Emma

Chapitre 30

 

Au bout de quelques jours arriva une lettred’Enscombe accordant l’autorisation demandée ; les termes dela réponse indiquaient que les Churchill n’étaient pas satisfaitsde cette prolongation de séjour, mais ils ne s’y opposèrentpas.

Tout paraissait donc marcher à souhait. Labonne humeur était générale. Jane Fairfax elle-même se montraitenthousiaste, elle en devenait animée, franche et ditspontanément : « Oh ! mademoiselle Woodhousej’espère qu’il n’arrivera rien pour empêcher cette réunion ;je m’en fais, je l’avoue, un véritable plaisir. »

Seul M. Knightley continuait à ne laisserparaître aucun intérêt. En réponse aux communications d’Emma, il secontentait de répondre :

– Très bien. S’il plaît aux Weston de sedonner tant de peine pour quelques heures d’un amusement bruyant,c’est leur affaire ; mais il ne dépend pas d’eux que j’yprenne plaisir. Naturellement, je ne peux pas refuser ; jeferai de mon mieux pour rester éveillé ; toutefois, j’auraispréféré de beaucoup rester à la maison pour examiner les comptes deWilliam Larkins. Je ne danse pas et je ne trouve aucun charme aurôle de spectateur ; du reste, la plupart de ceux qui neprennent pas une part active au bal partagent monindifférence : bien danser procure sans doute une satisfactionintérieure comme la vertu !

Hélas ! toute raison de divergence avecM. Knightley devait bientôt disparaître : après deuxjours d’une fausse sécurité, Frank Churchill reçut une lettre deson oncle le priant de revenir sans délai :« Mme Churchill était très malade ; déjàfort souffrante en répondant à son neveu, elle n’avait pas voulu,dans son désir de lui éviter un désappointement, faire allusion àson état de santé. »

Emma fut aussitôt mise au courant par unbillet de Mme Weston : « Frank ira àHighbury après déjeuner prendre congé de ses amis. Vous le verrezd’ici peu à Hartfield. »

Cette triste communication mit fin au déjeunerd’Emma ; ses regrets étaient proportionnés au plaisir qu’elles’était promis de cette fête.

Les sentiments de M. Woodhouse étaienttrès différents : il se préoccupait particulièrement de lamaladie de Mme Churchill et aurait voulu savoir letraitement qu’elle suivait.

Frank Churchill se fit un peu attendre ;il arriva enfin : la tristesse et l’abattement étaient peintssur son visage ; après les salutations d’usage, il s’assit etgarda le silence pendant quelques instants ; mais ildit :

– Je ne m’attendais pas à vous dire adieuaujourd’hui !

– Mais vous reviendrez, dit Emma, ce nesera pas votre seule visite à Randalls ?

– Je ferai certainement tout monpossible ; ce sera ma préoccupation continuelle et si mononcle et ma tante vont au printemps à la ville… Mais j’ai bien peurque ce soit une habitude perdue : l’année dernière ils n’ontpas bougé.

– Il nous faut donc renoncer à notrepauvre bal ?

– Ah ! Pourquoi avons-nous tantattendu ? Que n’avons-nous saisi le plaisir lorsqu’il était àportée. Vous l’aviez prédit ! Hélas ! Vous avez toujoursraison.

– Je regrette bien d’avoir euraison ; j’aurais de beaucoup préféré être heureuse queperspicace.

– De toute façon le bal aura lieu ;mon père compte bien que ce n’est que partie remise. N’oubliez pasvotre promesse.

Emma sourit gracieusement.

– Chaque journée augmentait mon regret departir. Heureux ceux qui restent à Highbury !

– Puisque vous nous jugez sifavorablement à présent, dit Emma, je me permettrai de vousdemander si vous n’étiez pas à un moment donné, un peu prévenucontre nous ? Vous vous seriez décidé à venir depuis longtempssi vous aviez eu une bonne opinion de Highbury.

Il se mit à rire en protestant contre cetteallégation.

– Et il faut que vous partiez cematin ?

– Oui, mon père doit me rejoindreici ; nous rentrerons ensemble et je me mettrai en route surl’heure. Je crains de le voir arriver d’un instant à l’autre.

