Emma

Chapitre 46

 

Quand elle fut seule, Emma se prit à réfléchiraux diverses conséquences du nouvel état de choses : ellen’aurait plus désormais à plaindre Jane dont les maladies et lestourments, ayant la même origine, disparaîtraient sans doute enmême temps. Les jours tristes pour Mlle Fairfaxétaient passés ; celle-ci serait maintenant heureuse, bienportante et riche. Emma se rendait compte pourquoi ses avancesavaient été systématiquement repoussées : évidemment c’étaitpar jalousie ; aux yeux de Jane, elle avait été unerivale ; tout s’expliquait ; une promenade dans lavoiture d’Hartfield eût été une torture, et l’arrow-root provenantdes réserves d’Hartfield ne pouvait être qu’un poison ! Ellene conservait donc pas rancune à la jeune fille qui méritait à touségards, elle se plaisait à le reconnaître, le bonheur etl’élévation qui allaient lui échoir.

À ce moment, Emma entendit le pas et la voixd’Henriette : elle se composa une contenance, ne voulant rienlaisser paraître des sentiments qui l’agitaient. M. Weston, eneffet, lui avait recommandé la discrétion.

– Eh bien ? Mademoiselle Woodhouse,dit Henriette en pénétrant vivement dans la pièce, n’est-ce-pas laplus extraordinaire nouvelle qu’on puisse imaginer ?

– De quelle nouvelle voulez-vousparler ? reprit Emma.

– Je fais allusion au mariage de JaneFairfax. Ne craignez rien, vous pouvez parler librement, carM. Weston vient lui-même de me mettre au courant, sous lesceau du secret ; il a ajouté que, bien entendu, vous savieztout.

– Dans ce cas, ma chère Henriette, jen’ai pas de raison pour observer une réserve superflue. Il estsurprenant, en effet, que nous ayons été dupés si longtemps.

– Personne ne pouvait s’attendre à cecoup de théâtre !

– Sans doute, dit Emma, je n’avais pas lemoindre soupçon. Mais il ne faut pas s’étonner outre mesure de ladisproportion apparente de cette union ; les mariages de cegenre sont fréquents et l’amour autorise tous les espoirs.

– Puisque vous envisagez le fait de cettemanière, Mademoiselle Woodhouse, reprit Henriette en rougissant, jeveux vous faire une confidence que je retardais de jour enjour.

– De quoi s’agit-il ? répondit Emmaavec une certaine gêne. Vous n’étiez pas, j’espère, éprise de FrankChurchill ?…

– Non, du tout. Depuis longtemps, moncœur est engagé. J’ai suivi votre conseil : j’ai observé etj’ai réglé ma conduite d’après celle de la personne en question.J’osais à peine, au début, lever les yeux sur lui, mais vous m’aveztoujours dit que l’amour égalisait les conditions. L’exemple deM. Frank Churchill m’encourage ; il est néanmoins trèssupérieur à ce dernier. Vous, Mademoiselle Woodhouse, qui l’aveztoujours connu, vous serez à même de juger si…

Emma avait écouté son amie avec calme d’abord,puis soudain elle avait eu la révélation de la vérité.

– Henriette, dit Emma d’une voixtremblante, entendons-nous bien, dès maintenant. Parlez-vous deM. Knightley ?

– Oui, dois-je comprendre que vous nem’auriez pas encouragée si je vous avais parlé plus tôt de mesrêves ?

Elle s’arrêta quelques instants, mais Emma nepouvait parler et Henriette reprit :

– Bien entendu, Mademoiselle Woodhouse,vous jugez l’un des millions de fois au-dessus de l’autre. Maisj’espère, en supposant… si j’avais le bonheur… si M. Knightleyacceptait cette différence de situation ; j’espère que vous nechercheriez pas à créer des difficultés. Vous êtes trop bonne pourne pas souhaiter mon bonheur, je le sais.

Emma regarda Henriette d’un air consterné etdit :

– Avez-vous l’idée, Henriette, queM. Knightley réponde à votre affection ?

– Oui, reprit Henriette avec modestie,mais avec fermeté, j’ai lieu de le croire.

