Enfances célèbres

ENFANCE DE CHARLES LINNÉ.

Si l’hiver de Paris nous paraît triste lorsquela brume enveloppe la grande ville ; si Londres, avec sonmanteau de brouillard épais et noir, a, d’octobre en avril, unaspect funèbre qui nous glace le cœur ; que serait-ce de ceslongs hivers de la Scandinavie, où la terre est durant plusieursmois couverte de neige et de glace, où le ciel est comme uncouvercle gris terne et sans horizon, à moins qu’une aurore boréalene l’éclaire tout à coup d’un éclat passager ; la Suède a unde ces climats rigoureux, qui donnent aux esprits toujours obligésde se replier sur eux-mêmes des tendances studieuses et unemélancolie calme ; quant aux corps, ils sont généralementrobustes sous ces latitudes, qui offrent beaucoup d’exemples delongévité ; mais malheur aux étrangers qui s’exposentimprudemment à cette température. On dit que Descartes prit unrhume en donnant, à Stockholm, des leçons de philosophie à la reineChristine de Suède, et qu’il mourut des suites de ce rhume :et pourtant les appartements de la reine devaient êtrechauffés !

Rien n’est plus triste qu’un pauvre village deSuède lorsqu’arrive novembre ; sitôt que le jour cesse, unefumée épaisse s’élève de chaque toit de chaume et annonce quechaque famille se chauffe autour du foyer.

Par une soirée d’hiver de 1719, la cheminée dupresbytère du village de Roeshult, pauvre habitation qui ne sedistinguait guère des chaumières qui l’environnaient, jetait dansl’air compacte et glacé une colonne de noire fumée ; dansl’intérieur brûlait un grand feu de tourbe. Le pasteur et safamille, qui se composait : de la femme du pasteur, excellenteménagère, de deux petites filles de sept à huit ans, et d’un garçonqui pouvait en avoir douze, étaient rangés autour d’une table pourla veillée ; sur cette table brûlait une lampe de fer basse,grossière et à trois becs ; au pied de la lampe étaientamoncelées de grosses pelotes de laine brune avec laquelle la mèretricotait des bas ; les aiguilles d’osier claquaient dans sesdoigts, les deux petites filles luttaient d’émulation pour imiterla besogne de leur mère et y parvenaient assez bien ; tandisque le pasteur, accoudé sur la table et la tête baissée sur unegrande Bible, en lisait de temps en temps quelques récits qu’ilcommentait.

Toute l’attention du petit garçon, dont lescheveux blonds obstruaient le front et les yeux, paraissaitabsorbée par un cahier de papier blanc sur lequel il fixait desherbes et des fleurs. Ses petites sœurs le regardaient parfois à ladérobée, mais sans l’interrompre de son travail ; quant à lamère, elle lui jetait de temps en temps un bon regard, accompagnéd’un sourire, tout en épiant son mari, le ministre, qui continuaitsa docte et pieuse lecture sans lever les yeux sur sonauditoire.

Mais tout à coup celui-ci secoua sa grossetête à la physionomie entêtée, et ayant regardé son fils, ils’écria avec colère :

« Encore ces cahiers et ces herbesinutiles ; je suis résolu à jeter le tout au feu, pour enfinir avec votre paresse et votre désobéissance. »

Et comme il faisait un geste pour exécuter samenace, l’enfant pressait avec force son cahier sur sa poitrine oùil croisait ses deux bras, tandis que sa mère arrêtait son mari etlui disait :

« Un peu de patience, mon bon Nils<span class=footnote>Abréviation suédoisede Nicolas.</span>, il a voulu ranger ses plantes de lajournée, et maintenant il va être tout à ses devoirs delatin ; et elle se hâtait de mettre à l’abri le cahier menacéet d’y substituer le cahier des thèmes et des versions.

