Enfances célèbres

DEUXIÈME TABLEAU.

Le théâtre représente l’intérieur d’une maison, à Rennes.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE CHEVALIER de LA MOTTE, LA CHÂTELAINE sa femme, assise etbrodant.

LE CHEVALIER, lisant. Cette lettreest de votre sœur, la comtesse du Guesclin. Elle vous écrit que sonfils aîné lui donne du chagrin, qu’il a fui de la maisonpaternelle.

LA CHÂTELAINE. Ils n’en feront jamais rien dece petit misérable-là.

LE CHEVALIER. Ma foi, ils en auraient pu faireun bon soldat ; cela vaudrait mieux que d’en faire unvagabond.

LA CHÂTELAINE. Vous blâmez donc masœur ?

LE CHEVALIER. Certainement ; et siBertrand était mon fils, j’aurais cherché à diriger son caractèreau lieu de le faire plier.

LA CHÂTELAINE. Vous lui auriez inspiré votrepassion pour les armes, cette passion qui vous conduit à la gloire,mais qui fait le malheur de ceux qui vous aiment. Voilà ce queredoute sa mère, et moi je le redoute comme elle, et j’approuve sasévérité.

LE CHEVALIER. Et si Bertrand vous demandaitasile, vous ne le recevriez pas ?

LA CHÂTELAINE. Non, je le renverrais à sonpère et à sa mère ; ce sont eux qui doivent le gouverner.

SCÈNE II.

BERTRAND, LA CHÂTELAINE, LE CHEVALIER.

BERTRAND, du dehors. Je vous dis quej’entrerai, moi ; quoique j’aie de méchants habits, je suisnoble, et je ne souffrirai pas que des valets me barrent lechemin.

(Ilbrandit un bâton et s’élance dans la chambre.)

LA CHÂTELAINE. Quoi ! le fils de masœur ! Quel déshonneur pour sa famille !

LE CHEVALIER. Oh ! c’est toi, mon bonpetit diable de neveu, toujours le même, toujours ferrailleur.

BERTRAND. Mon oncle, je viens vous demanderasile.

LA CHÂTELAINE. Asile, quand vous faites mourirvotre mère de douleur ? Allez demander pardon à vosparents.

BERTRAND. Vous voulez donc que j’aillem’héberger chez des étrangers ?

LE CHEVALIER. Non, ma maison ne te sera pasfermée. Mais pourquoi et comment as-tu quitté le château de tonpère ?

BERTRAND. Pourquoi ? parce qu’on m’yretenait prisonnier depuis deux mois au pain et à l’eau, quej’avais besoin de l’air du bon Dieu et d’une nourriture plussubstantielle. Comment ? cela va vous faire rire. Au lieu dem’envoyer mon pain et mon eau par ma bonne nourrice Rachel, quim’aurait consolé en me contant des histoires de chevalerie, on meles faisait apporter par une vieille et méchante sorcière quijamais ne manquait en entrant de fermer la porte du donjon, dont laclef était suspendue à sa ceinture. Un jour donc je résolus de luienlever cette clef. Je savais que mon père et ma mère étaientabsents, et lorsque la vieille entra, je m’élançai sur elle, jel’assis, sans lui faire de mal, sur la paille qui me servait delit ; je l’enchaînai avec mon drap contre un des barreaux dela fenêtre, et, pour l’empêcher de crier, je lui mis, en guise debâillon, ma ceinture sur la bouche. Puis, lui volant la clef,j’ouvris la porte, sautai l’escalier, et me voilà.

LE CHEVALIER, riant. Ha !ha !

LA CHÂTELAINE. Quel scandale !

BERTRAND. Écoutez. Pour fuir il me fallait unemonture : j’aperçois dans la campagne un laboureur ; jecours à la charrue, j’en dételle une jument, j’enfourche, je piquedes deux, malgré les cris et les lamentations du rustre ébahi,auquel je réponds par des éclats de rire, et, sans selle ni bride,j’ai galopé jusqu’à Rennes. Maintenant, hébergez-moi, car j’aigrand appétit et suis fort las.

LE CHEVALIER. Viens donc changer d’habits ette mettre à table ; puis nous parlerons de ce que tu as àfaire ; je te donnerai des conseils.

BERTRAND. Merci, cher oncle ! N’est-cepas que vous m’apprendrez à faire des armes ?

LA CHÂTELAINE. Votre indulgence achèvera de leperdre.

