Enfances célèbres

LE PETIT VAGABOND.

Il faisait un froid rigoureux ; toute lacampagne était blanche de givre, et au loin les toits des maisonset les clochers du village paraissaient couverts de neige ;les arbres comme des squelettes étendaient leurs branchesdécharnées ; en place de feuillage il y pendait des glaçons.Un pauvre enfant de treize ans, assez mal vêtu, sans bas et chausséde gros souliers déjà vieux, suivait péniblement le chemin à peinetracé de Melun à Orléans ; ce n’était pas une belle et granderoute royale comme aujourd’hui, encore moins un rail-way conduisantrapidement en quelques heures de Melun à Paris ; il y a prèsde trois cents ans de cela, et à cette époque les chemins quisillonnaient la France étaient de véritables précipices creusésd’ornières boueuses, parsemés de pierres et parfois de troncsd’arbres, et dont les tronçons rompus cessaient tout à coup demarquer leurs traces à travers un champ ou à travers un bois.

Il fallait alors plusieurs jours pour serendre de Melun à Paris, et le pauvre enfant, très-ignorant de ladistance, s’était imaginé pouvoir y arriver le soir même. On luiavait dit que la Seine coulait de Melun à Paris, et il avaitpensé : ce doit être bien près, j’y arriverai comme la Seine yarrive. Quoiqu’il fût parti aux premières lueurs de l’aube et qu’ileût marché courageusement tout le jour, la nuit commençait à tomberqu’il n’apercevait pas encore le clocher d’Orléans. Il pensa qu’ils’était égaré ; mais à qui demander son chemin ? par unefatalité qui lui sembla une juste punition du ciel, il avait marchédepuis le matin sans rencontrer ni piéton, ni monture ; ilavait pourtant compté sur l’assistance publique, car il était partisans avoir mis sous ses petites dents blanches un pauvre morceau depain. Avec cette insouciance de l’enfance que les chimères etl’espérance accompagnent, il avait cheminé d’abord gaiement etvite, courant même pour se réchauffer. Mais un ventre videaffaiblit les jambes, et bientôt il n’était plus allé qu’au pas,insensiblement il s’était traîné, et enfin il était tombé épuisésur un buisson, ne reconnaissant plus sa route à travers la neigequi commençait à tomber et la nuit qui venait. Il poussait desgémissements entrecoupés de ces exclamations : oh !mon Dieu ! oh ! ma bonne mère ! qui s’échappenttoujours de la bouche de l’enfant, et même de celle de l’homme quisouffre ; car si Dieu est pour nous la protection d’en haut,une mère est le refuge humain qui, jusqu’à la mort, ne nous manquejamais ici-bas.

Donc, le pauvre petit vagabond dans sadétresse appelait sa mère, sa mère qu’il avait quittée résolûmentle matin sans lui dire adieu.

Comme il se désespérait et sentait déjà lefroid engourdir son corps, il entendit des pas de chevaux quiretentissaient sur la route pierreuse ; il gémit plus fort,espérant qu’on prendrait garde à sa plainte, et en effet bientôtdeux montures s’arrêtèrent auprès de lui. Sur la première était ungentilhomme brillamment équipé sous son large manteau, sur l’autreun domestique armé qui le suivait.

Le gentilhomme aperçut à la dernière lueur ducrépuscule ce pauvre être exténué de fatigue et de faim.

« Qu’est ceci ? dit-il, en letouchant du bout de son éperon ; d’où viens-tu ? et oùvas-tu ?

– Je viens de Melun et je voulais aller àOrléans, répliqua le pauvre petit, mais mes jambes ne me portentplus et je meurs de faim.

– Ta figure me plaît, reprit legentilhomme ; puis, se tournant vers le domestique :Allons, Pierre, trois coups de ta gourde à ce petit pour lesecouer, puis hisse-le devant moi comme une valise, mon cheval vamieux que le tien, et, tout en trottant, le petit vagabond mecontera son histoire quand il sera réveillé. »

Le domestique exécuta les ordres de sonmaître, et bientôt les deux chevaux repartirent au grand trot. Lemouvement et le cordial qu’il avait avalé donnèrent à l’enfant unesurexcitation qui lui rendit en peu d’instants toute sa lucidité.Tout en se tenant cramponné à la selle enfourchée par legentilhomme, il le remerciait avec effusion.