Emma détourna la tête aussitôt et elle demeuraimmobile, muette, le regard fixe : quelques minutes suffirentpour lui faire connaître le tréfonds de son cœur. La raison de sasouffrance aigüe qu’elle ressentait à la pensée qu’Henriette fûtéprise de M. Knightley et peut-être payée de retour, lui futsoudain révélée : c’était elle-même et non une autre queM. Knightley devait épouser ! Elle s’efforça pourtant,par respect pour elle-même, de conserver les apparences ; deplus elle n’oubliait pas ses torts à l’égard d’Henriette, et ellene se sentait pas le droit de la rendre malheureuse par safroideur ; elle prit donc la résolution d’écouter avec calmeet même avec intérêt. Dans son propre avantage, du reste, ilconvenait qu’elle fût mise au courant de toute l’étendue desespérances d’Henriette ; celle-ci n’avait rien fait pourmériter de perdre une affection qui avait été si résolumententretenue, et pour être blessée par la personne dont lesconseils lui avaient été si funestes.

Emma en conséquence mit fin à ses réflexions,dissimula son émotion et se tournant vers Henriette, elle reprit laconversation d’un ton plus engageant. Henriette, de son côté,s’était laissée aller à évoquer d’encourageants souvenirs etn’attendait que d’en être priée pour donner de nouveaux détails.Emma écoutait avec patience le récit d’Henriette ; il nefallait pas s’attendre à ce qu’il fût parfaitement ordonné etméthodique, mais une fois séparé des ornements superflus, desrépétitions, il restait une réalité suffisante pour ladésespérer.

– Depuis le soir où il a dansé avec moi,dit-elle, je me suis aperçue d’un changement complet dans lamanière de M. Knightley ; il m’adressait souvent laparole et ne manquait aucune occasion de se montrer empressé.Dernièrement ses attentions sont devenues encore plus marquées etpendant les diverses promenades il s’est, à plusieurs reprises,approché de moi, et toute son attitude indiquait clairement qu’ilse mettait en frais.

Emma de son côté, était forcée de reconnaîtreavoir remarqué aussi cette métamorphose. Henriette répéta certainesexpressions approbatives : il l’avait louée d’être simple,d’avoir des sentiments honnêtes et généreux. Naturellement beaucoupde petits faits : un regard, une attention, une marque depréférence, dont Henriette gardait un souvenir fidèle, étaientpassés inaperçus aux yeux d’Emma. Pourtant deux des dernièrescirconstances sur lesquelles Henriette fondaient le plus d’espoir,avaient eu Emma pour témoin. La première était la promenade qu’ilavait faite en tête-à-tête avec elle dans l’allée de tilleuls deDonwell.

– Après m’avoir amenée à me séparer dureste des promeneurs, expliqua Henriette, il s’est mis à me parlersur un ton de particulière intimité, et je ne puis évoquer cesouvenir sans émotion ; il parut vouloir s’informer si mesaffections étaient engagées, mais vous vous êtes approchée à cemoment et il a immédiatement changé de conversation pour parleragriculture.

Le second fait significatif consistait à êtredemeuré près d’une demi-heure avec elle en attendant le retourd’Emma, lors de sa dernière visite à Hartfield :

– Il avait pris la précaution d’avertir,en entrant, qu’il ne pouvait pas rester plus de cinq minutes ;bien plus, au cours de notre conversation, il m’a avoué s’éloignerà regret de chez lui pour aller à Londres, où ses affairesl’appelaient.

Emma n’avait reçu aucune confidence de cegenre et la confiance témoignée à Henriette lui futparticulièrement pénible.

Au bout de quelques instants de réflexion,Emma trouva une interprétation plausible de l’allusionparticulièrement grave faite aux sentiments d’Henriette, et elledemanda :

– Ne serait-il pas possible qu’en vousinterrogeant sur l’état de votre cœur, il ait eu l’intérêt deM. Martin en vue ?

Mais Henriette rejeta cette idée avecdédain :

– M. Martin ! Non, vraiment, iln’a été question d’aucune façon de M. Martin. J’ai maintenantun goût plus raffiné et je ne mérite pas ce soupçon.

Puis Henriette fit appel à sa « chèreMlle Woodhouse » et lui demanda si elle nejugeait pas qu’elle avait de bonnes raisons d’espérer.

