Emma

Chapitre 26

 

Frank Churchill revint le soir même ; ilarriva un peu en retard à dîner, mais personne n’en sut rien.Mme Weston, en effet, était trop désireuse que sonbeau-fils ne déméritât pas aux yeux deMlle Woodhouse pour l’exposer, sauf dans le cas deforce majeure, à la moindre critique. Ses cheveux étaient coupés etil se moqua de lui-même avec une extrême bonne grâce. Le lendemainil vint à Hartfield : Emma l’observa et ne put distinguer enlui aucun symptôme de gêne. Il avait son entrain habituel.

Elle se prit à moraliser à part soi :

– Je le constate avec regret ; maisil est certain qu’un acte absurde, dont un être intelligent al’impudence de revendiquer la responsabilité, perd en grande partieson caractère infamant ; le grelot de la folie, manié par desmains expertes, rend un son particulier !

Dans les paroisses de Donwell et d’Highbury,l’opinion était nettement favorable au nouvel arrivant et, le caséchéant, on eût été tout disposé à faire preuve d’indulgence pourun jeune homme si élégant qui souriait si souvent et saluait avectant de grâce.

Sourires et saluts, pourtant, n’avaient pasréussi à dissiper les préventions de M. Knightley ; enapprenant, la veille, au cours de sa visite à Hartfield, la fuguede Frank Churchill, il ne fit tout d’abord aucun commentaire, ilouvrit un journal et Emma l’entendit murmurer : « C’estbien le jeune fat que je m’étais imaginé ! » Elles’apprêtait à répondre, mais s’apercevant que M. Knightleyn’avait apporté à cette remarque aucun esprit de provocation à sonégard, elle ne le releva pas.

Le mardi arriva : Emma se sentait toutedisposée à passer une agréable soirée : elle ne voulait pas sesouvenir que six semaines auparavant, à l’époque même de la faveurde M. Elton, une des principales faiblesses qu’elle discernaiten lui était précisément une fâcheuse propension à dîner chez lesCole !

Le confort de M. Woodhouse étaitamplement assuré : Mme Bates etMme Goddard étaient toutes deux à leur poste. Ledernier soin d’Emma avant de quitter la maison fut d’entrer ausalon pour présenter ses respects aux amies de son père ;elles finissaient de dîner. M. Woodhouse contemplaaffectueusement sa fille et la complimenta sur sa jolietoilette ; pendant ce temps celle-ci s’efforça, en servant auxdames de grands morceaux de gâteau, d’apporter une compensation auxprivations qu’elle supposait leur avoir été imposées, au nom del’hygiène, pendant le repas.

En même temps que celle d’Emma une autrevoiture s’arrêta devant la porte de M. Cole ; elle futagréablement surprise en reconnaissant le coupé de Knightley ;ce dernier n’avait pas de chevaux à lui et faisait rarementatteler : il se plaisait à affirmer son caractère indépendantet venait la plupart du temps à pied chez ses amis.

Selon l’estimation d’Emma cette manière d’agirne convenait en aucune façon au propriétaire de Donwell Abbey.Aussi quand M. Knightley s’approcha pour l’aider à descendre,s’empressa-t-elle de lui faire part de son approbation.

– Voilà l’équipage dans lequel il sied àun homme comme il faut de se rendre en soirée. Je vous fais mescompliments.

Il la remercia et ajouta :

– Comme c’est heureux que nous soyionsarrivés au même moment ! Si nous étions, de prime-abord,rencontrés dans le salon, vous n’auriez sans doute pas remarqué quej’avais l’air particulièrement distingué, ni deviné comment j’étaisvenu.

– Vous vous trompez, je m’en seraiscertainement aperçue. Lorsque vous avez conscience d’avoir employéun moyen de locomotion non conforme à votre rang, vous affectez unair de bravade et d’indifférence. Aujourd’hui, au contraire, vousn’avez aucun effort à faire ; vous ne craignez pas que l’onsuppose que vous avez honte ; vous n’avez pas besoin deredresser votre taille. Je serai fière d’entrer avec vous dans lesalon.

