Emma

Chapitre 41

 

Après avoir été longtemps bercés del’espérance d’une prochaine visite de M. etMme Sukling, les habitants d’Highbury eurent lamortification d’apprendre que ceux-ci ne pourraient pas venir avantl’automne. Pour le moment il fallait se contenter des sujetsd’intérêt local ; la santé de Mlle Fairfax, oula situation de Mme Weston dont le bonheurparaissait devoir s’augmenter de la naissance d’un enfant.Mme Elton personnellement était trèsdésappointée : elle se trouvait forcée de remettre à plus tardles diverses excursions dont elle se faisait une fête ;d’autre part ses présentations et ses recommandations, n’auraientpas l’occasion de s’exercer. Peu après néanmoins on apprit que lapromenade à Box Hill aurait lieu malgré l’absence du landau etMme Elton commença ses préparatifs ; Emma, deson côté, désirait visiter ce site renommé et elle avait proposéaux Weston de choisir une belle journée et de s’y rendre envoiture. Deux ou trois amis seulement seraient admis à se joindre àeux, afin de conserver au pique-nique un cachet de simplicité etd’intimité.

Tous les détails de l’organisation avaient étéréglés et Emma ne put s’empêcher d’être très surprise et un peumécontente, en apprenant de la bouche de M. Weston que cedernier avait suggéré à Mme Elton, après ladéfection de M. et de Mme Sukling, d’unir lesdeux groupes.

– Mme Elton ;ajouta-t-il, est enchantée et accepte avec plaisir ; c’estdonc une affaire conclue si toutefois vous n’y voyez pasd’inconvénient.

Comme la seule objection d’Emma était sonantipathie prononcée pour Mme Elton, et queM. Weston était parfaitement au courant de cette circonstance,elle ne pouvait pas la formuler sans lui faire un reprocheindirect. En conséquence, ne voulant à aucun prix causer la moindrepeine à Mme Weston, elle se vit contrainte desouscrire à un arrangement qui lui déplaisait beaucoup etl’exposait à l’humiliation d’être comprise au nombre des invités deMme Elton. Elle n’en laissa rien paraître mais dansson fort intérieur elle jugeait sévèrement l’incorrigiblebienveillance générale de M. Weston. Celui-ci interprétafavorablement le vague acquiescement de soninterlocutrice :

– Je suis heureux que vous approuviez moninitiative, reprit-il tout à fait rassuré. J’en étais sûr ! Lenombre est un facteur important pour la réussite de ce genred’expédition ; de plus Mme Elton est, ensomme, une aimable femme ; il était difficile de la laisser decôté.

Le mois de juin était déjà avancé ; etsur les instances de Mme Elton un jour fut bientôtfixé ; celle-ci se donnait beaucoup de peine pourl’attribution aux divers invités des différentes parties du menu,mais une boiterie dont un de ses chevaux fut atteint, vint retarderl’exécution du projet. Le cocher ne pouvait affirmer dans combiende temps le cheval serait en état de reprendre son service.Mme Elton supporta avec impatience cette nouvellecontrariété. Elle confia son dépit à M. Knightley, qui étaitvenu lui faire une visite précisément le jour del’accident :

– N’est-ce pas vexant, Knightley ?dit-elle. La température est si favorable ! Ces délais sonttout à fait odieux. Avant cette époque, l’année dernière, nousavons déjà fait une délicieuse promenade de Maple Grove à KingsWeston.

– Je vous conseille de tenter uneexcursion à Donwell, reprit M. Knightley, vous n’aurez pasbesoin de chevaux. Venez manger mes fraises qui mûrissentrapidement.

Si M. Knightley n’avait pas parlésérieusement au début, il fut obligé de changer de ton, car saproposition fut accueillie avec enthousiasme. Donwell était renommépour ses fraises, de sorte que le prétexte se trouvait êtreplausible ; nul appât du reste n’était nécessaire et desplants de choux eussent suffi pour tenterMme Elton ! Celle-ci lui donna à plusieursreprises l’assurance de son acceptation : elle étaitextrêmement flattée de cette preuve d’intimité.

– Vous pouvez compter sur moi, dit-elle,voulez-vous me permettre d’amener Jane Fairfax ?

– Je ne puis pas fixer un jour,reprit-il, avant d’avoir parlé aux personnes que je désire vousfaire rencontrer.

– Je m’en charge : donnez-moiseulement carte blanche. Je serai la dame patronnesse. J’amèneraides amis avec moi.

– J’espère que vous amènerez Elton ;mais je me réserve les autres invitations.

– Oh ! Vous pouvez sans crainte medéléguer vos pouvoirs. Je ne suis pas une novice dans l’emploi. Jeprends sur moi toutes les responsabilités.

