportant ; non pas que James se plaigne jamais, mais ilimporte de ménager nos chevaux. Si encore j’étais sûr qu’on auraitsoin de bien aérer le salon ! Mais peut-on se fier àMme Stokes ? J’en doute : je ne laconnais même pas de vue.

– Je puis me porter garant que toutes lesprécautions seront prises, Monsieur, reprit Frank Churchill…Mme Weston surveillera tout elle-même.

– Dans ce cas, papa, vous devez êtretranquille : notre chère Mme Weston est lesoin personnifié. M. Perry ne disait-il pas, quand j’ai eu larougeole il y a tant d’années : « SiMlle Taylor prend la responsabilité de tenirMlle Emma au chaud, il n’y a pas à setourmenter ! » Cette preuve de confiance vous avaitfrappé.

– C’est bien vrai ! Je n’ai pasoublié. Pauvre petite Emma, vous étiez bien malade ! Du moins,vous l’auriez été sans les soins de Perry : il vint quatrefois par jour pendant une semaine. La rougeole est une terriblemaladie. J’espère qu’Isabelle, si ses petits enfants ont larougeole, fera appeler Perry.

– Mon père et Mme Westonsont en ce moment à l’hôtel de la Couronne, en train d’étudier leslieux. Ils désirent connaître votre opinion,Mlle Woodhouse, et ils seraient heureux si vousconsentiez à venir les rejoindre. Rien ne peut être fait d’unefaçon définitive sans vous. Si vous le permettez, je vousaccompagnerai jusqu’à l’hôtel.

Emma fut très contente d’être appelée àprendre part à ce conseil ; son père promit de considérer leproblème pendant leur absence et les deux jeunes gens se mirent enroute.

M. et Mme Weston furentenchantés de l’approbation d’Emma ; ils étaient trèsaffairés ; Mme Weston n’était pas absolumentsatisfaite ; mais lui trouvait tout parfait.

– Emma, dit Mme Weston,ce papier est en plus mauvais état que je ne pensais : parendroits il est extrêmement sale ; et la boiserie a une teintejaune.

– Ma chère, vous êtes trop méticuleuse,reprit son mari, c’est un détail sans importance. On n’y verra rienà la lumière des bougies : nous ne nous apercevons jamais derien les jours de nos réunions de whist !

Une autre question se posa relativement àl’emplacement de la table du souper. L’unique chambre contiguë à lasalle de bal était fort petite et devait servir de salon de jeu.Une autre pièce beaucoup plus vaste était mise à leur disposition,mais elle était située à l’extrémité d’un couloir.Mme Weston craignait les courants d’air pour lesjeunes gens dans le passage ; dans un but de simplification,elle proposa de ne pas avoir un véritable souper, mais simplementun buffet avec des sandwiches, etc., dressé dans la petite chambre,mais cette idée fut aussitôt écartée comme pitoyable : un balsans souper assis fut jugé contraire à tous les droits de l’hommeet de la femme ; Mme Weston dut promettre dene plus y faire allusion. Elle changea alors d’expédient etdit :

– Il me semble qu’à la rigueur nouspourrions tous tenir ici ; nous ne serons pas si nombreux.

Mais Emma et les messieurs, étaient décidés àêtre installés confortablement pour souper. M. Weston se met àparcourir le couloir et cria :

– Vous avez parlé de la longueur ducouloir, ma chère, mais à bien considérer ce n’est rien du tout eton est à l’abri du vent de l’escalier.

– Je voudrais bien savoir, ditMme Weston, quel arrangement nos hôtespréfèreraient. Notre désir est de contenter tout le monde et sinous pouvions connaître l’opinion générale, je serais plustranquille.

– C’est juste, dit Frank, on pourraitprendre l’avis de nos voisins, des Cole, par exemple, quin’habitent pas loin. Irai-je les trouver ? Et aussi celui deMlle Bates. Elle demeure encore plus près. Il mesemble que Mlle Bates serait assez capable dedonner la note exacte, une sorte de moyenne ; si j’allaisprier Mlle Bates de venir ?

– Si vous croyez, repritMme Weston avec un peu d’hésitation, si vous croyezqu’elle peut nous être utile.

– Vous n’obtiendrez aucun éclaircissementde Mlle Bates, reprit Emma, elle se confondra enremerciements et en expressions de reconnaissance, mais elle nedira rien ; elle n’écoutera même pas vos questions. Je ne voisaucun avantage à consulter Mlle Bates.

– Mais elle est si amusante, siextrêmement amusante ! J’aime beaucoup entendre parlerMlle Bates.

À ce moment, M. Weston arriva et ayantété mis au courant de ce dont il s’agissait, donna son entièreapprobation.

– Certainement, Frank, allez chercherMlle Bates ; elle approuvera notre plan, j’ensuis sûr ; je ne connais pas une personne plus apte à dénouerles difficultés. Nous faisons trop d’embarras. Elle nous enseignerala manière d’être content de tout. Mais, amenez-les toutes lesdeux.

– Toutes les deux, Monsieur ! Est-ceque la vieille dame… ?

– La vieille dame ! Mais non ;je fais allusion à la jeune. Je vous considérerais comme un sot sivous ameniez la tante sans la nièce.

– Excusez ma distraction, Monsieur ;puisque vous le désirez, je m’efforcerai de les amener l’une etl’autre.

Et il partit sur le champ.

Bien avant le retour de Frank Churchill,Mme Weston avait examiné de nouveau le couloir eten femme soumise s’était rangée à l’avis de son mari ; enconséquence il fut décidé que la salle à manger serait utilisée.Tout le reste du programme, du moins en théorie, paraissaitextrêmement simple : on se mit d’accord sur l’éclairage, lamusique, le thé, le souper ; Mme Weston etMme Stokes devaient résoudre les petitesdifficultés qui pourraient se présenter par la suite. On savaitpouvoir compter sur tous les invités ; Frank avait déjà écrità Enscombe pour demander de rester quelques jours de plus et ilescomptait une réponse favorable.

Mlle Bates, en arrivant, neput qu’apporter ses félicitations : elles furent du restebeaucoup mieux accueillies que ne l’eussent probablement été sesconseils. Pendant une demi-heure encore, ils allèrent et vinrent àtravers les pièces et diverses améliorations de détail furentsuggérées. Au moment de l’adieu, Frank Churchill renouvela soninvitation à Emma pour les premières danses ; peu aprèscelle-ci entendit M. Weston murmurer à l’oreille de safemme : « Naturellement, ma chère, il l’ainvitée ! »

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