– Femme, en pensant l’excuser vousl’accusez vous-même, s’écria le pasteur toujours en colère, vousparlez des plantes qu’il a recueillies aujourd’hui. Oui, je le saisbien, au lieu d’écrire ici ses devoirs ou de me suivre auprès desmalades et des mourants, il est allé fouiller sous la neige etcourir, comme un petit vagabond, dans les défilés des montagnespour y chercher quoi ? je vous le demande ? des herbessans nom et sans utilité.

– Sans nom, c’est possible, répliqua lafemme, aussi ignorante que son mari en botanique, mais pour utileset salutaires, il y en a qui le sont ; car l’autre jour, quandnotre petite Christine s’était fait une coupure au doigt, quelquesfeuilles d’une de ces plantes ont suffi pour cicatriser lablessure, et quand notre vieille cousine Berthe s’est brûlée il y aquelque temps si douloureusement, c’est encore avec des plantesindiquées par notre petit Charles qu’elle s’est guérie. Le médecinde la ville, qu’elle fit venir, déclara que ce pansement de plantesétait bon, qu’il fallait le continuer, et que celui qui l’avaitfait n’était pas un ignorant.

– En tout cas, reprit le père, comme jene veux pas faire de mon fils un docteur-médecin, mais un docteuren théologie, un ministre de l’Église comme moi, il aura pourentendu de renoncer à ce sot herbier, et de donner désormais toutson temps, sous ma direction, à l’étude des saintes Écritures et àcelle du latin ; sans cela, je lui promets bien qu’avant huitjours je l’envoie à l’école latine de la ville, où il vivra sousune rude discipline. »

La mère voulut répliquer, mais le pasteur luiimposa silence par sa gravité, et se penchant sur sa Bible, il ycontinua sa lecture à voix basse.

On n’entendit plus alors dans la salleenfumée, qui servait à la fois de cuisine, de salon et de salle àmanger à la pauvre famille du pasteur, que le bruit des aiguilles àtricoter que faisaient aller la ménagère et les deux petitesfilles, et le bruit moins distinct de la plume du jeune garçon quiécrivait ses versions latines.

Il mettait à son travail une absorption et unerapidité presque fiévreuses. On sentait qu’il voulait faire bien etvite une besogne antipathique. Lorsqu’il eut fini, il poussa unsoupir d’allégement qui interrompit le silence que gardait toute lafamille.

« Eh bien ! dit le pasteur quisouleva sa tête appesantie par la lecture, la méditation, oupeut-être un demi-sommeil.

– Voilà, mon père ! » ditl’enfant, en posant à côté de la Bible ses pages d’écriture.

Le père les parcourut aussitôt, et quand ileut fini il murmura :

« Bien ! très-bien ! je sais,petit Charles, que vous faites ce que vous voulez, voilà pourquoije vous trouve encore plus répréhensible quand vous ne m’obéissezpas.

– Je veux vous obéir, répliqua l’enfanten regardant son père avec tendresse et supplication ; mais nepourriez-vous me permettre que je fisse deux parts de mon temps,une pour l’étude des livres saints et du latin, l’autre pourl’étude de ces plantes et de ces fleurs qui sont pour moi autant depsaumes et autant de versets qui chantent la grandeur deDieu ?

– Vous êtes fou ! s’écria lepère ; je vous ai déjà dit que cette étude puérile ne vousmènerait à rien et entraverait votre carrière théologique ; sivous persistez, vous connaissez ma résolution à votre égard ;je n’en démordrai pas. »

À ces mots, il se leva et commença la prièreque la famille faisait en commun chaque soir ; puis lesenfants ayant embrassé leur père et leur mère, se retirèrent pourdormir. Le petit Charles couchait dans un cabinet sombre, ayantpour tout ameublement un lit, une chaise et une étagère en bois desapin sur laquelle étaient rangés quelques livres et les bien-aiméscahiers de son herbier. À peine fut-il au lit qu’il se mit àpleurer et à rêver aux moyens de suivre sa vocation sans désobéir àson père. Tandis qu’il était dans les larmes, sa mère arrivafurtivement ; elle l’embrassa et le consola.