« Vous êtes absurde ! » fut laréponse, faite sans mauvaise humeur.

Emma fut reçue par les Cole avec unerespectueuse cordialité et on lui donna toute l’importancedésirable. Mme Weston l’accueillit de son regard leplus tendre ; Frank Churchill s’approcha avec un empressementsignificatif ; à dîner il était assis auprès d’elle et Emmasoupçonna que les places n’avaient pas été assignées sanspréméditation.

L’assemblée comprenait, en outre, une familledes environs moins immédiats, très bien placée socialement etM. Cox, l’homme d’affaires d’Highbury, accompagné de son fils.Les dames Cox, Mlle Fairfax,Mlle Bates et Mlle Smith devaientvenir après dîner. Vu le nombre des convives, une conversationgénérale n’était pas possible, aussi, pendant que l’on causaitpolitique et que l’on discutait les projets de M. Elton, Emmaput-elle sans inconvénient se consacrer à son voisin. À un momentpourtant elle entendit prononcer le nom deMlle Fairfax et elle prêta l’oreille :Mme Cole racontait un fait qui paraissait exciterun vif intérêt.

– J’ai été aujourd’hui, disait-elle,faire une visite à Mlle Bates et, en entrant dansle salon, mon attention fut immédiatement attirée par l’adjonctionau mobilier d’un piano, un magnifique demi-queue ; je me suisempressée de complimenter Mlle Bates ;celle-ci me donna aussitôt toutes lesexplications possibles : le piano était arrivé la veille dechez Broadwood ; personne ne s’y attendait ; Janeelle-même n’y comprenait rien ; elles sont maintenantpersuadées que c’est un cadeau du colonel Campbell. Pour ma part,je n’ai aucun doute touchant la provenance de ce piano et leurhésitation m’a surprise ; mais Jane avait, paraît-il, reçu unelettre des Campbell tout dernièrement ne faisant aucune allusion dece genre ; sans doute elle est à même de connaître leurmanière d’agir, pourtant il me semble que leur silence peuts’expliquer par le désir de lui faire une surprise.

Tout le monde fut de l’avis deMme Cole, et chacun exprima sa satisfaction d’unprésent si approprié.

– Il y a longtemps qu’une nouvelle ne m’afait autant de plaisir, continua Mme Cole. Unemusicienne comme Jane Fairfax n’avoir pas un piano à elle !C’était une vraie pitié, surtout si l’on pense au nombre de maisonsoù l’on voit de beaux instruments absolument inutiles : noussommes dans ce cas, et je disais hier à M. Cole :« Je suis honteuse de regarder notre nouveau piano à queue enpensant à la pauvre Jane Fairfax qui n’a même pas à sa dispositionune vieille épinette. M. Cole était tout à fait de mon avis,mais il aime beaucoup la musique et il n’a pas résisté à faire cetachat ; peut-être nos bons voisins seront-ils assez aimablespour réhabiliter de temps en temps notre piano, c’est notre seuleexcuse ; Mlle Woodhouse ne nous refusera pas,je suis sûre, de l’essayer ce soir.

Emma acquiesça comme il convenait et, le sujetétant épuisé, elle se tourna vers Frank Churchill :

– Pourquoi souriez-vous, dit-elle.

– Permettez-moi de vous rétorquer laquestion ?

– Moi ! C’est sans doute de plaisir,en apprenant que le Colonel Campbell est si riche et si généreux.Voici un magnifique cadeau.

– Oui, vraiment !

– Je me demande pourquoi il n’a pas étéoffert plus tôt.

– Peut-être Mlle Fairfaxn’a-t-elle jamais séjourné aussi longtemps à Highbury.