– Non, reprit-il avec calme, il n’y aqu’une femme au monde à laquelle je permettrai de dresser la listedes hôtes de Donwell et cette femme c’est…

– Mme Weston, je suppose,reprit Mme Elton d’un air mortifié.

– Non :Mme Knightley, et en attendant je me chargeraimoi-même de cette besogne.

– Ah ! Vous êtes un original,dit-elle, satisfaite de ne se voir préférer personne, vous êtes unhumoriste et vous pouvez vous permettre de tout dire ! Ehbien ! soit ! Je demanderai à Jane et àMlle Bates de m’accompagner. Je vous abandonne lesautres. Je n’ai pas d’objection à me trouver avec la familled’Hartfield. Je tiens à lever vos scrupules ; je sais que vousavez de l’amitié pour les Woodhouse.

– Vous les verrez certainement si moninvitation est agréée, et je passerai chezMme Bates en m’en allant.

– C’est tout à fait inutile ; jevois Jane tous les jours ; mais faites comme il vous plaira.Ce sera une réunion du matin, n’est-ce pas Knightley ? Tout àfait simple. Je mettrai un grand chapeau et j’aurai un léger paniersuspendu à mon bras ; probablement celui-ci, attaché avec unruban rose. Jane aura le pareil. Aucune cérémonie ; une fêtede bohémiens ! Nous parcourrons vos jardins et, la cueilletteterminée, nous nous assiérons sous les arbres pour manger lesfraises. Ce que vous voudrez nous servir de plus sera placé sur unetable dehors, à l’ombre, afin de ne pas modifier le caractère desimplicité et de naturel de l’ensemble. N’est-ce point votreidée ?

– Pas tout à fait. Pour me conformer aunaturel, je ferai dresser le couvert dans la salle à manger :rien de plus simple pour des messieurs et des dames, affligés dedomestiques et d’un mobilier, que de manger sous un toit !

– Eh bien ! À votre guise ! Àpropos, si moi ou ma femme de charge pouvons vous être utiles dequelque façon, dites-le franchement. Je me mets à votredisposition. Désirez-vous que je parle àMme Hodges ? Puis-je surveiller lespréparatifs ?

– Je n’ai aucunement ce désir, je vousremercie.

– En tout cas si une difficulté seprésentait, vous pouvez compter sur ma femme de charge, elle estextrêmement capable.

– J’en suis persuadé, mais la mienne n’apas moins bonne opinion de ses propres capacités et ellen’accepterait aucune aide.

– Je regrette que nous n’ayons pas d’âne.Nous serions arrivées toutes trois sur des ânes : Jane,Mlle Bates et moi ! Je compte proposer à mon« caro sposo » d’acheter un âne ; rien de plus utileà la campagne ! Quelles que soient les ressourcesintellectuelles d’une femme, elle ne peut pas toujours resterenfermée ; et les promenades à pied ont bien desinconvénients : l’été il y a la poussière et l’hiver laboue.

– Vous ne trouverez ni l’une ni l’autreentre Donwell et Highbury : la route de Donwell n’est jamaispoussiéreuse et en ce moment elle est parfaitement sèche. Veneznéanmoins à dos d’âne, si cela vous amuse. Vous pourrez empruntercelui de Mme Cole. Mon désir est de tenir compte devotre goût dans la mesure du possible.

– Je n’en doute pas ; je vous rendsjustice mon bon ami. Sous des dehors un peu froids, vous cachez uncœur excellent. Je le dis souvent à M. Elton. Croyez-moi,Knightley, je suis très sensible à cette nouvelle marqued’amitié : vous ne pouviez rien imaginer qui me causât plus deplaisir.

M. Knightley avait une raisonparticulière pour ne pas faire servir le déjeuner en pleinair : il espérait amener M. Woodhouse à venir à Donwellet il savait, qu’en ce cas, il ne pouvait être question d’un repasdans le jardin.

M. Woodhouse accepta avec plaisir etapprouva tout à fait l’idée de M. Knightley de réunir ses amisaux heures du soleil au lieu de les exposer à l’humidité dusoir.

Tout le monde du reste se montra disposé àaccepter l’invitation de M. Knightley. Emma et Henriette sefaisaient une véritable fête de cette journée. M. Weston, sansattendre d’en être prié, promit de faire tous ses efforts pour queFrank se joignît à eux.

À dire vrai, M. Knightley se serait fortbien passé de cet excès d’honneur, mais il fut forcé de dire qu’ilserait enchanté de voir le jeune homme, et M. Weston s’engageaà écrire sans retard à son fils.