Les mères semblent avoir en elles tous lesinstincts et toutes les pensées de leurs enfants ;non-seulement elles leur donnent leur sang et leur chair, en lesportant pendant neuf mois dans leurs flancs, mais elles leurdonnent aussi une partie de leur âme. Voilà pourquoi ellesapportent toujours les ménagements du cœur, où les pèresn’apportent que la décision et les sévérités de l’esprit.

« Voyons, mon petit, disait la bonne mèreen tenant Charles dans ses bras, cela t’afflige donc bien de neplus aller à travers les neiges et les crevasses des rocherschercher les plantes enfouies ?

– Oh ! ma mère, si vous saviez quelplaisir quand je découvre une espèce nouvelle d’admirer et decompter les racines, les tiges, les feuilles, les fleurs, lespétales, chaque linéament enfin de ces trésors du bon Dieu !c’est surtout au printemps que ce plaisir si vif se multiplie et sevarie. Les fleurs nouvellement écloses sont pour moi tout un mondecomme serait pour d’autres l’arche qui renfermait tous les animauxde la création. Les plantes me parlent et je les entends ; jevous assure, ma mère, qu’elles ont des instincts, des habitudes etdes différences dans les mêmes espèces comme le visage de mes sœurset le mien diffèrent malgré notre ressemblance.

– Tu rêves, tu rêves, mon cher enfant,s’écria la mère moitié riant et moitié attendrie, mais par ce grandfroid et avec l’aridité de la terre, ton plaisir doit être biendiminué, tu te donnes beaucoup de fatigue pour ne recueillir qu’unmaigre et rare butin.

– Oh ! ma mère, demandez au chasseurs’il redoute la neige qui tombe sur ses épaules ? Demandez aupêcheur si les bancs de glace l’arrêtent ? Ils ne voient quela proie qu’ils poursuivent et qu’ils rapportent le soir dans leurlogis ; et tenez, poursuivit-il en saisissant un des cahiersde son herbier, que ne braverait-on pas pour posséder une de cesjolies fleurs qui sont là, me souriant et me répondant, quand jeles interroge. Chaque jour je découvre quelque espèce inconnue dansles mousses, dans les lichens ; et mon père veut que jerenonce à ces recherches ! C’est comme s’il me demandait de neplus manger, de ne plus vivre !

– Tu vivras et tu mangeras !Seulement tu mangeras une heure plus tôt ton déjeuner, répliqua lamère gaiement, et chaque matin, pendant que ton père dormiraencore, tu iras à ta chère découverte ; mais tu ne dépasseraspas le temps permis, et à l’heure dite, tu rentreras bien vite pourétudier ton latin.

– Oh ! merci, merci ! s’écrial’enfant en sautant au cou de sa mère, qui l’embrassa et le quittaen lui disant : « À demain. »