– Il aurait été si simple de mettre à sadisposition leur propre piano : il doit être maintenantenfermé à Londres et ne sert à personne.

– C’est un piano à queue et le colonel asans doute estimé que ce serait trop encombrant pour la maison deMme Bates.

– Malgré votre attitude diplomatique, jedevine que vous partagez mon scepticisme !

– En vérité, vous vous exagérez maperspicacité ; je souris en vous voyant sourire etj’endosserai probablement vos soupçons ; mais pour le moment,dans ma simplicité d’esprit, je m’en tiens au colonel Campbell.

– Que direz-vous deMme Dixon ?

– Mme Dixon ! Je n’yavais pas pensé : elle savait certainement combien un pianoserait le bienvenu ! En y réfléchissant, le mode d’envoi, lemystère, indiquent plutôt le plan d’une jeune femme que celui d’unhomme d’âge. Je vous l’ai dit, vous éclairez la route et je voussuis.

– Dans ce cas, il vous faudra allerjusqu’à M. Dixon.

– M. Dixon ! Parfait ! Cedoit être, je m’en rends compte maintenant, un présent deM. et Mme Dixon. Nous parlions précisément,l’autre jour, de l’admiration du mari pour le talent deMlle Fairfax.

– Oui et ce que vous m’avez dit à cesujet m’a confirmée dans mon idée. Je ne doute pas de leurs bonnesintentions mais deux suppositions s’imposent : ou bienM. Dixon après avoir fait sa demande àMlle Campbell est tombéamoureux de l’amie de sa fiancée ou bienMlle Fairfax n’a pas su cacher au fiancé de sonamie l’attachement qu’il lui avait inspiré. Il doit y avoir eu uneraison grave pour déterminer Mlle Fairfax à venir àHighbury au lieu d’accompagner les Campbell en Irlande : icielle mène une vie de recluse, là les plaisirs se seraient succédé.Quant à la préférence donnée à l’air natal je ne puis y ajouterfoi. Si nous étions en été ce prétexte aurait pu à la rigueurparaître plausible, mais quel bénéfice peut-elle tirer d’un séjourà Highbury pendant les mois de janvier, février et mars ? Debons feux et une voiture seraient beaucoup plus indiqués pour unesanté délicate. Je ne vous demande pas d’adopter tous mes soupçonsmais je vous les fais honnêtement connaître.

– Et sur ma parole, ils ont un grand airde vérité. Je me porte garant de la prédilection de M. Dixonpour le talent de Mlle Fairfax.

– De plus il lui a sauvé la vie au coursd’une promenade sur l’eau ; elle allait, paraît-il, passer pardessus bord quand il la retint.

– C’est exact : j’étais là.

– Vous avez assisté à la scène !Comment ne vous a-t-elle pas suggéré l’idée que je viensd’émettre ?

– Je n’ai vu que le fait lui-même ;ce fut du reste l’affaire d’un moment. Après coup, l’alarme futtrop grande et trop générale pour permettre d’observer dessymptômes de trouble particulier chez l’un de nous.

– Soyez sûr que d’ici peu nous seronsfixés sur la provenance de ce piano par une lettre de M. et deMme Dixon.

– Et si les Dixon en désavouentabsolument la paternité, il nous faudra revenir auxCampbell ?

– Non, il faut écarter les Campbell.Mlle Fairfax aurait dès le début pensé à cetteattribution si elle l’avait cru possible. Peut-être ne vous ai-jepas persuadé, mais à mon avis, M. Dixon est le Deus exmachina de cette affaire.

– Cette supposition me fait injure ;votre raisonnement m’entraîne à sa suite ; au début, tant quevous avez considéré le colonel Campbell comme le donateur probable,je voyais dans cet envoi la preuve d’une affectionpaternelle ; quand vous avez, fait allusion àMme Dixon, cette hypothèse m’a immédiatementséduit : la main d’une femme avait dû,en effet, préparer une si délicate attention et maintenant vousm’avez amené à envisager ce don sous un jour tout nouveau :c’est un hommage de l’amour.