Au bout de quelques jours, l’état du cheval deMme Elton s’étant suffisamment amélioré, ons’occupa de fixer la date de l’excursion à Box Hill ; il futdécidé qu’elle se ferait le lendemain du déjeuner chezM. Knightley.

Au jour dit, par une matinée ensoleillée,M. Woodhouse arriva en voiture à Donwell et fut aussitôtintroduit dans une des chambres les plus confortables où un bon feubrûlait depuis le matin. Mme Weston, qui étaitvenue à pied, se sentit fatiguée fort à propos et resta assiseauprès de lui. Les autres invités se dispersèrent dans lejardin.

Il y avait longtemps qu’Emma n’était venue àl’Abbaye, et, après s’être assurée que son père était parfaitementà son aise, elle se hâta de sortir ; elle ressentait toujoursun intérêt particulier pour cette propriété et se plaisait à toutexaminer en détails ; elle s’y sentait doublement attachée parson alliance avec le propriétaire actuel et par sa parenté avecl’héritier du domaine. Elle contemplait avec plaisir lesproportions grandioses et le style des bâtiments, la situationplaisante et abritée, les vastes jardins s’étendantjusqu’aux prairies traversées par une rivière,les hautes futaies disposées en avenues majestueuses. L’intérieurde la maison était à l’avenant ; toutes les pièces étaientconfortables et deux ou trois avaient des proportionsimposantes.

Emma interrompit son inspection lorsque lemoment fut venu de se joindre aux autres pour la cueillette desfraises. L’assemblée était au complet, sauf Frank Churchill qu’onattendait d’un instant à l’autre. Mme Elton étaitradieuse sous son large chapeau et tenait son panier à lamain ; elle marchait en tête et se disposait à prendre ladirection du groupe. Les fraises firent les frais de laconversation et tout en échangeant des remarques sur la qualité etl’arome des différentes espèces cultivées à Donwell, les dames se mirent au travail avec ardeur. Aubout d’une demi-heure, Mme Elton vint s’informer sison beau-fils était arrivé ; elle se sentait inquiète car elleconsidérait comme peu sûr le cheval que le jeune homme montait.

Quand le soleil eut lassé les plus vaillantes,on chercha un endroit ombragé et tout le monde s’assit en cercle.Mme Elton commença aussitôt à entretenir JaneFairfax avec animation et Emma entendit qu’il s’agissait d’unesituation des plus désirables ; le matin même,Mme Elton avait reçu la nouvelle ; Jane étaitdemandée chez une cousine de Mme Bragge, uneconnaissance de Mme Sukling.Mme Elton détaillait complaisamment lesavantages : famille de premier ordre, meilleures relations,commodités de tous genres ; de son côté, tout étaitenthousiasme, triomphe, acquiescement et rien ne pouvait l’amener àconsidérer le refus de son amie comme définitif.Mlle Fairfax, en effet, continuait à assurer àMme Elton qu’elle ne voulait pas s’engager pour lemoment, donnant, une fois encore, les mêmes raisons et les mêmesexcuses. Mme Elton n’en persistait pas moins danssa résolution annoncée de répondre affirmativement par retour ducourrier. Emma ne comprenait pas comment Jane pouvait supporter uneinsistance aussi déplacée ; celle-ci avait pourtant l’airvexée et parlait un peu sèchement ; finalement, avec unedécision qui ne lui était pas habituelle, elle proposa unepromenade.

– M. Knightley serait-il assezaimable pour leur faire parcourir les jardins ? Elle désiraitconnaître les différents aspects du domaine.

On se leva aussitôt et, après avoir marchéquelque temps en ordre dispersé, tous les promeneurs finirent parse retrouver sous les ombrages délicieux d’une belle allée detilleuls qui aboutissait à la rivière et semblait tracer la limitede la propriété d’agrément. La vue, à cet endroit, était trèsbelle : à gauche, au pied d’une colline boisée, dans un sitebien abrité, se dressait la ferme d’Abbey Mill ; devant,s’étendaient de vastes prairies au travers desquelles serpentait larivière.

– C’était un spectacle agréable, reposantpour les yeux et pour l’esprit : la verdure anglaise, laculture anglaise et le confort anglais sous un beausoleil !

