Enfances célèbres

RAMEAU. Le diable dans l’orgue de lacathédrale de Clermont et la cantatrice emplumée.

Un des lieux les plus pittoresques de laFrance est sans contredit cette étroite vallée entourée de hautesmontagnes où s’étoile Clermont, ancienne capitale de l’Auvergne. Lacathédrale et deux belles autres églises gothiques s’élèventau-dessus des lignes des maisons, puis ce sont les collinescouvertes de vignobles qui dominent la ville, les gorges profondesde verdure où coulent les sources minérales ; les villagess’échelonnant sur le penchant des montagnes ; enfin, sur ledernier plan de l’horizon, la haute montagne du Puy-de-Dôme,décrivant une immense pyramide très-nettement dessinée dans l’azurdu ciel.

De tous les villages qui entourent Clermont,il n’en est pas de plus charmants que Royat ; une source vivejaillit en cascade au milieu des rochers où se juchent leschaumières, et cette source est dominée d’un côté par un grandtertre couvert d’une pelouse sur laquelle de hauts marronnierss’étagent en salles de verdure. C’est là que la jeunesse du villagevient danser tous les dimanches aux sons du fifre, du tambourin etdu hautbois qui jouent des airs auvergnats lents et sautillants àla fois, comme ces gigues et ces bourrées qui,depuis des siècles, se sont transmises sans altération auxrustiques générations de l’endroit.

Durant toute la semaine, ces belles salles debals champêtres restent désertes, et elles offrent aux promeneursl’abri le plus frais et le plus recueilli. C’était par une chaudejournée d’août, un pâle et grand jeune homme était assis sous cesombres tranquilles. Tout son corps amaigri, courbé au pied d’unarbre, semblait plongé dans la méditation et l’étude, son visagerayonnait pourtant d’une sorte d’inspiration ou peut-être debien-être que lui causait la beauté de la nature. Il écoutait lesmodulations des rossignols sous les feuillées, les chants distinctsde la cigale et du grillon, et aussi quelque vieil air de lacontrée chanté par la voix lointaine d’un berger. Le jeune rêveurprêtait l’oreille à toutes ces harmonies qu’accompagnait comme unorchestre le bruit des eaux qui s’engouffraient à ses pieds, ilsemblait pour ainsi dire les noter dans son cœur, et bientôt tirantde la poche de son pauvre habit râpé un petit cahier, il y traçaquelques signes, puis se mit à rêver de nouveau : tout à coupla cloche voisine de l’église de Royat vint l’arracher à sessonges ; il se leva comme un soldat que la consigneréclame : « Je n’ai plus, se dit-il, qu’une demi-heurepour changer d’habit et me rendre à la cathédrale où j’oubliais quemonseigneur l’évêque officiait. Oh ! quelle chaîne !quelle chaîne !… J’étais si bien ici ! encore une heurede ce silence et de cette rêverie, et j’aurais fini d’écrire mapastorale ! Quinze jours seulement de liberté et toute lamusique d’un opéra serait faite, et l’on m’applaudirait à Paris, etla cour s’occuperait de moi, et mon nom se répandrait dans toute laFrance ! » Tandis qu’il pensait ainsi, il descendait lesgais sentiers de Royat et il regagnait tristement la ville ;il en traversa les rues tortueuses et arriva bientôt sur la placede la Cathédrale. C’est là qu’est située la maison où naquit etvécut le grand Pascal, et c’est justement dans cette maisonqu’habitait notre promeneur ; il occupait une petite chambreau troisième étage, donnant sur une cour froide et humide. Safenêtre s’ouvrait entre deux tourelles dont le haut escalier enspirale avait plus d’une fois servi aux expériences du jeunePascal. Il gravit rapidement les marches roides, et arrivé chezlui, il se hâta de revêtir l’habit du dimanche un peu moins râpéque celui qu’il portait. Ceci fait, il se promena à grands pas danssa chambre, se frappant le front avec irritation : « Non,non, dit-il, je ne puis plus vivre ainsi, ma vocationm’appelle, je dois obéir, et ma vocation n’est pas d’être toute mavie un malheureux organiste, un machiniste de l’art !… Je saisbien qu’il faut vivre, se nourrir, se vêtir ; mais j’aimemieux subir toutes les misères et obtenir la gloire. Oh ! jele jure bien, ce jour est mon dernier jourd’esclavage ! »

Tout en se parlant ainsi, il descenditrapidement l’escalier de la tourelle, traversa la place et entradans la cathédrale ; il se dirigeait vers le petit escalierqui conduit aux orgues, lorsqu’un prêtre en chasublel’arrêta :

« Monseigneur l’évêque va officier, luidit-il, toutes les autorités de la ville assistent à la cérémoniereligieuse, je vous en prie, mon cher enfant, jouez-nous vos plusbeaux airs sacrés ; depuis quelque temps vous vous négligez,et tous les fidèles de Clermont s’en affligent.

– Eh bien ! monsieur le curé,répliqua un peu brusquement le jeune organiste, que ne rompez-vousle traité qui nous lie ? Vous trouverez mieux que moi ;je ne me sens plus inspiré.