« Voyons, pendant que nous sommes forcésd’aller au pas pour gravir cette mauvaise montée, conte-moi tonhistoire et ne mens pas, lui dit le bienveillant seigneur.

– Oh ! je ne fausserai point lavérité, elle est assez triste et honteuse pour moi ; mais jene vous mentirai pas à vous qui m’avez sauvé la vie.

– J’écoute.

– Je m’appelle Jacques, je suis le filsd’un pauvre mercier de Melun, demeurant dans le quartier del’église.

– Je suis de Melun et je vois cela d’ici,reprit le gentilhomme, continue.

– J’ai deux sœurs, mes aînées, quis’occupent avec bon vouloir de l’industrie de mon père, tandis quemoi je n’ai jamais pu y prendre goût. J’ai ma mère, dont je suis lepréféré, et qui, voyant mon grand amour pour les livres imprimés, afini par me payer l’école malgré mon père, qui voulait me garderchez lui pour travailler de son état, et m’appelait un grandparesseux quand il me trouvait à lire. Cette inclination pour leslivres m’est venue tout petit. Quand j’allais le dimanche àl’église, durant tous les offices je regardais les beaux livres desprêtres et j’aurais voulu les leur dérober. On est comme ça poussépar des instincts qui sont plus forts que nous, et je ne crois pasque ce soit toujours le diable qui nous les donne. J’ai appris àlire bien vite et sans savoir comment, et je lis aussi les psaumeslatins et je les comprends un peu. Mais je ne pouvais lire que dansles livres de l’école, je n’avais pas un livre à moi, c’était tropcher. Ma bonne mère me promettait toujours de m’acheter un beaupsautier ; mais les mois passaient sans qu’elle eût jamais puavoir l’argent qu’il fallait. Mon père la surveillait de près etl’empêchait de rien mettre de côté. Il est vrai que nous étionsbien pauvres et que le travail de tous suffisait à peine pour nousfaire vivre. Moi seul je ne travaillais pas, répétait chaque jourmon père en me brutalisant ; il me semblait pourtant que monesprit travaillait, mais mes mains se refusaient à faire l’ouvragequ’on leur donnait.

« Hier, ma mère était allée avec messœurs pétrir et faire cuire à la boulangerie les grands pains bisque nous mangeons ; mon père fut appelé au dehors pour sonpetit commerce.

« – Garde au moins la boutique,grand fainéant, me dit-il, et surtout ne touche à rien. »

« Il sortit en me faisant un gestede menace et je me mis sur la porte à regarder les passants. Tout àcoup je vis venir un colporteur, il vendait des livres et serendait à l’église et à l’école pour en faire le placement.

« – Approchez, lui dis-je, etlaissez-moi seulement regarder un peu vos beaux livres, car, commedit le proverbe, la vue n’en coûte rien !

« – La vue me coûtera mon temps,répliqua le colporteur, je suis pressé et, à moins que tu neveuilles faire une emplette, je ne déballe pas.

« – Déballez, lui dis-je, je puistout de même vous acheter un livre. Je lançai cette première paroleje ne sais comment, et c’est ce qui me perdit, car, une fois dite,je ne voulus pas me démentir de peur que le colporteur ne se moquâtde moi. Il entra dans la boutique, défit son ballot en toute hâte,et me montra un volume des saints Évangiles, en latin, qui me plutbeaucoup.

« – Cela vaut un écu, c’est àprendre ou à laisser, me dit le marchand ; mais je vois quec’est trop cher pour vous, ajouta-t-il d’un air narquois qui me mitle diable au corps.