– Au début, continua-t-elle, je n’auraispas eu la présomption de penser qu’un pareil bonheur fût possible,mais maintenant je ne me sens pas indigne de lui.

Emma fut obligée de faire un effortconsidérable pour garder son sang-froid et elle répondit :

– Je puis vous dire une chose,Henriette : M. Knightley est la dernière personne sur laterre qui laisserait volontairement supposer à une femme qu’il apour elle de l’affection si tel n’était pas le cas.

Henriette se sentit pleine de vénération pourson amie en entendant un commentaire si encourageant, et Emman’échappa aux manifestations de tendresse et de reconnaissance quegrâce à l’arrivée de M. Woodhouse. Ce dernier rentrait ets’était arrêté un instant dans l’antichambre. Henriette était trèsagitée ; craignant de ne pouvoir retrouver son aisancehabituelle et d’inquiéter M. Woodhouse, elle prit le parti des’en aller et sortit par une autre porte. Emma ne la retint pas et,restée seule, ne put s’empêcher de s’écrier : Quelle fatalitéde l’avoir rencontrée !

Le reste de la journée, et la nuit suivante,Emma s’abandonna à ses réflexions. Tout ce qu’elle venaitd’apprendre provoquait une grande confusion dans son esprit. Chaquemoment avait amené une nouvelle surprise et chaque surprise étaitune nouvelle humiliation. Elle s’asseyait, marchait, montait danssa chambre, se promenait dans le parc, et ne trouvait de reposnulle part. Elle s’efforçait de voir clair dans son propre cœur.Depuis combien de temps M. Knightley lui était-il sicher ? À quelle époque son influence avait-ellecommencé ? Était-ce au moment où Frank Churchill avait cesséde l’intéresser ; en se rappelant le passé, il lui apparutqu’elle n’avait jamais cessé de considérer M. Knightley commede beaucoup supérieur : son engouement pour Frank Churchillavait été évidemment superficiel. Telle fut la conclusion de cettepremière série de réflexions. Seule son affection pourM. Knightley surnageait ; tout le reste lui faisaithorreur. Elle eut honte d’elle-même en examinant sa conduite :avec une insupportable vanité, elle s’était imaginé pénétrer lesecret des sentiments de chacun, et avait eu la prétention dediriger les destinées à son gré ! Elle s’était trompée detoute façon ; elle avait causé le malheur d’Henriette, sonpropre malheur et, elle commençait à le craindre, celui deM. Knightley. De ce côté pourtant, elle conservait del’espoir ; l’affection de M. Knightley pouvait très bienn’exister que dans l’imagination d’Henriette. M. Knightley etHenriette Smith ! En comparaison l’attachement de FrankChurchill et de Jane Fairfax paraissait tout naturel. Elleprévoyait l’indignation de M. John Knightley et le blâmegénéral que ce mariage rencontrerait. Tout en n’y croyant pas, elleétait forcée de reconnaître que cette hypothèse n’était pasabsolument sans fondement. La chance et les circonstancesn’avaient-ils pas toujours été parmi les facteurs du destin ?La lourde part de responsabilité qui lui incombait de toute façonl’accablait. Si, laissant Henriette dans le milieu où elle étaitappelée à vivre, elle ne se fût pas opposée à un mariage avecM. Martin, les malheurs actuels eussent été évités et lebonheur de la jeune fille assuré.

Elle s’étonnait qu’Henriette ait eu l’audacede penser à M. Knightley. Comment était-elle assezprésomptueuse pour s’imaginer être l’élue d’un homme de cettevaleur et de cette distinction, et ce avant d’en avoir reçul’assurance formelle. Il n’y avait qu’une explication :Henriette n’avait plus conscience de son infériorité de situationet d’intelligence. Hélas, n’était-ce pas aussi son œuvre ? Quidonc avait fait tant d’efforts pour donner à Henriette une hauteopinion d’elle même ? Qui donc lui avait conseillé de s’éleversocialement, lui avait assuré qu’elle pouvait prétendre à un grandmariage ? Si Henriette, modeste et humble autrefois étaitdevenue vaniteuse, à qui la faute ?

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