Le triomphe d’Emma était complet et ellen’insista pas ; ils furent du reste contraints de se mêler àla conversation générale, le diapason de l’animation des autresconvives s’étant trouvé soudain abaissé par suite d’uneinterruption un peu longue du service ; quelques remarquesspirituelles furent échangées, quelques sottises débitées ;mais, dans l’ensemble, on s’en tint au niveau des proposquotidiens : redites, vieilles nouvelles et grossesplaisanteries.

Les dames n’étaient pas depuis longtemps ausalon lorsque les autres invitées arrivèrent les unes après lesautres.

Emma guetta l’arrivée de sa petite amie ;les larmes n’avaient laissé aucune trace sur le joli visaged’Henriette ; celle-ci était toute disposée à jouir de l’heureprésente sans arrière pensée.

Jane Fairfax à son tour fit son entrée ;elle avait indiscutablement grand air et semblait d’une essencesupérieure ; mais Emma ne doutait pas que la jeune fille n’eutvolontiers pris pour elle les peines et les déboires d’Henriette enéchange du dangereux plaisir de se savoir aimée par le mari de sonamie. Emma se sentait trop au courant du secret pour simuler lacuriosité ou l’intérêt ; en conséquence elle se tint àdistance. Mais le sujet fut aussitôt abordé par les autres :Jane Fairfax ne put dissimuler sa confusion et ce fut en rougissantqu’elle accueillit les félicitations et qu’elle fit allusionà : « mon excellent ami le colonel Campbell ».

Mme Weston, en sa qualité demusicienne, prenait un intérêt particulier à l’événement ;elle continuait de la meilleure foi du monde à parler touches,sons, pédales ; pendant ce temps, Emma observait Jane Fairfaxet elle lisait sur le visage de la charmante héroïne le désirévident de mettre fin à un entretien gênant.

Frank Churchill ne tarda pas à rejoindre lesdames au salon ; après avoir présenté ses compliments àMlle Bates et à Mlle Fairfax, il sedirigea directement vers le côté opposé du cercle et attendit pours’asseoir de trouver une place auprès deMlle Woodhouse, marquant ainsi clairement sapréférence ; Emma le présenta à son amie,Mlle Smith, et au moment opportun, elle devint tourà tour leur confidente.

« Il n’avait jamais vu une si ravissantefigure et était charmé de la naïveté de la jeune fille. »

Et, de son côté, Henriette déclara :

– C’était, sans aucun doute, lui faire untrop grand compliment, mais M. Frank Churchill lui rappelaitun peu M. Elton.

Emma retint son indignation et se détourna ensilence. Elle donna toute son attention au jeune homme.

« Il avait attendu avec impatience, luidit-il, le moment de quitter la salle à manger ; son père,M. Knightley, M. Coxe et M. Cole étaientactuellement occupés des affaires de la paroisse ; en saprésence pourtant la conversation s’était maintenue fort agréable,tout à fait digne d’hommes distingués et intelligents. »

Emma le questionna sur la société duYorkshire, les ressources et la composition du voisinage ; illui donna toutes les informations y afférentes : lesréceptions à Enscombe étaient rares, les visites échangées selimitaient à une classe de grandes familles habitant à d’assezgrandes distances ; du reste alors même que les invitationsétaient faites et les jours fixés, Mme Churchill nese trouvait généralement pas dans un état de santé ou dans unedisposition d’esprit qui lui permît de mettre ses projets àexécution ; son oncle et sa tante ne faisaient par principeaucune nouvelle connaissance ; il avait ses relationsparticulières, mais ce n’était pas sans difficulté et sans déployerbeaucoup d’adresse qu’il pouvait parfois s’échapper ou obtenirl’autorisation de faire une invitation pour une nuit.