« – Attendez un peu,répliquai-je avec résolution, et, m’approchant du tiroir où monpère tenait l’argent de la vente, je le secouai, l’ouvris et j’ypris un écu en menue monnaie. »

« Quand le colporteur eut disparu, jecachai mon livre dans ma chemise ; je tremblais, j’avaispeur ; je compris que je venais de commettre un vol. J’auraisvoulu rappeler le marchand ; mais il n’était plus temps. Quefaire ? mon père pouvait rentrer d’un moment à l’autre, et jesentais déjà sa colère tomber sur moi comme le tonnerre. Si encorema mère avait été là, elle aurait pu me protéger, mais en sonabsence, je me voyais perdu. Dans ma terreur, je poussai la portede la boutique, je me mis à monter en courant jusqu’au haut de lamaison, et je me barricadai dans le petit grenier où jecouchais ; je m’assis sur mon lit, et, n’entendant venir aucunbruit, j’eus la curiosité de regarder dans mon livre ; je letirai de ma chemise et je commençai à lire la belle passion duChrist ; je ne comprenais qu’à moitié les mots latins, et jefaisais un effort si grand d’esprit pour les comprendreentièrement, que peu à peu j’oubliai ma mauvaise action, la colèrede mon père, le châtiment qui m’attendait, j’oubliais tout, exceptémon livre.

« Mais tout à coup des cris, des voixmontèrent de la boutique ; je compris que mon père étaitrentré et s’emportait contre moi ; je devinai que ma mèrecherchait à le calmer sans y réussir. Oh ! j’aurais voulu ence moment être une souris et qu’un chat me mangeât. Je cachai lelivre dans ma paillasse et je me cachai sous mon lit. Bientôtj’entendis monter, je crus que c’était mon père, et je sentais déjàune grêle de coups. Je me rassurai pourtant un peu, je crus ouïrdes pas plus légers qui m’annonçaient ma mère ou une de messœurs.

« On frappa : – C’est moi, c’estJeanne ; ouvre vite, me dit ma sœur aînée. J’ouvris mais jerefermai aussitôt qu’elle fut entrée.

« – Il faut déguerpir d’ici,s’écria-t-elle, mon père veut te tuer, il dit que tu es un voleur,que tu as pris de l’argent dans le comptoir.

« – J’ai pris un écu pour acheter celivre, lui dis-je, en tirant les Évangiles de ma paillasse.

« – Tu n’en as pas moins fait un volà notre père, me dit ma sœur sévèrement, tu dois te cacher loind’ici, car notre père qui te croit à vagabonder par la ville, ajuré que s’il te retrouvait il t’exterminerait, ou te livrerait àM. le prévôt comme un voleur. »

« Ce mot de voleur répété me faisait biensouffrir, je vous assure, je me mis à sangloter.

« – C’est bien le moment de pleurer,me dit ma sœur. Passe par la cour et va te cacher chez ton parrainle boucher ; ma mère t’y rejoindra ce soir. »

« Je plaçai mon livre, cause de tout monmalheur, entre ma chemise et ma souquenille, et je pris la fuitecomme ma sœur me l’avait conseillé. Je gagnai bientôt la maison demon parrain le boucher, mais je n’osai y entrer de peurd’explication et de remontrance, je m’assis sous le hangar où ilrangeait les bœufs, et me sentant là à l’abri et chaudement je meremis à lire dans mon livre en attendant que la nuit vînt et permîtà ma mère de me rejoindre ; je pouvais la guetter d’où j’étaisplacé, et quand je reconnus le bruit de ses pas, je me levai pouraller à sa rencontre. Ma mère, loin de me faire peur comme monpère, me semblait un secours du ciel qui m’arrivait ; je mejetai à son cou et je lui racontai en pleurant ce que j’avaisfait.

« – J’étais bien sûre, me dit-elleen regardant le livre, que tu n’avais pas pris cet argent pour malfaire ; mais ton père ne veut rien entendre ; il faudralongtemps pour l’apaiser, et d’ici là où vivras-tu, mon pauvreenfant ? J’ai bien eu l’idée de parler à ton parrain pourqu’il te donne asile ; mais ici ton père te retrouvera et ilarrivera quelque malheur.

« – Oui, ma mère, lui dis-je, ilfaut que j’aille bien loin gagner ma vie, je veux voir Paris et yapprendre bien des choses dont le maître d’école m’a parlé.

« – Tu es fou, mon petitJacques, que deviendrait un pauvre enfant comme toi dans cettegrande ville ? »

« Je ne sais pas tout ce que je lui dispour lui persuader que Paris serait le paradis pour moi ; ilme semble qu’un esprit me soufflait mes paroles pendant que je luiparlais. Il fut convenu qu’elle me confierait dès le lendemain àdes bateliers qui descendaient la Seine de Melun à Paris, et quechaque semaine elle m’enverrait par eux un grand pain quim’aiderait à vivre là-bas.

