Enfances célèbres

JEAN BART.

Dunkerque était au pouvoir des Espagnolsdepuis 1652. Turenne, vainqueur de la Fronde sur tous les points dela France, fit le siége de cette ville en 1658. La flotte anglaisele secondait, car la politique avait décidé Louis XIV à sefaire momentanément l’allié de Cromwell. Le prince de Condé et donJuan d’Autriche défendaient la place assiégée. Les habitants deDunkerque faisaient des vœux pour le jeune roi de France, etsouhaitaient que la ville fût prise par lui et pour lui ; maisen même temps toute cette population de marins, ennemie née desAnglais, s’indignait de les voir unir leurs armes à celles de laFrance ; dans cette alliance elle voyait de la part del’Angleterre l’arrière-pensée de s’approprier Dunkerque.

C’était par une soirée du mois de juin, durantce siége mémorable. Un groupe de marins s’était formé devant unepetite maison de la rue de l’Église, ainsi nommée à cause de lacathédrale, alors si célèbre par son merveilleux carillon.

Le bruit des batteries anglaises et françaisesne paraissait pas en ce moment préoccuper les marins réunis ;ils s’informaient avec anxiété, à la porte de la maisonnette, de lasanté de l’intrépide corsaire Cornille Bart, qui avait été blessérécemment en tentant d’enlever un navire anglais. Depuis un mois ilne pouvait quitter sa chambre, lui dont la mer était l’élément. Unvieux marin qui servait de domestique au corsaire assurait à sescompagnons assemblés sur la porte que leur maître allait mieux. Lemédecin n’avait pu extraire la balle qui avait pénétré dans leschairs. « Mais enfin, répétait le matelot, on peut vivre avecune balle sous la peau, et j’espère que notre chef vivra ; ilreprend des forces ; il s’est levé aujourd’hui. Bonsoir, mesamis, et bonne espérance. » Ayant parlé ainsi, le vieux marinattaché au service de Cornille Bart referma la porte de la maisonet rentra dans la chambre de son maître.

C’était une pièce éclairée par une fenêtre enogive. Les murs étaient tapissés de cuir bosselé d’or ; ungrand lit de noyer massif, à colonnes torses, s’élevait au fond.Sur ce lit était assis un homme de haute taille, à cheveux blancset à moustaches encore blondes. Une femme soutenait le blessé, etun robuste enfant à longs cheveux blonds, assis à ses pieds surl’estrade du lit, tenait une de ses mains rudes qu’il baisait. Cetenfant pouvait avoir environ neuf ans ; il était d’une taillemoyenne, mais forte ; son front était large, ses sourcilsépais ; son œil vif et bleu exprimait une résolution au-dessusde son âge, son teint hâlé annonçait la vigueur et la santé.

« Chausse les mules de ton père, dit lafemme sur qui le blessé s’appuyait, puis nous le soutiendronsensemble, et il essayera de marcher un peu. »

L’enfant obéit ; ses petites mains sefaisaient câlines et allaient doucement, pour ne pas heurter lesjambes affaiblies du corsaire. « Oh ! ces mauditsAnglais, que je les hais ! s’écria-t-il à un gémissement dublessé ; si je pouvais leur rendre la blessure qu’ils vous ontfaite, mon père !

– Patience, patience ! ils sont ence moment les alliés de notre jeune roi ; cela nous oblige àsuspendre nos haines ; mais l’heure reviendra où nous pourronsleur courir sus. »

Le regard du vieux corsaire s’enflamma.

« Mon père, dit le petit Jean, vous meconduirez avec vous !

– Oui, et si je ne peux t’y conduire, tuiras tout seul ; car vois-tu, mon fils, c’est une guerre derace, et les Bart, de père en fils, ont pourchassé ces chiensd’outre-mer. »

Le blessé porta la main à son flanc droit. Ilavait pâli.

« Vous souffrez beaucoup ? lui ditsa femme alarmée.

– Cette balle anglaise est là comme unaffront, répliqua Cornille Bart. Ah ! si je pouvaisl’arracher !

– Vous me la donneriez, mon père, repritl’enfant, et je vous assure qu’elle tuerait un de ces Anglais.

– Quel enragé ! dit le vieux marinqui faisait le service de la famille et qui venait de rentrer dansla chambre ; vous n’avez pas besoin de balles, jeune maître,pour les houspiller ; et ce matin votre bâton et vos poingsvous ont suffi pour mettre en sang le petit John Brish.