Pour la première fois de sa vie l’enfants’endormit radieux et fit un beau songe : il se trouva tout àcoup transporté dans une vallée immense entourée de montagnes, quicommençaient en pente douce et s’élevaient graduellement jusqu’auciel ; il était assis auprès d’une belle source claire quimurmurait à travers les plantes et les fleurs de toutes sortes, ilfaisait une température d’été et de grands nuages blancs et doréscouraient dans l’éther d’un bleu vif au-dessus de sa tête. Iln’avait point encore vu un ciel semblable dans ce pauvre village deSuède, où il était né et qu’il n’avait jamais quitté. Sonadmiration était partagée entre ce ciel où le soleil brillait detoutes ses flammes, et cette campagne riante couverte de plantes etd’arbustes en fleurs. Il se leva et se mit à marcher, ravi etléger, à travers les sentiers ; il craignait de froisser unetige, une feuille, un pétale, une étamine, et pourtant il eût voulucueillir tour à tour toutes ces fleurs pour les étudier ; ilcommença par aspirer vivement leurs parfums et par jouir du coupd’œil général de leurs belles formes et de leurs admirablescouleurs, puis il se dit, pris d’une sorte de vertige :« Jamais, jamais je ne pourrai fixer dans ma mémoire cetteinnombrable variété d’espèces, les classer et leur donner unnom ! » Dans son découragement, il s’arrêta immobile etpriant dans son âme : « Mon Dieu ! mon Dieu,disait-il, la nature est trop grande pour la faible vue de l’homme,et s’il parvenait à en saisir l’ensemble, sa profondeur et sesdétails lui échapperaient. Vous avez fait, ô mon Dieu, la créationà votre image, et nous, pauvres et chétifs, nous voulons en mesurerla grandeur et en décrire la beauté, c’est impossible ! Nousne connaissons jamais que des fragments de votre œuvre, le restenous échappe ; pardonnez-moi donc mon audace, ô monDieu ! Mon père a raison, je dois vous adorer et vous servircomme un ministre obscur, et non prétendre à vous pénétrer et àexpliquer vos ouvrages comme un savant participant de vos facultésdivines ; » et le pauvre enfant, écrasé par la splendeurde la nature qui l’entourait, tomba à genoux, adora Dieu et restalongtemps dans l’engourdissement de l’extase.

Mais des voix, qui semblaient être la voix deDieu même, montèrent tout à coup des calices épanouis et du seindes boutons encore fermés. Ces voix lui disaient :« Viens à nous ! nous sommes à toi, nous t’aimons de nousaimer et de nous rechercher, d’avoir compris que nous vivions etque nous sentions, nous qu’on a si longtemps crues inertes,inanimées et propres à charmer seulement les yeux. Ne crains pas denous cueillir et de nous détruire, nous renaissons sansdouleur ; chacun de nos filaments déchirés te fera découvrirnos mystères à peine soupçonnés jusqu’ici. Tu trouveras dans lesdétails de notre structure autant de merveilles que dans celle ducorps humain ; car, sur une échelle différente, nous avonscomme l’homme des organes qui souffrent ou se réjouissent ;nous avons des répulsions et des sympathies ; nous avons nosaptitudes, nos mœurs, nos destinées impérieuses fixées par unerègle infaillible. Regarde-nous et pénètre-nous, enfant qui nousaime ; tu sauras comment nous naissons, comment nous nousdéveloppons et arrivons à la beauté et à l’amour. » Cen’étaient pas seulement les larges et magnifiques fleurs destropiques, les cactus, les nénuphars, les magnolias ; cen’étaient pas seulement les fleurs reines de nos jardins : larose, la tubéreuse, le lis, l’œillet, qui parlaient ainsi àl’enfant endormi, c’étaient encore toutes les fleurettes deschamps, les pâquerettes, les boutons d’or, les violettes, le thym,toutes les mousses et tous les lichens poussant sur les rochers ouau bord de l’eau ; chaque plante, chaque tige, chaque caliceavait comme une voix distincte, et tous ces accents réunisformaient un concert doux et flatteur qui plongeait le petitCharles dans un ravissement heureux.

« Oh ! oui, répondait-il à cesparoles mystérieuses que lui seul pouvait entendre, je vous aime,je vous comprends, et je révélerai au monde la grâce et lamagnificence de vos secrets ; » et il se pencha vers lesfleurs les plus prochaines pour les cueillir ; mais voilàqu’il s’opéra alors autour de lui un prodige ; toutes lesfleurs semblèrent se mouvoir et s’arracher à leur racine ;elles vinrent vers l’enfant, firent à son corps comme une enceinteodorante, montèrent sur son cœur et dans ses bras, puis jusqu’à satête où elles s’enlacèrent en une immense couronne. Le front del’enfant rayonnait transfiguré sous cet emblème d’un avenirglorieux ; il grandissait, grandissait sous le couronnement deses fleurs bien-aimées. Tout à coup il sentit un souffle chaudglisser sur sa tête ; un baiser l’effleura et lui causa unindicible bonheur : la sensation fut si vive qu’ellel’éveilla ; il vit sa mère, debout auprès de lui, à peineéclairée par la première lumière de l’aube. Ce baiser venait de samère ! de sa mère qui comprenait son âme !