« – Mais à propos de pain, tun’as pas soupé, mon pauvre Jacques ; tiens, voilà des noix etune galette que j’avais faite pour toi ; mange, puisendors-toi sous ce hangar, puisque tu t’y trouves bien, et demain,au petit jour, je viendrai te chercher, me dit cette bonnemère. »

« Elle partit, quand j’eus mangé jem’endormis sur la litière des vaches, et je fis un songemerveilleux. Je me voyais dans le palais du roi de France avec debeaux habits, j’étais en familiarité avec les enfants du roi, ouplutôt ils me traitaient avec respect et m’appelaient leurmaître. Ce que cela veut dire, je n’en sais rien ;mais j’ai vu de si belles choses dans ce rêve, des monuments detous genres : palais, églises, colléges, que j’en suis sûr jeretrouverai à Paris ; j’ai entendu des voix si nombreuses quim’appelaient, que ce matin à l’aube, sans bien savoir ce que jefaisais, oubliant ma mère que j’allais désespérer, je me suis mis àcourir sur la route de Melun à Paris. J’avais tant peur que quelquemésaventure ne m’empêchât d’accomplir mon dessein et de voir lacapitale, que j’ai ajouté à ma mauvaise action d’hier, celle bienplus mauvaise de quitter ma mère sans l’embrasser. Dieu m’a déjàpuni, car sans vous, mon bon seigneur, je serais mort de froid surla route et j’aurais été mangé par les loups.

– Allons ! allons ! tu n’es pasaussi vagabond que je le craignais, répliqua le gentilhomme, quandl’enfant eut terminé son récit, tu passeras deux ou trois jours àOrléans pour te réconforter, puis tu continueras ta route jusqu’àParis, et moi, demain, de retour à Melun, j’irai avertir ta mèrequi doit te croire perdu. »

Le petit Jacques remerciait avec une vivereconnaissance le bon gentilhomme, et couvrait de caresses sesmains qui, en ce moment, laissaient flotter les rênes. Mais ilsarrivaient dans une plaine où la route qui montrait Orléans devantelle, devenait plus belle. Le cheval reprit le trot, l’enfant cessade parler et même ne fit plus aucun mouvement. Le gentilhommes’imagina qu’il dormait et ne songea plus à lui ; mais arrivéà la porte de l’auberge où il devait loger, quand il poussa Jacquespour le réveiller, il s’aperçut qu’il avait perdu connaissance etqu’il était pris d’une grosse fièvre. Le cordial qu’il avait bu nelui avait donné qu’une force factice d’une heure.

Que faire ! Le gentilhomme connaissait lacharité des bonnes sœurs de l’hospice, il y conduisit lui-même lepetit Jacques.

Le lendemain il vint le revoir avant dereprendre la route de Melun ; la fièvre de l’enfant avaitcessé, mais il était tout courbaturé et ne pouvait se remuer dansson lit ; l’excellent seigneur le confia aux soins desreligieuses, lui remit une lettre de recommandation pour Paris, ets’éloigna en lui promettant de nouveau d’aller le soir mêmerassurer sa mère.

Trois jours de repos guérirent entièrement lepetit Jacques, qui put se remettre en route pour Paris : onlui donna douze sous et quelques provisions avant qu’il quittâtl’hôpital, de sorte qu’il fit gaiement le reste de la route. Commeil sortait de l’hôtel-Dieu, de cet hôtel si bien nommé, de cethôtel tout providentiel et qui ne refuse jamais l’hospitalité, ilfit un vœu qui se grava profondément dans son âme ; il juraque si jamais il était riche il doterait l’hôpital d’Orléans.

Il arriva à Paris par un temps clair, ce quilui permit d’aller admirer le palais du roi, la tour de Nesle, lePré aux clercs, les belles églises et tous les monuments quidécoraient le vieux Paris.