– Qui est John Brish ? dit leblessé.

– Le fils de cet ancien bosseman anglais,notre voisin, reprit le matelot.

– Pourquoi l’as-tu battu, petit ?dit le père.

– Parce qu’il disait d’un ton goguenardque vous ne monteriez plus sur votre vaisseau pour donner chasseaux siens.

– Toujours des querelles ! murmurala mère effrayée.

– Quoi ! mère, vous ne m’approuvezpas ? Je bats les Anglais parce que les Anglais ont blessé monpère.

– Laissez faire votre fils, maîtresse,reprit le vieux matelot ; c’est un brave enfant, dont on parledéjà sur toute la côte ! Voyez-vous, c’est fier ce qu’il afait il y a un an, ce petit homme-là, lorsqu’avec ces deux moussesde Hollande il s’en est allé bravement à travers la haute mer surle canot qu’il vous avait pris. Le temps était calme d’abord ;mais au retour, le vent était d’aval, la bourrasque éclate, notrepetit capitaine dirige la barque, il rame, il rame ; lesmousses hollandais avaient peur, il leur fait honte et rentretriomphant dans le port.

– Vous oubliez mon inquiétude, et vousl’encouragez dans ces folies, objecta la mère ; mon ami,poursuivit-elle en se tournant vers le malade, il faudraitréprimander Jean et lui défendre d’être toujours sur le port dansles agrès ou dans les mâts des vaisseaux. Il serait cependant bientemps qu’il apprît à lire.

– Je ne veux pas en faire un clerc,répondit le père, qui semblait se ranimer en entendant parler del’audace de son fils. Il sera brave comme son grand-père AntoineBart, qui est mort avec gloire sous le canon de l’Anglais.

– Mon grand-père est mort blessé par lesAnglais ! s’écria le petit Jean Bart, pourpre de colère.

– Oui, mon enfant, lui aussi tué pareux ; mais du moins mort dans le combat, répliqua le malade engémissant.

– Vous ne mourrez point, vous, mon ami,et vous pourrez encore vous venger de ceux qui vous ontblessé, » ajouta sa femme.

Cornille Bart secoua tristement la tête.« Que Dieu t’entende ! murmura-t-il ; je voudraisseulement pouvoir mener notre Jean en mer une fois contre l’ennemi,puis je mourrais content.

– Ce sera ! ce sera ! mon père,dit le petit Jean en se pendant au cou du blessé. Mais racontez-moila mort de mon grand-père ; il y a longtemps, bien longtempsque vous m’avez promis cette histoire.

– Entends-tu le canon qui gronde ?dit Cornille Bart. Cet accompagnement convient à mon histoire.Écoute et souviens-toi toute ta vie qu’ils ont tué ton grand-pèreet qu’ils m’ont blessé, moi, peut-être à mort.

– Ma vie sera vouée à lesexterminer ! s’écria Jean, les deux poings serrés ;parlez, parlez, vos paroles se graveront en moi comme ces bouletsqui trouent en ce moment les murs des remparts. »

Le père se leva et dit : « J’auraiplus de force en parlant debout. »

La mère l’épiait, anxieuse.

« Maître, puis-je rester pour vousentendre ? dit le serviteur.

– Oui, mon vieux, va chercher tonchantier et ta galère ; vous travaillerez tous les trois enm’écoutant. »

Le matelot sortit, et après quelques instantsil revint, tenant dans ses bras une petite galère en bois des îles,qui était un chef-d’œuvre d’exécution ; aucun détail n’avaitété oublié ; elle était armée en guerre avec de petits canonsde fonte ; il ne restait plus à poser que les cordages, lesvoiles et la tente d’honneur qui se dresse à l’arrière dunavire.

« Maître, dit le vieux marin, j’attendstoujours un peu de toile de Hollande pour mes voiles et un morceaude lampas pour mon tandelet. »

Cornille Bart regarda sa femme. La ménagères’approcha d’un bahut sculpté et en tira, comme à regret, lesfragments d’étoffe demandés. « Voilà, dit-elle, je vais lestailler et les coudre moi-même, afin que rien n’en soitperdu. »

Elle prit ses grands ciseaux de fer, son dé etses aiguilles, se plaça sur une chaise basse à dossier élevé ;puis, agile, elle ajusta de ses doigts les bandes de toile blancheet un carré de lampas pourpre et or.