SCÈNE III.

Une place publique devant la maison du chevalier de La Motte.

BERTRAND, seul.

BERTRAND. Comme mon oncle est bon pourmoi ! Il m’a montré ses chevaux et ses armes. Oh ! sesarmes, qu’elles sont belles ! Je serai heureux ici ! Matante me gêne bien un peu ; n’importe, je lui obéirai pourvivre auprès de mon oncle. Mais quel est ce grand écriteau qu’on aplanté là ? Si je savais lire… Une épée et un beau casque àplumes le couronnent ; c’est sans doute quelque prix d’armes.Voilà un enfant qui passe ; il saura peut-être ce que celaveut dire. (L’appelant.) Mon ami, qu’y a-t-il sur cetécriteau ?

L’ENFANT. Il y a qu’aujourd’hui, dans uneheure, commencera sur cette place une grande lutte, et que le prixdu vainqueur sera cette belle épée et ce beau casque à plumes.

BERTRAND. Oh ! si je pouvais lesgagner !

L’ENFANT. Non, vous êtes trop jeune.

BERTRAND. Trop jeune ! je suis plus fortque tous les Rennois ! (Se parlant à lui-même) Maiscomment faire pour échapper à ma tante ? Elle va m’appelerpour l’accompagner à vêpres, et avant une heure la lutte commence…Je ne serai pas là… Un autre aura le prix !… Mon Dieu !mon Dieu ! c’est bien cruel pourtant de renoncer à cette épéequi est là brillante au-dessus de ma tête… Je l’aurais gagnée, j’ensuis sûr.

SCÈNE IV.

BERTRAND, la châtelaine de LA MOTTE.

LA CHÂTELAINE, de la porte de samaison. Bertrand ! Bertrand ! toujours dans larue !… Que faites-vous là ?

BERTRAND. Ma tante, je regardais cetteépée ; voyez, on dirait qu’elle me regarde. Son acier polibrille comme des yeux.

LA CHÂTELAINE. Vous ne pensez jamais qu’auxarmes et aux combats. Bertrand, c’est aujourd’hui le saint jour dudimanche, venez à l’église, et priez Dieu qu’il vous change.

BERTRAND, à part. Oh ! oui, jevais le prier de me donner le casque.

LA CHÂTELAINE. Portez mon livre, etsuivez-moi.

BERTRAND, dans l’église. Ma tante,laissez-moi vous attendre ici, sous le portail.

LA CHÂTELAINE. Non, venez vous agenouillerdans la chapelle.

BERTRAND, à part. Oh ! je levois, je ne pourrai pas m’échapper.

LA FOULE, du dehors. La lutte, lalutte commence ; accourez, lutteurs !

BERTRAND. Comment prier en entendant cescris ?

LA FOULE. La lutte, la lutte commence ;accourez, lutteurs !

BERTRAND. Je n’y tiens plus… ma tante baissela tête… Profitons…

(Ils’élance hors de l’église.)

SCÈNE V.

Une salle intérieure de la maison du chevalier.

LE CHEVALIER, LA CHÂTELAINE.

LE CHEVALIER. Calmez-vous, ce sont des traitsde jeunesse, mais son cœur est bon.

LA CHÂTELAINE. C’est un rebelle, un ingrat, unpetit misérable. S’échapper de l’église pour aller lutter avec lapopulace !…

LE CHEVALIER. Un peu d’indulgence, et songeonsd’abord à savoir ce qu’il est devenu.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, UN DOMESTIQUE, puis BERTRAND porté par deuxserviteurs.

UN DOMESTIQUE. Messire Bertrand a étéblessé.

LE CHEVALIER. Pauvre enfant !(Bertrand paraît.) Eh bien ? te voilà toutécloppé ; il t’est arrivé malheur ?

BERTRAND. Dites bonheur ! Je les ai tousterrassés. Mon égratignure guérira, mais le prix me reste. Voyez lebeau casque, la belle épée.

(Ilbrandit le casque à la pointe de l’épée.)

LE CHEVALIER. Est-il heureux !

LA CHÂTELAINE. Il faut pourtant qu’il soitpuni de sa désobéissance.

LE CHEVALIER. Eh bien ! je vais luiinfliger une grande punition : dans huit jours c’est letournoi de Rennes ; il n’y assistera pas.

BERTRAND. Vous êtes dur, mon oncle.

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