L’influence de Frank Churchill à Enscombeétait évidemment considérable ; il ne s’en vantait pas mais ilétait facile de deviner qu’il devait avoir réussi à persuader satante où son oncle avait échoué : elle le lui fit observer etil avoua qu’en effet, sauf sur une ou deux questions, il était àmême avec le temps d’arriver à ses fins. Il mentionna ensuite undes points faibles de sa tyrannie.

– J’ai fait l’année dernière tous mesefforts pour obtenir l’autorisation de voyager à l’étranger, maisma tante est restée inflexible. Maintenant je n’éprouve plus cedésir.

Emma pensa que le second point où il ne luiétait pas possible de faire prévaloir sa volonté devait concernerses rapports avec son père, mais il n’y fit pas allusion.

– J’ai fait une triste découverte, dit-ilaprès une pause. Je suis ici depuis une semaine : c’est lamoitié de mon séjour. Jamais le temps ne m’a semblé fuir plus vite.J’ai horreur d’y penser.

– Peut-être regrettez-vous maintenant,reprit Emma malicieusement, d’avoir consacré une journée entièreaux soins de votre chevelure ?

– Non, reprit-il en riant, je n’éprouvepas de remords à ce sujet ; je ne trouve en effet aucunplaisir à la compagnie de mes amis si je ne me sens pas à monavantage :

Tous les hommes étaient maintenant de retourau salon, et Emma se trouva obligée de prêter l’oreille aux proposde M. Cole ; au bout de cinq minutes ce dernier s’éloignaet elle put de nouveau se consacrer à son voisin ; elle seretourna et surprit Frank Churchill en train de contemplerMlle Fairfax qui était assise juste en face.

– Qu’est-ce qui vous arrive ?dit-elle.

Il sursauta :

– Merci de m’avoir réveillé, reprit-il,je crains d’avoir été très malhonnête ; mais vraimentMlle Fairfax est coiffée d’une façon si bizarre queje n’ai pu m’empêcher de la regarder. Je n’ai jamais vu quelquechose de si outré ! Ces boucles ! Ce doit être une idée àelle. Je ne vois pas d’autres coiffures de ce genre. Il faut quej’aille lui demander si c’est une mode irlandaise. Oui j’y vais, etvous pourrez constater comment elle prend l’allusion.

Au même instant il s’éloigna et Emma le vitbien s’approcher de Mlle Fairfax et lui parler,mais elle ne put pas distinguer l’effet produit sur la jeune fille,car il avait eu la précaution de se placer exactement devant cettedernière.

Sans laisser à son beau-fils le temps dereprendre la place qu’il venait d’abandonner,Mme Weston vint s’asseoir à côté d’Emma.

– Voici l’agrément d’une nombreuseréunion, dit-elle, on peut retrouver ses amis et parler en touteliberté. Ma chère Emma, je brûle de vous entretenir. Je viensd’échafauder des plans d’après vos leçons et je veux vous en fairepart dans toute leur fraîcheur. Savez-vous commentMlle Bates et sa nièce se sont renduesici ?

– À pied évidemment. De quelle autrefaçon pouvaient-elles venir ?

– Vous semblez avoir raison ! Ehbien il y a quelques instants je pensais combien il était tristeque Jane Fairfax fût obligée de marcher à cette heure, de la nuitet par ce froid ; elle était en transpiration et enconséquence d’autant plus exposée à attraper un rhume. Pauvrefille ! Je ne pus supporter cette idée. Je fis signe àM. Weston, dès sa rentrée dans le salon, et lui parlai de lavoiture. Vous pouvez deviner avec quel empressement il accéda à mondésir. Forte de l’approbation conjugale, je me dirigeaiimmédiatement vers Mlle Bates pour lui dire quenotre voiture serait à sa disposition pour rentrer. Inutile,n’est-ce pas, de répéter les expressions de sa reconnaissanceattendrie, mais avec mille et mille remerciements elleajouta : « Il n’est pas nécessaire de vous déranger, carla voiture de M. Knightley nous a amenées et doit nousreconduire à la maison. » Je fus tout à fait surprise, trèscontente bien entendu, mais vraiment surprise. Une attention sidélicate ! Précisément le genre de service dont si peud’hommes auraient eu l’idée. Voici ma conclusion : en mebasant sur ma connaissance des habitudes de M. Knightley,j’imagine que la voiture fut attelée pour leur commodité.