– Quoi ! Vous n’aurez même pas cinqminutes à consacrer à vos amies, Mlle Fairfax etMlle Bates ? C’est bien fâcheux !L’immuable logique de Mlle Bates aurait pu avoirune bonne influence sur votre esprit à cette heure dedésarroi !

– J’ai déjà pris congé de cesdames ; en passant devant la porte je suis entré comme ilconvenait. Je voulais rester trois minutes, mais j’ai été forcé deprolonger ma visite et d’attendre le retour deMlle Bates qui était sortie ; c’est une femmedont il est difficile de ne pas se moquer, mais je n’aurais pasvoulu l’offenser. J’ai profité de l’occasion…

Il hésita, se leva et alla à la fenêtre.

– En un mot, dit-il, mademoiselleWoodhouse, il n’est pas possible que vous n’ayez pas quelquessoupçons…

Il la regarda comme pour lire dans la penséede la jeune fille. Emma se sentait mal à l’aise ; ces parolessemblaient le prélude d’une déclaration et elle ne désirait pasl’écouter. Se forçant à parler dans l’espoir d’amener une diversionelle reprit :

– Vous avez eu bien raison ; ilétait tout naturel de profiter de votre passage à travers Highburypour faire cette visite.

Il se tut, semblant chercher à deviner le sensde cette réponse. Puis elle l’entendit soupirer : évidemmentil se rendait compte qu’elle ne voulait pas l’encourager. La gênedu jeune homme persista quelques moments encore, puis il dit d’unton plus décidé :

– De cette façon, j’ai pu consacrer lereste de mon temps à Hartfield.

Il s’arrêta de nouveau, l’air embarrassé.

Emma se demandait comment cette scène seterminerait lorsque M. Weston apparut suivi deM. Woodhouse.

Après quelques minutes de conversation,M. Weston se leva et annonça qu’il était temps de partir.

– J’aurai de vos nouvelles à tous, ditFrank Churchill. Je saurai tout ce qui se passe ici ; j’aidemandé à Mme Weston de m’écrire et elle a bienvoulu me le promettre ; en lisant ses lettres, je me croiraiencore à Highbury !

Une très cordiale poignée de main accompagnéede souhaits réciproques mit fin à l’entretien, et la porte sereferma sur les deux hommes.

Emma ne tarda pas à s’apercevoir desconséquences de ce départ ; les rencontres avec FrankChurchill avaient été presque journalières ; sans aucun doutesa présence à Randalls avait apporté une grande animation :chaque jour elle attendait sa visite et elle était sûre de letrouver aussi attentif, aussi plein d’entrain ! Cette dernièrequinzaine avait été agréablement employée et le retour à la viecourante d’Hartfield ne pouvait manquer de paraître triste. Deplus, au cours de leur dernière entrevue, Frank Churchill lui avaitlaissé entendre qu’il l’aimait et de ce fait le prestige du jeunehomme se trouvait rehaussé.

Emma cherchait à se rendre compte de l’état deson propre cœur.

– Je dois certainement être amoureuse, sedit-elle ; cette sensation de fatigue, d’ennui, ce dégoût dem’asseoir et de m’appliquer à une tâche quelconque, ce sont là tousles symptômes de l’amour. Enfin, le mal des uns fait le bonheur desautres ; je ne serai pas la seule à regretter le bal, maisM. Knightley sera heureux : il pourra passer la soirée encompagnie de son cher William Larkins.

À l’encontre de ces prévisions,M. Knightley ne manifesta aucun sentiment de triomphe ;il ne pouvait pas affecter de regretter personnellement lafête : sa mine réjouie aurait suffi à le contredire, mais ildéclara compatir au désappointement de tous et il ajouta avecbonté :

– Pour vous, Emma, qui avez si peul’occasion de danser, ce n’est vraiment pas de chance !

Emma s’attendait à ce que Jane Fairfax prîtune part active aux regrets causés par ce contretemps, mais àquelques jours de là elle put constater la parfaite indifférence dela jeune fille ; celle-ci avait été assez souffrante de mauxde tête et Mlle Bates déclara que de toute façon sanièce n’aurait pu assister au bal. L’inconcevable sang-froid dontJane fit preuve dans cette circonstance fut pour Emma un nouveaugrief ajouté à beaucoup d’autres.

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