« Il est temps, lui dit-elle, le jour selève ; habille-toi, prie Dieu, déjeune et cours dans leschamps avant que ton père ne s’éveille ; tu as une petiteheure pour aller à la découverte de tes plantes ; va donc, monfils, puisque c’est là ton amour et ton bonheur. »

L’enfant remercia sa mère ; et, tandisqu’elle l’aidait à s’habiller, il lui raconta le songe merveilleuxqu’il venait de faire.

Sans y rien comprendre, la mère y vit unprésage de bonheur et de gloire pour son fils et résolut de l’aiderde plus en plus dans sa vocation. Aussitôt qu’il fut habillé, ellelui présenta une écuelle de bois pleine d’un potage fumant quel’enfant mangea avec appétit ; puis elle l’enveloppa dans unepetite houppelande de gros drap dont elle redressa le col, quicacha jusqu’au-dessus des oreilles le frais visage de l’enfant. Ilpartit joyeux, un bâton à la main. La bonne mère avait retranché aumoins deux heures de son sommeil habituel pour donner ces douxsoins à son fils et pour satisfaire à son désir.

Cherchez dans votre souvenir, enfants qui melisez, et vous trouverez tous que vos mères ont eu pour vous de cestendresses-là.

Durant quelques jours le petit Charles putherboriser en paix dans les montagnes et découvrir dans leursanfractuosités quelques pauvres fleurs et quelques frêles moussesépargnées par la neige. Mais, un matin que le père s’éveilla plustôt que de coutume pour aller voir un malade qu’il avait laissémourant la veille, il se mit dans une grande colère en ne trouvantpas son fils au logis. La mère en vain objecta quelqueprétexte ; le sévère ministre ne s’y laissa point tromper etjura que, dès le lendemain, l’enfant serait envoyé à l’école latinede la petite ville de Vixiœ. La mère éclata en sanglots ; lepère s’écria que les larmes n’y pouvaient rien ; et, quand lepetit Charles rentra furtivement à la maison, il comprit que lesdissensions et le chagrin y avaient pénétré par sa faute : ilessaya de se justifier et de promettre à son père une obéissanceaveugle pour l’avenir ; celui-ci resta inflexible. Il sortiten donnant ordre à la mère de préparer les hardes de son fils,qu’il conduirait lui-même dès le lendemain à Vixiœ.

Quel déchirement pour la mère et pour l’enfantque cette brusque séparation ! La mère surtout ne pouvait serésoudre à se séparer de son fils bien-aimé. Depuis qu’elle l’avaitporté neuf mois dans son sein et nourri de son lait, jamais elle nel’avait quitté un seul jour.

« Non ! non ! cela estimpossible, » répétait-elle en couvrant de ses mains sonvisage inondé de larmes.

Charles, désespéré de voir pleurer sa mère,étouffa sa propre douleur et essaya de lui donner du courage ;il lui disait :

« La ville où je vais est voisine ;nous nous verrons souvent ; puis je travaillerai bien et vitepour satisfaire mon père, et je reviendrai. »

Mais la mère pleurait toujours ; un seuljour de séparation lui était une grande angoisse. Cependant,sachant que son mari était inébranlable dans ses volontés, ellecommença à préparer les effets de son fils dans une petite malle.Elle mit au fond ce bien-aimé et fatal herbier qui était la causede leur séparation ; puis un peu d’argent en petitemonnaie ; puis des confitures et des fruits secs :friandises du foyer que les mères se plaisent à donner auxenfants.

Quand le ministre rentra, la malle étaitfaite ; et, voyant qu’on avait suivi ses ordres, il se montraun peu apaisé.