– Rien de plus probable, dit Emma. Je neconnais pas d’homme, – je ne dirai pas plus galant, – mais plushumain : étant donné l’état de santé de Jane Fairfax, il aurajugé que l’humanité commandait cette intervention. Nous sommesarrivés ensemble, mais il n’a fait aucune allusion qui pût letrahir.

– Pour ma part, ditMme Weston, je n’attribue pas sa conduite à desmotifs aussi désintéressés ; en écoutantMlle Bates un soupçon m’est entré dans la tête etje n’ai pu m’en débarrasser, plus j’y pense et plus cette hypothèseme paraît plausible. Pour ne rien vous céler, j’ai imaginé unmariage entre M. Knightley et Mlle Fairfax. Mevoici marchant sur vos brisées ! Qu’en dites-vous ?

– M. Knightley et Jane Fairfax –s’écria Emma. Chère madame Weston, comment pouvez-vous imaginer unechose pareille ! M. Knightley ne doit pas semarier ! Vous ne voudriez pas que le petit Henri fût dépouilléde Donwell ?

– Ma chère Emma, je souhaite vivementqu’aucun tort ne soit causé au cher petit Henri, mais l’idée de cemariage m’a été suggérée par les circonstances et siM. Knightley désire vraiment se marier, vous ne pouvez pasespérer que l’existence d’un petit garçon de six ans puisseconstituer un obstacle !

– Votre interprétation des faits meparaît erronée, il faudrait de meilleures raisons pour meconvaincre : sa bonté naturelle, la considération qu’il atoujours témoignée à Mme et àMlle Bates personnellement suffisent à expliquerl’offre de la voiture. Ma chère Mme Weston ne vousoccupez plus de mariages : vous ne réussissez pas. JaneFairfax, maîtresse à l’abbaye ! J’espère pour lui qu’il nefera jamais une pareille folie.

– Imprudence si vous le voulez, mais pasfolie. Excepté l’inégalité de fortune et une certaine disparitéd’âge, je ne vois rien de particulièrement choquant.

– Mais M. Knightley ne désire pas semarier ; je suis sûre qu’il n’en a pas l’idée. Ne la luimettez pas en tête ! Pourquoi se marierait-il ? N’est-ilpas heureux ? Il a sa ferme, ses troupeaux, sabibliothèque ; il s’occupe des affaires de la paroisse ;d’autre part, il ressent beaucoup d’affection pour les enfants deson frère. Il n’a aucune raison de se marier : son temps estpris et son cœur n’est pas sevré de tendresse.

– Ma chère Emma, il se peut qu’il en soitainsi ; mais s’il aime Mlle Fairfax…

– Quelle idée ! Jane Fairfax lui estindifférente, du moins au point de vue de l’amour. Il ferait à elleou à sa famille tout le bien possible mais…

– Eh bien, réponditMme Weston en riant. C’est dans cette intention,sans doute, qu’il songe à lui procurer un foyer aussirespectable !

– Je vois clairement les avantages ducôté de Jane Fairfax, mais ce serait un grand malheur pour lui.Comment pourrait-il supporter d’avoir Mlle Batescomme alliée ? Il lui faudrait s’entendre sans cesse remercierde la grande bonté qu’il aurait eu d’épouser Jane ! « Sibon et si obligeant ! Mais il avait toujours été un voisin siparfait ! » Et ensuite à la moitié d’une phrase, ellesauterait à un jupon de sa mère : « Ce n’était pas untrès vieux jupon ; il durerait encore longtemps et elle avaitla satisfaction de pouvoir dire que leurs jupons étaient trèssolides ».