Emma arriva en compagnie de M. Weston ettrouva M. Knightley et Henriette en conversation animée :elle fut frappée de ce tête-à-tête et heureuse de constater lerevirement qui s’était produit dans l’opinion de M. Knightleytouchant son amie. Celle-ci, de son côté, s’étaittransformée : elle pouvait désormais contempler sans envie laferme d’Abbey Mill, ses riches pâturages, ses nombreux troupeaux,son potager en fleur et la légère colonne de fumée qui montait dansle ciel bleu. Quand Emma les rejoignit, M. Knightley était entrain de décrire à Henriette les différents modes de culture. Ilsmarchèrent ensemble en causant de la façon la plus cordiale. Ilfallut bientôt songer au déjeuner, et les invités reprirent lechemin de la maison. Ils étaient tous installés et pourtant FrankChurchill n’arrivait pas. Mme Weston ne cessait deregarder à la fenêtre ; M. Weston, tout en regrettantl’absence de son fils, se moquait des craintes de sa femme.Celle-ci s’étonnait néanmoins qu’après avoir annoncé siexplicitement sa venue, Frank manquât à sa promesse. On lui fitobserver que l’état de Mme Churchill suffisait àexpliquer un renversement des plans antérieurs.Mme Weston finit par se laisser convaincre.

Le repas terminé, on décida de descendrejusqu’aux étangs de l’Abbey ; M. Woodhouse avait déjàfait un tour dans la partie la plus élevée du jardin où l’humiditéde la rivière n’arrivait pas ; Emma demeura pour lui tenircompagnie afin de permettre à Mme Weston de prendreun peu d’exercice.

M. Knightley s’était ingénié à amuserM. Woodhouse : livres, gravures, médailles, camées,coraux, coquilles avaient été mis à la disposition de son vieilami. Avant le déjeuner, Mme Weston lui avait faitles honneurs des diverses collections et il se préparait à selivrer à une seconde inspection. Avant de s’asseoir auprès de sonpère, Emma avait accompagné les autres jusqu’à la porte où elles’était attardée quelques moments dans l’antichambre pour examinerun tableau ; elle était là depuis peu quand elle vit arriverJane Fairfax ; celle-ci marchait vite et paraissaitpréoccupée ; en apercevant Emma, la jeune fillesursauta :

– Je ne comptais pas, dit-elle, vousrencontrer ici, Mademoiselle Woodhouse, mais c’est vous,précisément, que je cherchais. Je viens vous demander de me rendreun service. Ma tante n’a pas la notion de l’heure et je suis sûreque ma grand’mère sera inquiète. Je vais rentrer de suite. Je n’aiaverti personne pour ne pas troubler la promenade. Les uns sontallés aux étangs, les autres du côté des tilleuls ; jusqu’auretour, on ne s’apercevra pas de mon absence : alors je vousprie de bien vouloir dire que je suis à la maison.

– Certainement, si vous le désirez ;mais vous n’allez pas marcher jusqu’à Highbury ?

– Mais si ; que peut-ilm’arriver ? Je serai à la maison dans vingt minutes.

– Laissez, je vous en prie, le domestiquede mon père vous accompagner, ou plutôt je vais commander lavoiture : elle sera attelée dans cinq minutes.

– Merci ; à aucun prix. Je préfèremarcher. Il convient que je m’accoutume à sortir seule : jevais bientôt être appelée à veiller sur les autres !

Elle parlait nerveusement et Emma réponditavec cœur :

– Dans tous les cas il ne peut y avoiractuellement aucune utilité à vous imposer cette fatigue, d’autantplus que la chaleur est accablante.

– Je me sens lasse en effet, MademoiselleWoodhouse ; nous avons toutes connu, n’est-il pas vrai desmoments de découragement ? La plus grande preuve d’amitié quevous puissiez me donner est de me laisser faire à ma guise.Veuillez seulement expliquer mon absence, au moment opportun.

Emma n’avait plus rien à ajouter ; elleaccompagna la jeune fille jusqu’à la porte avec une sollicitudeamicale. Jane la remercia et elle ajouta :

– Oh ! Mademoiselle Woodhouse, quelrepos, parfois, d’être seule !

Emma interpréta cette exclamation comme l’aveude la perpétuelle contrainte infligée à Jane par la compagnie de satante. « Je vous comprends » se dit-elle en revenant surses pas « et j’ai pitié de vous ! »

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé et Emmaavait à peine eu le temps d’examiner une série de vues de la placeSaint-Marc, à Venise, quand Frank Churchill pénétra dans la pièce.Emma ne pensait plus à lui mais elle fut très contente de levoir : elle pensa d’abord que Mme Westonserait tranquillisée ; du reste la jument noire n’était, enaucune façon, responsable du retard.

– Au moment où je m’apprêtais à me mettreen route, dit-il en s’asseyant, ma tante a été prise d’une crisenerveuse qui a duré plusieurs heures ; j’avais d’abord renoncéà ma visite, mais, à la suite d’un mieux sensible chez la malade,je me suis décidé à monter à cheval. Toutefois, si j’avais prévu latempérature à laquelle j’allais être exposé et que j’arriveraistrop tard, je ne serais pas venu. La chaleur est excessive ;je puis supporter n’importe quel degré de froid, mais la chaleurm’accable.