– Mais ce traité vous oblige, mais jamaisje ne le romprai, s’écria le curé ; songez que durant un tempsvous avez été notre gloire et notre joie ; vous pouvez l’êtreencore ; adressez-vous à Dieu, priez-le, et l’inspirationdescendra sur vous comme une grâce. Pour aujourd’hui surtout, ayezà honneur d’être notre Saül. Je vous quitte, voilà monseigneur quiarrive, promettez-moi que nous serons contents.

– Oui, oui, je vous le promets, »murmura le pauvre organiste, et il s’engouffra dans l’escaliersombre.

Là, seul et ne regardant pas dans l’église, ilredevint la proie de ses propres pensées ; il ne rêva plus queParis, grand opéra, musique profane, et fit serment de nouveau derompre avec la musique sacrée.

Les chants d’église commencèrent et il préludaune sorte d’accompagnement vague qui éclata bientôt en un air dedanse tout à fait discordant avec le psaume qu’entonnaient lesenfants de chœur. C’était une ronde de bacchantes qu’il avaitcomposée pour un directeur de théâtre italien. Un chantre vintaussitôt lui dire de cesser et de jouer de la musiqued’église ; alors pris d’une sorte de furie, il se rua sur lestouches et fit un vacarme d’enfer ; on aurait dit quel’ouragan grondait et que la cathédrale allait voler en éclats,renversée par quelque trombe.

Les assistants étaient épouvantés, les plussensés se disaient que l’organiste était devenu fou, quelquesvieilles dévotes prétendaient que le diable s’était emparé del’orgue et y faisait son sabbat.

L’évêque cessa d’officier et fit appeler lepauvre organiste, qui se cachait dans le coin le plus noir del’orgue ; on finit par l’y découvrir et on le traîna de forcedevant monseigneur.

Le prélat lui demanda avec douceur quelleétait la cause du scandale qu’il venait de donner.

Il répondit : « C’est la faute duchapitre qui m’a réduit au désespoir. Depuis six mois je solliciteinstamment, mais en vain, de rompre l’engagement qui me lie pourdeux ans encore à la cathédrale de Clermont ; ici,monseigneur, je ne puis plus vivre, Paris m’appelle, c’est là queje dois être célèbre, laissez-moi partir ! » Et enparlant ainsi, des larmes coulaient sur son visage blême etamaigri.

Le bon évêque en fut attendri : « Ilne faut pas violenter les cœurs et les esprits, dit-il, que votrevocation s’accomplisse ; ce soir je ferai rompre votreengagement, et demain vous pourrez partir ; je vous donneraimême quelques lettres de recommandation pour des amis que j’ai encour, et qui vous protégeront.

– Comment reconnaître tant de générosité,disait l’organiste attendri, et, se prosternant, il baisait lesmains de l’évêque.

– Prouvez-moi votre reconnaissance enremontant aux orgues, répliqua l’évêque, et en y faisant entendrede ces mélodies divines que vous savez si bien et qui font croireaux fidèles de Clermont à la musique des anges.

L’organiste s’inclina profondément et serendit à son poste.

L’église était encore pleine de monde,l’évêque retourna à l’autel entouré de tout son clergé ; oncomprit que la paix venait d’être conclue, et chacun ne songea plusqu’à la prière.

L’office recommença.

Insensiblement une musique suave, et pourainsi dire persuasive, se répandit comme un encens, bientôt lamajesté de ces accords si doux s’éleva et s’accrut ; toutesles terribles grandeurs de la Bible, toutes les tristesses ettoutes les mansuétudes de l’Évangile se répandirent dans desharmonies successives. Les assistants pleuraient d’attendrissement.La bonté de l’évêque avait touché le jeune organiste et son âmeétait en ce moment inspirée par tous les sentiments quil’agitaient ; il improvisait une musique surhumaine, car l’artdouble nos sensations et les transporte dans l’incréé.C’est ce qui fait l’idéal des grandes œuvres des poëtes et desmusiciens.

Sans la sainteté du lieu, la foule, tout àl’heure irritée, aurait applaudi avec frénésie cette musique sibelle. On voulut du moins complimenter l’organiste ; onl’attendit longtemps sur la place, mais se dérobant à cetteovation, il était sorti par une petite porte de l’église quis’ouvrait sur une rue.

Seul enfin, il s’élança dans la campagne,courant au hasard et respirant l’air à pleine poitrine ; ils’arrêta sur une hauteur qui dominait la ville, et s’écria plein dejoie : « Libre ! libre ! maître demoi-même ! »

Bientôt il rentra pour faire visite àl’évêque, qui lui remit avec bonté les lettres promises ; lesoir il fit ses préparatifs de départ, et le lendemain il était surla route de Paris. Il la fit gaiement, moitié à pied et moitié dansles pataches, qui conduisaient alors les provinciaux à lacapitale.

