Emma

Chapitre 31

 

Emma reconnut bientôt que les ravages causéspar Frank Churchill étaient peu considérables. Elle avait grandplaisir à entendre parler de lui ; elle espérait qu’une visiteau printemps serait possible mais elle n’était nullementmalheureuse ; le premier moment passé elle s’était mise àvaquer gaiement, comme d’habitude, à ses occupations. Tout enrendant justice aux qualités du jeune homme elle voyait clairementses défauts ; et de plus, si le souvenir de Frank Churchilloccupait souvent sa pensée, aux heures de loisir, les plans, lesdialogues, les lettres, les déclarations qu’elle imaginaitaboutissaient invariablement à un refus de sa part. Ils seséparaient avec de tendres paroles, mais la séparation étaitfatale : elle se rendait compte que, malgré sa résolution dene pas quitter son père, de ne jamais se marier, un attachementsérieux lui aurait rendu la lutte plus pénible.

« Il n’appert pas que je fasse grandusage du mot sacrifice, se dit-elle, dans mes aimables refus, nidans mes spirituelles réponses, Frank Churchill évidemment n’estpas nécessaire à mon bonheur et je m’en réjouis. D’autre part, ilest, je crois, très amoureux et s’il revient, je me tiendrai surmes gardes et j’éviterai toute apparence d’encouragement. Ce seraitinexcusable d’agir autrement étant décidée à ne pas l’épouser. Dureste, je ne pense pas qu’il ait pu à aucun moment, se méprendresur mon attitude ; dans ce cas, ses regards et son langageeussent été très différents à l’heure de la séparation :néanmoins, je m’observerai encore plus. Je ne m’imagine pas qu’ilsoit capable de constance : ses sentiments sont chauds, maisje les crois sujets à variation. Dieu merci ! mon bonheurn’est pas sérieusement en jeu. Tout le monde, dit-on, doit êtreamoureux une fois dans sa vie et me voici quitte à boncompte ! »

Quand Mme Weston apporta àHartfield la première lettre de son beau-fils, Emma la parcourutaussitôt avec plaisir et intérêt : c’était une longue missiveet une description imagée de son voyage. Le jeune homme s’adressaità Mme Weston avec une véritable affection et latransition de Highbury à Enscombe, le contraste entre les deuxendroits au point de vue des principaux avantages de la vie étaientindiqués autant que les convenances le permettaient. Le nom deMlle Woodhouse apparaissait à plusieurs reprises,mêlé à une allusion aimable, à un compliment, à un rappel d’unpropos tenu par la jeune fille. En post-scriptum il avaitajouté : « Je n’ai pas eu mardi un instant de libre commevous le savez pour saluer la petite amie deMlle Woodhouse ; veuillez transmettre à missSmith mes excuses et mes adieux. » Emma goûta la délicatessede cette attention détournée dont Harriet n’était que le prétexte.Mme Churchill allait mieux, mais il ne pouvait,même en imagination, fixer une date pour son retour à Randalls.

Emma replia la lettre et la rendit àMme Weston. Après comme avant cette lecture, ellesentait pouvoir fort bien se passer de Frank Churchill et ellesouhaita que ce dernier apprît à se passer deMlle Woodhouse.

L’arrivée de Frank Churchill avait été pendantune quinzaine de jours le sujet principal des conversations àHighbury, mais dès la disparition de ce dernier les faits et gestesde M. Elton reprirent leur ancien intérêt. Le jour du mariagefut bientôt fixé. Bientôt M. Elton serait de retour avec safemme. Emma fut péniblement affectée en apprenant cette nouvelle.Sans doute le moral d’Henriette s’était fortifié et la perspectivedu bal de M. Weston avait grandement contribué à apaiser sesregrets ; mais Emma craignait qu’elle n’eût pas encore atteintle degré d’indifférence nécessaire pour affronter les événementsactuels. En effet, la pauvre Henriette fut bientôt dans unedisposition d’esprit nécessitant toute la patience d’Emma :celle-ci considérait comme son devoir le plus strict de donner àson amie toutes les preuves d’affection possibles ; pourtantc’était un travail ingrat que de prêcher sans produire jamais aucuneffet : Henriette écoutait toujours avec soumission :« C’est très juste, c’est exactement ainsi ; ce n’est pasla peine de penser à eux », mais le résultat était nul et, aubout d’une demi-heure, Henriette était aussi anxieuse et inquiètequ’auparavant.

À bout de ressources Emma chercha à fairevibrer une autre corde chez Henriette et elle lui dit :

– En vous laissant aller à être simalheureuse à cause du mariage de M. Elton, vous ne pouvez mefaire sentir plus durement l’erreur dans laquelle je suis tombée.C’est moi qui suis responsable de tout ; je ne l’ai pasoublié, je vous assure ; trompée moi-même je vous ai trompée àmon tour ; ce sera pour moi un sujet de triste méditation.

Henriette fut trop touchée de ce discours pourpouvoir faire mieux que de protester par quelques monosyllabes.Emma continua :

– Je ne vous avais jamais dit,Henriette : Faites des efforts à cause de moi, pensez moins,parlez moins de M. Elton par égard pour moi. Vous aviezd’autres motifs d’agir ainsi et plus graves : j’ai fait appelà votre raison vous représentant la nécessité de prendre l’habitudede rester maître de soi, l’importance de ne pas provoquer lessoupçons des autres, l’urgence de sauvegarder votre santé. Mon seulbut était de vous éviter des souffrances inutiles. Peut-être,pourtant, ai-je quelquefois pensé qu’Henriette ne pouvait pasoublier les égards que l’affection doit inspirer.

Cet appel aux sentiments d’Henriette fut enpartie couronné de succès. L’idée de manquer de reconnaissance etde considération pour Mlle Woodhouse, la rendittout à fait malheureuse :

– Vous ayez été pour moi la meilleure desamies ! Personne ne vous vaut ! je n’aime personne autantque vous ! Je sais combien j’ai été ingrate,Mlle Woodhouse !

Ces protestations appuyées de la plus tendremimique touchèrent le cœur d’Emma.

« La spontanéité d’un cœur aimant a uncharme incomparable, se dit-elle ensuite à elle-même. C’est lanature affectueuse de mon père et d’Isabelle qui les font aimer detous. Je n’ai pas ces qualités, mais je sais les apprécier et lesrespecter. Henriette m’est de beaucoup supérieure à ce point devue. Chère Henriette, je ne voudrais pas vous changer pour la plusintelligente des créatures humaines ! »

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