– Vous serez bien vite rafraîchi,répondit Emma, si vous restez assis tranquillement.

– Dès que j’aurai moins chaud, je m’enirai. Il m’a été très difficile de me rendre libre, mais mon pèreavait tant insisté dans sa lettre !… Vous allez, du reste,tous partir bientôt je suppose ; j’ai rencontré une desinvitées sur la route ; par un temps pareil, c’est de lafolie, de la folie pure !

Emma l’écoutait parler avec surprise ets’étonnait d’un pareil accès de mauvaise humeur. Certainespersonnes deviennent irritables, quand elles ont chaud :évidemment Frank Churchill faisait partie de cette catégorie.

– Vous trouverez dans la salle à manger,reprit-elle, un excellent déjeuner, et cela vous fera du bien.

– Non, je n’ai pas faim ; je vousremercie… je préfère rester ici.

Deux minutes après, néanmoins, il changead’avis et se dirigea vers la salle à manger, sous le prétexte deboire un verre de bière. Emma se retourna vers son père et seconsacra de nouveau à lui. « Je suis heureuse, pensait-elle,de n’avoir plus d’inclination pour lui ; je ne pourrais aimerun homme qu’un peu de soleil suffit à mettre hors delui ! »

Frank Churchill demeura absent assez longtempspour avoir été à même de prendre un repas très confortable etrevint en bien meilleur état, ayant retrouvé ses bonnesmanières ; il approcha une chaise, prit intérêt à leursoccupations et exprima d’une façon raisonnable son regret d’êtrearrivé si tard. M. Woodhouse était en train de regarder desvues de Suisse.

– Dès que ma tante ira mieux, dit-il,j’irai à l’étranger ; je n’aurai de repos que je n’aie vu tousces endroits. Je vous enverrai mes dessins ou le récit de monvoyage ou un poème. Je veux faire parler de moi.

– C’est possible, mais pas à propos dedessins. Vous n’irez pas en Suisse ; votre oncle et votretante ne vous laisseront jamais quitter l’Angleterre.

– Ils peuvent être amenés à voyagereux-mêmes ; il est très possible qu’un climat chaud soitordonné à ma tante. J’ai idée que nous irons tous àl’étranger ! J’ai besoin d’un changement. Je suis fatigué del’Angleterre et je partirais demain si je le pouvais.

– Vous êtes fatigué de la prospérité etdu bien-être ! Découvrez-vous quelques soucis etrestez !

– Vous vous trompez ; je ne meconsidère nullement comme un être privilégié : je suiscontrecarré en tout.

– Vous n’êtes cependant pas aussimalheureux que vous l’étiez en arrivant. Allez tremper encore unbiscuit dans du madère et vous serez tout à fait remis !

– Non, je ne bougerai plus ; jeresterai près de vous ; je ne connais pas de meilleurremède.

– Nous allons à Box Hill demain. Vousviendrez avec nous ; sans doute, ce n’est pas la Suisse, maisc’est toujours un pis aller pour un jeune homme qui éprouvel’impérieux besoin d’élargir son horizon ! Vous resterez icice soir et vous viendrez avec nous, n’est-ce pas ?

– Il faut que je rentre ce soir. Il ferafrais ; ce sera très agréable.

– Mais vous pouvez revenir demain matinde bonne heure ?

– Ce n’est pas la peine ; si jeviens, je serai de mauvaise humeur.

– Dans ce cas, je vous prie, demeurez àRichmond.

– Mais si je reste, ce sera pire. Je nepourrai jamais supporter la pensée de vous savoir tous là-bas sansmoi.

– Vous êtes seul juge en cetteaffaire ; optez entre les deux maux ! Je vous laisselibre.

Les promeneurs arrivèrent bientôt : pourquelques-uns d’entre eux ce fut un grand plaisir d’apercevoir FrankChurchill ; d’autres demeurèrent plus calmes, mais l’absencede Mlle Fairfax fut regrettée de tous. On ne tardapas à s’apercevoir qu’il était l’heure de se séparer et après avoirpris les dernières dispositions pour le rendez-vous du lendemain,on se dit adieu. Les derniers mots que Frank Churchill adressa àEmma furent :

– Eh bien ! Si vous m’en donnezl’ordre, je resterai.

Emma sourit approbativement. Il fut doncdécidé, qu’à moins d’un rappel de Richmond, le jeune hommecoucherait à Randalls.

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