La lettre que lui avait remise le bongentilhomme était pour un des maîtres des nombreux colléges deParis. Il ne demandait pas qu’on l’admît comme élève dansl’intérieur du collége, c’eût été trop espérer pour le petitvagabond vêtu d’une pauvre souquenille et fils de mercier ; ildemandait qu’on l’employât comme commissionnaire et domestique desélèves et des professeurs, sauf à le recevoir plus tard dansl’intérieur du collége s’il marquait des dispositions frappantespour l’étude.

Le maître à qui le petit Jacques remit salettre était un homme affairé et naturellement brusque.

« Choisis ta place à la porte du collége,lui dit-il, je donnerai l’ordre qu’on t’y laisse tranquille, etnous verrons à te faire faire des commissions ; » puisd’un geste il congédia le pauvre enfant.

Mais Jacques était d’une nature résolue etpersistante qui ne se décourageait point. Aux murs des colléges,des couvents, des églises et de presque tous les monuments de cetteépoque, étaient toujours adossées de petites constructionsparasites. Contre la façade du collége, d’où Jacques venait desortir, s’étalaient une échoppe de cordonnier, une autre occupéepar un imagier, qui vendait aussi des chapelets et quelques livresd’église, puis une petite hutte où nichait un aveugle et son chien.Le petit vagabond se choisit une place dans les entre-colonnementsd’une poterne presque toujours fermée ; il plaça sur un banctrès-bas, à l’abri de cet enfoncement, une grosse botte de paillequ’il acheta pour quelques sous, il s’établit dans cette espèce degîte et soupa gaiement des restes des provisions que les bonnessœurs lui avaient données. La nuit fut rude, mais il échappa à larigueur du froid en se blottissant tout entier dans la paillebrisée ; à son réveil, il se mit à courir de long en largepour se réchauffer, et bientôt aperçu par le savetier et l’imagier,il fut chargé par eux de quelques petites commissions en retourdesquelles ils lui offrirent la soupe ; et il se sentit toutréconforté par un repas chaud.

En ce temps-là les écoliers étaient externes,et le matin, en se rendant aux classes, ils virent le petitcommissionnaire dont la bonne mine les charma. Il était assisjambes pendantes sur la paille fraîche et lisait dans son livred’évangiles.

Plusieurs écoliers parmi les grandsl’interrogèrent, et ayant appris qu’il était commissionnairel’employèrent aussitôt ; il gagna donc dès le premier jourquelques menues monnaies. Il s’arrangea avec l’imagier pour prendrechez lui sa nourriture et pour s’y chauffer ; et, comble debonheur, il obtint que l’imagier lui prêterait quelques livres enlecture. Dès le premier jour il avait écrit à sa mère, et bientôtil reçut avis qu’un gros pain lui arrivait par les bateliers deMelun ; il se rendit au bord de la Seine à l’endroit où lesbateliers amarraient leurs bateaux ; il y eut bientôt reconnuun patron de barque, leur voisin à Melun, qui l’ayant à son touraperçu, lui cria :

« Eh ! eh ! petitJacques, approche donc un peu de mon bord ; j’ai une cargaisonpour toi. »

Quand l’enfant toucha à la barque il donna unepoignée de main au patron, et reçut dans ses bras un énorme painbis dont la circonférence dépassait celle d’une roue de brouette.Il ne put regarder ce pain sans attendrissement ; c’était samère qui l’avait pétri ; et chaque semaine elle devait lui enenvoyer un semblable pour qu’il ne mourût pas de faim à Paris.

Il parla longtemps de cette bonne mère, puisde son père et de ses sœurs avec le batelier, et quand il lui eutdit adieu et qu’il se trouva seul dans les rues de Paris, il se mità rêver à ce qu’il pourrait faire pour prouver un jour sareconnaissance à sa mère.

Franchir le seuil du collége, y être admiscomme élève et devenir un savant, tel était le but qu’il auraitvoulu atteindre. Mais comment y parvenir ? Il se rappelait labrève et brusque réception que le maître lui avait faite et iln’osait guère compter sur sa protection.

Tout en songeant de la sorte, il avait regagnéla porte du collége ; il déposa son gros pain dans l’échoppede l’imagier après en avoir coupé une large tranche qu’il mangeaavec délices, puis il s’assit dans son petit gîte attendant lespratiques. C’était le lendemain d’un jour de congé, une dame passaqui ramenait ses deux fils au collége.