Il avait un peu d’argent et beaucoupd’espérances ; il se logea modestement, mais pourtant assezbien pour un débutant encore inconnu sur cette grande scène dumonde. Il se fit faire un bel habit, et osa se présenter hardimentchez les personnes pour lesquelles l’évêque lui avait donné deslettres. C’est ainsi qu’il fut tout de suite reçu dans quelquesgrandes maisons. Dans une, il eut le bonheur de rencontrerVoltaire ; il chanta devant lui plusieurs de ses compositionsen s’accompagnant sur le clavecin, et il charma si bien le poëtephilosophe que celui-ci lui promit un libretto d’opéra. Dès ce joursa fortune lui parut faite, et, en effet, tout lui sourit. Voltaireayant donné l’exemple, tous les autres poëtes du temps voulurentécrire des libretti pour le jeune compositeur. Un d’entre eux dontle nom est resté aussi obscur que celui de Voltaire est grand,écrivit pour lui un poëme d’opéra qui lui inspira d’admirablemusique ; représenté devant la ville et la cour, cet ouvrageobtint un succès d’enthousiasme, et bientôt les airs du jeunecompositeur devinrent tellement populaires, qu’il ne passait pas dejour sans les entendre répéter, soit dans les salons où il allait,soit par les musiciens des rues.

Le pauvre organiste de Clermont commençait àgoûter ce qu’on appelle la gloire. Mais, il faut bien que lesjeunes esprits le sachent, on arrive à la gloire par tant detravail, de fatigue et de tribulations, que lorsqu’on l’atteint onn’en jouit qu’à moitié, tant le cœur est plein de lassitude.L’artiste et le poëte qui ont rêvé le triomphe dans la retraite, netrouvent jamais la réalisation du rêve aussi belle que le rêvemême, et parfois pris de tristesse et de découragement, ilsvoudraient retourner à la solitude et à la nature. C’est ainsi quenotre jeune musicien en arrivait souvent à regretter sa vietranquille de Clermont et ses belles promenades de Royat ;alors il fuyait le monde, il errait dans la campagne autour deParis, ou le soir dans ses rues désertes.

Une nuit il se promenait à grands pas dans larue des Minimes ; il regardait les étoiles et sentait venirl’inspiration, quand tout à coup une voix fraîche et vibrante, etqui paraissait partir d’un magnifique hôtel du voisinage, fitentendre le motif du fameux chœur : Tristesapprêts !… pâles flambeaux ! un desmorceaux de notre rêveur le plus applaudi à l’Opéra. Charmé etflatté d’être poursuivi dans la solitude par l’écho de son génie,il s’assit sur un banc vis-à-vis de l’hôtel d’où sortait la voix,et à mesure qu’il savourait sa propre mélodie, il éprouvait uninvincible désir de voir la cantatrice qui lui servaitd’interprète. Il n’osait frapper à la porte de l’hôtel etinterroger les domestiques, sa timidité l’arrêtait, une seulefenêtre donnant sur un balcon était éclairée. C’est là que la voixs’élevait. Entraîné par sa curiosité, au risque de s’écorcher lesdoigts et d’être pris pour un voleur, il grimpa le long de lafaçade en s’accrochant aux saillies sculpturales. Parvenu aubalcon, il plongea ses regards espérant découvrir la femme quichantait si bien ; il ne vit rien.

Seulement à l’un des angles du balcon étaitune cage élégante et dorée, dans laquelle s’agitait une belleperruche verte. Désappointé, les mains en sang et les habitsdéchirés, l’imprudent allait redescendre quand de nouveau la voixqu’il avait entendue s’éleva d’un jet et répéta : Tristesapprêts !… pâles flambeaux !… les sonssortaient de la cage dorée ; la cantatrice était la perrucheau plumage vert.

Certain de ce qu’il avait vu et entendu, etémerveillé de ce chant magique, notre jeune compositeur vainquit satimidité et étant descendu vivement, il alla frapper à la porte del’hôtel. Quelques instants après il était introduit près d’unejeune et brillante comtesse, et bientôt il la suppliait de luivendre sa perruche.

« Mais je l’adore, répondit la jeunefemme en riant.

– Quoi, madame, vous ne la céderiez àaucun prix ?

– À aucun prix d’argent… mais je pourraisl’échanger ?

– Et contre quoi ? répliqua le jeunehomme avec anxiété.

– Contre deux mélodies écrites par legrand maître qui a composé les airs que chante si bien maperruche.

– Avez-vous du papier demusique ?

– En voici, dit la dame. »

Le jeune compositeur s’assit auprès d’unetable et traça sans hésitation plusieurs lignes de notes, puis ilmit au bas sa signature et son parafe. La belle comtesse le suivaitdes yeux :

« Quoi, c’est vous Rameau ?notre célèbre Rameau ! » et elle s’inclina comme pourrendre hommage au génie.

Rameau, car c’était bien lui, s’excusait de sahardiesse et de son importunité ; la dame se félicitaitd’avoir fait connaissance avec l’aimable et brillant compositeurqui, si jeune encore, s’était couvert de gloire.

Ils causèrent ainsi quelques instants, puis ladame donna des ordres à ses gens pour qu’on attelât son équipage,qu’on y déposât tout doucement la perruche, qui s’était endormiedans sa cage dorée, et qu’on reconduisît chez luiM. Rameau.

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