– Vous n’avez pas honte, Emma, del’imiter ainsi ; vous me faites rire malgré moi. Mais, à monavis, M. Knightley ne serait guère incommodé par le bavardagede Mlle Bates. Les petites choses ne l’irritentpas. Il la laisserait parler ; et, s’il avait quelque chose àdire lui-même, il élèverait simplement la voix et il couvriraitcelle de la bonne demoiselle. Du reste, la question n’est pas desavoir si cette alliance serait avantageuse pour lui, maisseulement s’il la désire ; et je crois que c’est le cas. Jel’ai entendu faire l’éloge de Jane Fairfax à maintesreprises ! Son anxiété, concernant la santé et l’avenir de lajeune fille, indiquent clairement tout l’intérêt qu’il lui porte.C’est un grand admirateur du talent deMlle Fairfax : il m’a souvent dit qu’il ne selasserait jamais de l’entendre chanter. On ! j’allais oublierune autre idée. Le piano anonyme, bénévolement attribué auxCampbell ne peut-il pas être un cadeau de M. Knightley ?Je ne puis m’empêcher de le soupçonner.

– M. Knightley ne fait rienmystérieusement.

– Je l’ai entendu plusieurs fois exprimerson regret que Jane n’eût pas un piano.

– C’est possible, mais s’il avait eul’intention de lui faire ce cadeau, il le lui aurait dit.

– Il peut avoir eu des scrupules dedélicatesse. Il me semble me rappeler qu’il s’est montréparticulièrement silencieux et réservé pendant le récit deMme Cole.

– Vous vous emparez d’une idée, ma chèremadame Weston, et vous vous échappez avec comme vous me l’avez biensouvent reproché. Je ne distingue aucun signe d’attachement ;je ne crois pas au cadeau et l’évidence seule pourra me faireadmettre que M. Knightley ait l’intention d’épouser JaneFairfax.

Peu à peu, Emma gagnait du terrain ;Mme Weston avait l’habitude de céder dans leursdiscussions. À ce moment, il se fit dans le salon un légerbrouhaha : on venait, en effet, d’enlever la table à thé et onpréparait le piano. M. Cole s’approcha pour prierMlle Woodhouse de leur faire l’honneur d’essayer lenouvel instrument. Frank Churchill, dont on ne s’était plus occupépendant sa conversation animée avec Mme Weston etqui avait pris une chaise auprès de Mlle Fairfax,s’approcha à son tour et joignit ses instances à celles deM. Cole. Comme à tous les points de vue, Emma préféraitcommencer, elle accepta sans difficulté.

Elle connaissait trop bien elle-même leslimites de son talent pour tenter plus qu’elle ne pouvait accompliravec succès ; elle ne manquait pas de goût dans l’exécutiondes petits morceaux généralement appréciés et elle s’accompagnaitbien. Frank Churchill lui fit la surprise de chanter un duo avecelle ; il s’excusa en terminant et reçut les complimentsd’usage. Emma insista ensuite pour céder la placé àMlle Fairfax et elle s’assit non loin du piano.Frank Churchill donna également son concours à cette partie duconcert.

M. Knightley se tenait au premier rangdes auditeurs, Emma l’aperçut et dès lors ne prêta plus qu’uneoreille distraite à la musique et au chant. Elle se prit àréfléchir aux confidences de son amie ; ses objections aumariage de M. Knightley ne diminuaient pas ; elle envoyait tous les inconvénients ; ce serait un granddésappointement pour M. John Knightley et par conséquent pourIsabelle, un véritable préjudice pour les enfants, un changementdes plus pénibles et une perte matérielle pour tous, un grand videpour M. Woodhouse ; quant à elle-même, elle ne pouvaitpas supporter l’idée d’une Mme Knightley à laquelletout le monde devrait céder le pas ! À ce momentM. Knightley se retourna et vint s’asseoir auprès d’elle. Ilsparlèrent d’abord des qualités du jeu deMlle Fairfax ; l’admiration de soninterlocuteur était certainement très vive, mais sans les remarquesde Mme Weston, Emma n’en eut sans doute pas étéfrappée ; néanmoins en guise de pierre de touche, elle fitallusion à la bonté dont il avait fait preuve à l’égard deMlle Bates et de Mlle Fairfax.