« À votre service, madame et messieurs,leur dit le petit Jacques, suivant l’habitude qu’il avait des’adresser à ceux qui passaient.

– Tiens ! c’est notre petitcommissionnaire, dit un des écoliers à son frère ; il faut lerecommander à maman, qui lui fera gagner plus quenous ; » et aussitôt ils désignèrent le petit Jacques àleur mère. Celle-ci regarda le pauvre enfant et fut charmée de sonvisage et de sa gentillesse ; il tenait en ce moment sonvolume d’évangiles à la main ; la dame ayant regardé dans celivre et interrogé Jacques, elle sut de lui son goût si vif pour lalecture et l’instruction.

« Veux-tu, lui dit-elle avec bonté,accompagner chaque jour mes fils au collége ? j’obtiendrai desprofesseurs que tu assistes à toutes leurs leçons, et tu apprendrasainsi toujours quelque chose. »

L’enfant ne sachant comment prouver l’excès desa gratitude à la bonne dame, s’agenouillait et baisait le bord desa robe.

Quelques instants après il fut admis dansl’intérieur du collége ; la dame l’avait recommandé au mêmemaître à qui il s’était adressé à son arrivée à Paris. Cettefois-ci il en fut bien mieux reçu. Le maître lui dit qu’on luidonnerait une petite chambre sous les toits du collége, et qu’ilpourrait, tout en servant les fils de la bonne dame, partager lesétudes des écoliers et montrer ses dispositions.

Dès lors la vie du petit Jacques devint uncombat plein d’ardeur. Le grand pain qu’il recevait chaque semainede Melun assurait sa subsistance ; il put ajouter quelquesfruits et quelques légumes à ce pain du pays, et s’acheter un habitavec les petits gages que lui avait régulièrement assurés la bonnedame ; il put, bonheur plus grand, s’acheter quelqueslivres ! Il était bien pauvre encore ! mais il étaitriche d’espérance, riche du savoir qui s’ouvrait pour lui ; ilne songea pas à envier la fortune de ses condisciples, il ne songeaqu’à les surpasser tous dans ses études.

Ce fut un exemple admirable que celui quedonna ce pauvre enfant du peuple, servant les autres aux heures desrécréations, et aux heures des leçons se montrant le plus empresséau travail. Il prenait même sur ses nuits pour étudier, et n’ayantpas de lumière, il lisait et écrivait à la lueur de quelquescharbons embrasés ! Il fit bientôt de rapides progrès dansl’étude de la langue latine, mais il voulut plus encore ; ilvoulut apprendre cette belle langue grecque, qu’à peine quelquessavants connaissaient alors en France. Les plus célèbres ouvragesde la littérature grecque ne s’imprimaient à Paris que depuis vingtans, ces livres étaient très-chers, et le petit Jacques était bienpauvre ; mais la vigueur de sa volonté suppléait à tout. Àforce de travail il parvint à comprendre le grec. Il suivit d’abordles cours de Bonchamps, dit Évagrius, professeur de ce temps ;et bientôt le roi François Ier ayant institué unechaire de grec où deux habiles érudits, Jacques Thusan et PierreDanès, furent chargés sous le nom de lecteurs royauxd’enseigner l’un la poésie et l’autre la philosophie del’antiquité, on vit Jacques assidu à leurs leçons, interrogé pareux, les étonner et les éblouir. Ils confessèrent enfin qu’ilsn’avaient plus rien à apprendre au merveilleux écolier qui,désormais, saurait aussi bien qu’eux commenter Platon, Démosthèneet Plutarque.

Un jour ils l’examinèrent en présence deFrançois Ier et de sa sœur Marguerite de Navarre,qui, elle aussi, savait le grec. Le roi et la princesse émerveillésde son savoir le comblèrent de louanges et déclarèrent qu’ilsprenaient sous leur protection le jeune Jacques Amyot, une desgloires futures de la France.

Le lendemain de cet heureux jour, les bateauxde Melun déposèrent à Paris un pauvre homme et sa femme vêtus deshumbles habits des artisans de ce temps. C’étaient la mère et lepère de Jacques Amyot.

« Oh ! mon cher fils, lui dit samère en le pressant sur son cœur ; je t’amène ton père qui t’apardonné et qui est bien fier de toi ! »

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