« Moi, dit Jean, saisissant du gros filécru, je vais tendre les cordages ; » et il s’agenouilladevant le vieux matelot qui soutenait la petite galère sur sesgenoux et qui, délicatement, y posait quelques vis oubliées.

Cornille Bart, sans songer à sa blessure, sepromenait à grands pas dans sa chambre. Il jeta un regard sur sonauditoire, et, satisfait de son air attentif, il commença sonrécit, tandis que le canon des assiégeants continuait àgronder : « Mon père, Antoine Bart, ton grand-père, monpetit Jean, avait pour ami le fameux capitaine de navire MichelJacobsen, surnommé le Renard de mer : c’était un grand, fier,bel homme, dont le peintre des rois, Rubens, avait fait leportrait.

– Oh ! ce portrait, je l’ai vu unefois, s’écria Jean, quand j’étais tout petit, et je m’en souviensbien. C’était un homme brun à grand visage, cheveux et moustachesnoirs ; sa poitrine était couverte d’un corset d’acier, surlequel était jetée une écharpe rouge. Dans la main droite il tenaitle bâton de commandant, et l’autre main était appuyée sur un beaucasque luisant. Puis dans le fond c’était des navires, bataille etflots remués par la tempête comme le jour où je suis allé en hautemer en compagnie des deux petits mousses de Rotterdam.

– C’est bien cela, mon enfant, repritCornille Bart, et puisque tu te souviens de ce portrait du Renardde la mer, c’est comme si tu te souvenais de l’avoir vu vivant.Donc le Renard de la mer et ton grand-père étaient comme frères. Unsoir d’hiver, nous étions réunis ici dans cette même chambre, bienchaudement près d’un bon feu, fumant du tabac de Hollande et buvantde l’ale d’Angleterre. Un corsaire, ami de mon père, nous racontaitses courses lointaines et ses combats ; je l’écoutais comme tum’écoutes ; tout à coup la porte s’ouvre, et le Renard de merapparaît, enveloppé d’un long manteau goudronné, tout ruisselantd’eau ; il pleuvait à torrents et la mer était grosse. Sousson manteau, le Renard était armé en guerre.

« – Antoine, dit-il à mon père, j’aibesoin de toi, de ton fils, de ton équipage et de tonbrigantin.

« – Quand cela ? dit mon père.

« – À l’heure même, répondit le Renard,et pour aller en haute mer.

« – Nous allons, mon fils et moi, nousarmer pour te suivre, » dit simplement mon père. Ce futbientôt fait. Nous sortîmes tous les trois et nous nous rendîmes auport. La nuit était sombre. Onze heures sonnaient au carillon. Noustrouvâmes notre brigantin, l’Arondelle-de-Mer, avec toutson équipage à bord. C’était le vouloir de mon père ; ilfallait que l’on fût prêt au départ à toute heure.

« Le bosseman leva l’ancre.

« Quand nous fûmes en pleine mer, leRenard fit apporter sur le pont des piques, des coutelas, desespontons, des haches d’armes, et dit à chacun de s’armer pour êtreprêt au point du jour pour n’importe quelle chance. Une fois armé,tout l’équipage se mit en prière. Nous naviguâmes ainsi toute lanuit, sous très-petites voiles, à cause de la bourrasque ;quand le jour parut, un mousse qui était en vedette au haut dugrand mât de hune cria : « Je vois deux gros vaisseaux etun autre plus petit. » Le visage du Renard de mer s’empourprad’orgueil : « Enfin ! enfin ! lesvoici ! » s’écria-t-il joyeusement. Alors seulement ilapprit à mon père qu’il avait ordre d’attirer les croiseurs anglaisloin du port, afin d’en laisser l’entrée libre à un convoiconsidérable qui nous arrivait du Nord et qu’on avait signalé dèsla veille. « Mon vaisseau était en radoub, ajouta le Renard demer, voilà pourquoi je t’ai demandé le tien, Antoine.

« – Oh ! merci, répliqua monpère ; ils vont avoir une danse, les trois Anglais !