Le reste de la journée et la veillées’écoulèrent sans querelles, mais bien tristement. Le père lisaitsa Bible, comme à l’ordinaire ; les petites fillestricotaient, comme la veille, auprès de leur mère, ne faisantentendre que quelques soupirs étouffés ou quelques parolesentrecoupées. Quant à Charles, il était résigné et courbait la têtesur les thèmes latins qu’il traduisait.

L’heure du repos étant arrivée, on fit laprière en commun ; puis le fils ayant souhaité bonne nuit àson père, le père répliqua :

« Bonne nuit, mon fils ; demain nouspartirons au petit jour pour Vexioe ! »

L’enfant s’inclina en silence et en étouffantses larmes.

Aussitôt que son mari dormit, la mère seglissa auprès du lit de son fils, à qui elle prodigua ses caresseset fit les plus vives recommandations sur sa santé. Ce furent làleurs véritables adieux ; car le lendemain le rigoureuxministre brusqua le départ.

Comme il faisait grand froid et que les routesétaient couvertes de glace, nos voyageurs partirent en traîneau.Cet exercice et le pays qu’il parcourait, en partie nouveau pourlui, finirent par distraire le petit Charles de son chagrin. Mais,quand il se trouva dans la ville, si triste et si morne, et surtoutquand il fallut franchir les noires murailles de l’écolelatine<spanclass=footnote>Institution protestante équivalant à nos petitsséminaires.</span>, le pauvre enfant sentit son cœurdéfaillir.

Son père le recommandabrièvement plutôt à la sévérité qu’aux soins du directeur del’école, qui était son ami, puis il retourna à son village, ayantaccompli, pensait-il, son devoir.

Le petit Charles se sentit d’abord comme perduet abandonné ; mais l’intérêt et l’amitié qu’il trouva dansquelques écoliers de son âge lui rendirent le courage. Il résolutde travailler pour satisfaire son père ; et, tant que dural’hiver, il s’appliqua avec ferveur aux études latines etthéologiques. Quand le printemps parut, il sentit en lui comme unsouffle orageux et tout-puissant qui l’emportait loin des murs del’école à travers les vallées et les montagnes que commençait àcouvrir une végétation naissante ; l’air qu’il respirait luiapportait les senteurs des fleurs et des herbes ; il étaitattiré invinciblement vers elles : son beau songe luirevenait ; il y voyait un emblème de sa destinée, ets’écriait, dans son angoisse présente :

« Non ! non ! Dieu ne m’a pascréé pour être un ministre protestant ! C’est d’une autremanière que je dois l’adorer et proclamer sagrandeur ! »

Il résista d’abord aux tentations de sesinstincts invincibles ; mais, un jour que toute l’école sortitpour faire une promenade dans la campagne, il s’éloigna de sescamarades et se perdit au milieu des rochers dans une gorgetapissée de plantes grimpantes et de fleurs. Là, captivé par lanature, l’embrassant et la caressant comme il eût caressé sa mère,il oublia tout dans la contemplation des trésors qui s’offrirent àlui. La nuit le surprit remplissant ses poches et entassant sur sapoitrine les plantes qu’il avait recueillies. Arrêté dans sarecherche ardente par les ténèbres, il se souvint tout à coup del’école et de sa discipline. Épouvanté de son oubli de la règle, iln’osa pas revenir sur ses pas et aller implorer le pardon dudirecteur : la nuit était venue. Agité, frissonnant etterrassé de fatigue, il s’endormit dans un enfoncement du rochertout couvert de mousse ; le lendemain, il fut découvert par undes domestiques de l’école et il y fut ramené comme vagabond.

Le directeur écrivit au père l’équipée dufils ; le père, le jugeant incorrigible et pervers, réponditau directeur qu’il voyait bien que son fils ne ferait jamais qu’unmauvais ministre de Dieu, mais que, pour le punir de sa rébellion àses volontés, il l’humilierait en en faisant un ouvrier ; etil donnait des ordres pour qu’on le mît à l’instant même enapprentissage chez un cordonnier.