– Je regrette souvent ; dit-elle, dene pas oser offrir notre voiture dans ces circonstances ; cen’est pas que je n’en aie le désir ; mais vous savez combienmon père verrait de difficultés à faire atteler pour cetteraison.

– Il ne peut en être question, reprit-ilen souriant.

Il parut tout à fait satisfait de cette bonnevolonté, aussi Emma continua-t-elle :

– Ce présent des Campbell est vraimentoffert avec beaucoup de cœur ?…

– Oui, répondit-il sans le moindreembarras, mais pourquoi ne pas lui en avoir donné avis ? Lessurprises ne signifient rien : le plaisir n’est pas augmentéet ces cachotteries ont de nombreux inconvénients. J’aurais cru quele colonel Campbell eût fait preuve d’un meilleur jugement.

Depuis ce moment Emma demeura persuadée queM. Knightley n’était pour rien dans l’envoi du piano, mais illui manquait encore quelques données pour être fixée sur lessentiments intimes de son interlocuteur.

À la fin du second morceau, la voix deMlle Fairfax faiblit. On la pressait pourtant decontinuer ; Frank Churchill intervint pour dire :« Je crois que vous pourriez chanter ce morceau sans grandefatigue, la première partie est insignifiante, tout porte sur laseconde. »

M. Knightley se fâcha :

– Ce jeune homme dit-il avec indignationne pense qu’à mettre sa voix en évidence.Mlle Fairfax a chanté suffisamment pour cesoir.

Et touchant Mlle Bates.

– Êtes-vous folle de laisser votre niècese fatiguer de la sorte ? Allez et intervenez. Ils n’ont paspitié d’elle.

Mlle Bates dans sa réelleamitié pour Jane prit à peine le temps d’exprimer sareconnaissance ; elle s’avança et mit un terme àl’audition.

Au bout de cinq minutes, on proposa de danseret M. et Mme Cole se hâtèrent de faire dégagerla pièce. Mme Weston, incomparable pour la musiquede danse, entama une valse irrésistible ; Frank Churchills’approchant d’Emma le plus galamment du monde l’invita et laconduisit au milieu du salon. Emma trouva le temps, en dépit descompliments que son partenaire lui débitait sur la manière dontelle avait chanté, d’observer Knightley ; ce dernier nedansait pas en général et, s’il invitait Jane Fairfax, cette avanceaurait une véritable signification.

Pour le moment, M. Knightley parlait àMme Cole et ne paraissait prendre aucun intérêt àce qui se passait autour de lui. Jane fut invitée sans qu’il yprêtât attention. Emma interpréta cetteabstention comme un présage favorable et se sentit rassurée surl’avenir du petit Henri ; elle avait un cavalier digne d’elleet s’élança sans arrière-pensée. On était parvenu à rassembler cinqcouples, nombre respectable étant donné le caractère impromptu dela sauterie. Il fallut malheureusement s’arrêter au bout de deuxdanses ; il se faisait tard et Mlle Batescommença à être inquiète de sa mère. Après quelques essaisinfructueux pour prolonger la soirée, on dut se résigner à clore lafête.

– C’est mieux ainsi, dit Frank Churchillen mettant Emma en voiture, j’aurais été obligé d’inviterMlle Fairfax et sa danse languissante m’eut parubien fade après la vôtre.

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