« – Un contre trois ! reprit leRenard, ce sera rude ; il faut mettre le feu au ventre de nosgens pour qu’ils ne reculent pas. » Mon père et le Renardharanguèrent l’équipage. Tous jurèrent de mourir pour Dieu et pourle roi, et que l’ennemi n’aurait d’eux ni os ni chair vive. On fitapporter un tonneau d’eau-de-vie et on le distribua. Les gens del’artillerie se barbouillèrent le visage avec de la poudre :on aurait dit des Africains.

– Et les trois vaisseaux desAnglais ? demanda le petit Jean Bart avec impatience.

– Ils arrivaient toujours sur nous, leursvoiles déployées. Mon père et le Renard ordonnèrent au pilote devirer de bord sur le plus proche vaisseau de l’ennemi. C’était unpetit navire moins fort que notre brigantin ; nous luidonnâmes deux bordées dans la quille, et il fut coulé. Alors lesdeux grosses frégates anglaises firent sur notre pauvreArondelle-de-Mer un feu si formidable, que la moitié denotre monde resta tué ou blessé. Mais aussi, mon fils, quellegloire ! quelle défense ! seuls contre troisvaisseaux ! seuls nous en avions détruit un, et les deuxautres nous approchaient à peine, tant nous combattions avec rageet furie aux cris de Vive le roi ! Nous brandissionsnos piques, nous appelions les Anglais à grands cris :Abordez ! abordez donc ! »

Ici le pâle visage de Cornille Bart se coloratout à coup, sa voix s’altéra, et il s’appuya contre le mur toutchancelant. « Seigneur Dieu ! s’écria sa femme accourant,vous vous faites du mal en vous animant ainsi.

– Laissez-moi, laissez-moi, et silence,écoutez ! répliqua brusquement le conteur, tout à l’action deson souvenir. Les Anglais, défiés par nous, abordent de chaque côtédu brigantin : ce fut une joyeuse et sanglante mêlée. Hache enmain, coutelas au poing, on s’attaqua homme à homme. Les deuxfrégates avaient de quoi remplacer ceux qui tombaient, tandis qu’ilne restait plus des nôtres qu’un petit nombre debout, et encoreétaient-ils tout saignants. Mon père avait reçu trois coups depique, le Renard une arquebusade dans le corps. Le pont se couvraitde morts et d’agonisants, le canon ennemi éventrait notrebrigantin. Le Renard s’approcha de mon père et lui ditsourdement : « Allons, Antoine, le feu aux poudres, et àla grâce de Dieu ! Il ne faut pas que ces hérétiques nousaient vivants. »

– Oh ! que cela est beau ! quecela est beau ! s’écria le petit Jean transporté et enembrassant son père, dont le visage devenait de plus en pluslivide.

– Je vois encore, poursuivit le corsaire,le Renard de la mer, debout sur le pont, cramponné de tout sonpoids au capitaine anglais, qui nous avait abordé avec plus de centdes siens : « Feu ! feu ! » criait leRenard à mon père. L’explosion se fit : tout fut englouti…

« J’avais senti une épouvantablesecousse. Puis je perdis tout sentiment. La fraîcheur de l’eau mefit revenir à moi, et je me trouvai suspendu à un débris. Je visdes Anglais qui dans leurs chaloupes allaient çà et là recueillantdes naufragés. Je fus ramassé comme les autres ; mon pèreétait mort ! Le Renard de la mer était mort ! De notreéquipage, il restait deux hommes ! de notre brigantin quelquesplanches ! Mais aussi des deux frégates anglaises il n’enrestait plus qu’une désemparée ; l’autre avait coulé parl’explosion de notre brigantin. Pendant ce temps, le grand convoiqui arrivait du Nord entrait à Dunkerque, et j’allai prisonnier enAngleterre avec les deux matelots qu’on avait sauvés.

« Voilà, mon fils, ce qu’a été tongrand-père ! ce que j’ai été ! sois digne denous. »

À ce dernier mot, un flot de sang jaillit dela bouche de Cornille Bart : « J’étouffe, dit-ilfaiblement ; oh ! c’est la balle anglaise ! »et il s’affaissa sans vie dans les bras de sa femme et de sonenfant. « Mon père ! mon père ! s’écriait Jean, lesAnglais aussi t’ont tué ! » Puis, se tournant vers samère : « Oh ! les Anglais ! ajouta-t-il avecune expression terrible, je les exterminerai un jour et j’endélivrerai la France. »

Six ans, après, Jean Bart faisait sa premièrecroisière comme capitaine en second.

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