Le petit Charles était d’une nature douce etfaible ; il ne résista pas et trouva même, au début, une sortede satisfaction dans la demi-liberté que lui laissait sa nouvelleet étrange profession. Avant sa journée de travail manuel, ilpouvait parcourir les champs, et le dimanche il s’y égarait enliberté. Le soir et durant la nuit, il classait les plantes et lesfleurs qu’il avait récoltées et écrivait des dissertations surchacune d’elles. Mais insensiblement ce double et incessant travailde l’esprit et du corps altéra sa santé. Puis, passer la journéeavec des compagnons ignorants et grossiers lui était une rudeépreuve. On le brusquait quand il restait silencieux ; on luireprochait son orgueil, et parfois même on lui cherchait violemmentquerelle. Cette lutte, qu’il subissait contre la destinée, finitpar le terrasser ; il tomba subitement malade, et le maîtrecordonnier, qui l’aimait comme un de ses meilleurs ouvriers, envoyachercher le plus habile médecin de la contrée.

C’était un très-savant homme qui se nommaitRothman ; quand il arriva auprès du lit du pauvre Charles,celui-ci avait une grosse fièvre et était pris d’un peu de délire.Le docteur ne voulut pas l’éveiller de son sommeil pénible et semit à étudier en silence les symptômes de la maladie ; ildécouvrit une grande surexcitation de cerveau, et il se confirmadans son observation en voyant sur la petite table de l’apprentises herbiers et ses manuscrits ouverts ; il lut quelques pagesde ceux-ci, puis tomba tout à coup dans une longue rêverie tout entenant le pouls du malade, qui battait très-fort.

Charles continuait à dormir, mais d’un sommeilpénible et bruyant et comme si quelque cauchemar l’avait oppressé.Il faisait pourtant un beau rêve, plus glorieux peut-être que celuiqu’il avait fait une nuit sous le toit de son père, mais il n’enéprouvait pas le même contentement : ce songe lui semblait unedérision de la destinée présente ; on raisonne parfois dansles rêves : il se voyait entouré de quatre hommestout-puissants qui tenaient des sceptres et qui avaient descouronnes sur la tête ; à ces couronnes, à leurs armes et auxdécorations qu’ils portaient, il reconnaissait dans ces hommes leroi de Suède, le roi de France, le roi d’Angleterre et le roid’Espagne<span class=footnote>Cesquatre souverains comblèrent Linné d’honneurs.</span>. Tousquatre lui souriaient, répandaient à ses pieds des trésors etdéposaient sur sa tête la couronne de la noblesse. Lui, ébloui, sedébattait contre le vertige, et de là venait l’agitation de sonsommeil.

Le bon docteur, plein d’anxiété, suivaittoutes les phases de ce sommeil tourmenté, enfin il fit boire uncalmant au malade, dont la respiration se détendit et qui bientôts’éveilla sans effort. La fièvre cessa, grâce aux soins assidus dumédecin compatissant qui s’était pris pour le pauvre ouvrier d’unegrande amitié ; aussitôt qu’il fut convalescent, il lui prêtales ouvrages de Tournefort, un de nos célèbres naturalistesfrançais, et comme Charles se récriait d’admiration en en parlantau docteur :

– Vous surpasserez un jour sa renommée,s’écria celui-ci.

– Oh ! que me dites-vous là !répondit l’enfant.

– Je dis, mon jeune ami, que j’ai lu voscahiers, parcouru vos herbiers, et que vous serez un jour lepremier naturaliste du monde. »

Charles le regarda d’un air de doute et detristesse :

« Ne me raillez-vous pas ? luidit-il.

– Moi ! répliqua avec feul’excellent docteur Rothman ; mais que pensez-vous là ?je vous emmène avec moi, vous allez finir librement vos études àl’université de Lund, et avant peu, j’en suis sûr, vous serezprofesseur vous-même. »

La prédiction du bon docteurs’accomplit ; à quelques années de là, la chaire de botaniquede l’université d’Upsal retentissait du merveilleux enseignement dujeune professeur Charles Linné !

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