Enfances célèbres

PREMIER TABLEAU.

Le théâtre représente une salle à manger gothique ; lacomtesse du Guesclin, Olivier et Jean sont à table.

SCÈNE PREMIÈRE.

La comtesse DU GUESCLIN, OLIVIER, JEAN, RACHEL, puis BERTRAND.

LA COMTESSE à Rachel qui rentre. Vousne me ramenez pas Bertrand !

RACHEL. Madame, je pense qu’il va rentrer.

LA COMTESSE. Je suis sûre que vous l’avezencore surpris se battant ou luttant avec les petits paysans duvillage.

OLIVIER. Oh ! oui, maman, il aime mieuxces petits vilains que nous.

JEAN. Il dit que nous ne sommes pas assezforts ; nous sommes trop sages pour lui.

RACHEL. Ah ! Jean, vous accusez votrefrère qui n’est pas là ; c’est mal.

LA COMTESSE. Mais vous, nourrice, vous lejustifiez toujours.

RACHEL. Madame… c’est que…

LA COMTESSE. Enfin, où est-il ?

RACHEL. Madame, il chasse à coups de caillouxles hirondelles nichées dans les mâchicoulis du château.

OLIVIER, se levant et s’approchant d’unefenêtre. Voyons si c’est vrai… Oh ! le voici qui rentre,il a le visage en sang, les habits déchirés.

JEAN, s’approchant à son tour de lafenêtre. Il est plus laid vraiment qu’un bohémien.

LA COMTESSE. Ah ! quel enfant ! jen’en aurai jamais que du chagrin !

BERTRAND, entrant. J’en ai mis troispar terre. J’ai faim : à manger.

LA COMTESSE. Non, vous ne mangerez pas, etvous serez au pain et à l’eau. Vous êtes la honte de la famille,méchant, sans esprit… sans…

BERTRAND. Moi, ma mère ? je suisfort.

LA COMTESSE. Le chapelain se plaint devous ; vous ne savez pas lire encore.

BERTRAND. Dois-je me faire moine, pour passermon temps sur des parchemins ? Est-ce avec une plume qu’onpeut pourchasser les Anglais ?

RACHEL. Voyez, maîtresse, quelle forte pensées’agite déjà dans cette jeune tête.

LA COMTESSE. Non, non, Rachel, il n’y a riende bon en lui ; il oublie la noblesse de son sang ; il semêle à des serfs.

BERTRAND. Les Anglais sont nos serfs aussi,et, si je bats aujourd’hui les petits vilains, cela me donnel’espérance que je battrai plus tard nos ennemis. Mais j’ai bienfaim ! laissez-moi me mettre à table.

LA COMTESSE. Non, sortez d’ici.

BERTRAND. Moi, l’aîné, je serai chassé devotre table et les cadets y resteront ? non, parDieu !

RACHEL. Oh ! madame, un peu de bonté pourlui, cet enfant est destiné…

LA COMTESSE. Oui… à faire le malheur de samère.

RACHEL, rêvant. Qui sait ?

BERTRAND. N’est-ce pas, nourrice, que je seraiun preux ?

RACHEL. Donne-moi ta main.

LA COMTESSE. Je crois que vous êtes folle,nourrice.

RACHEL. Oh ! madame, cette petite mainest un grand livre où je lis bien des choses.

LA COMTESSE. Et qu’y lisez-vous ?

RACHEL. Laissez-moi me recueillir. (Elletient la main de Bertrand et l’examine attentivement.) Voyez,madame, ces lignes sont belles ! voilà le courage, la force,l’héroïsme, le désintéressement. Il illustrera sa famille et sapatrie. Je vois Bertrand se montrer dans les tournois, je le voisvaincre les chevaliers. Bertrand grandira, Bertrand deviendra l’amide son roi ; il sera fait connétable. Sa vie sera une longuesuite de prouesses ; il y a d’autres choses encore… mais ilsera brave surtout.

BERTRAND. Oh ! oui, je serai brave, je lejure par tous les saints.

LA COMTESSE. Tu es folle, nourrice ; partes sottes flatteries, tu le rends plus indocile. Allons,emmenez-le.

BERTRAND. Ma mère ! ma mère !laissez-moi m’asseoir à votre table, à la place qui m’est due.

LA COMTESSE. La place qui vous est due ?…(Elle rit.) Allons, sortez.

BERTRAND, furieux. Eh bien !oui, je sortirai ; mes frères sortiront aussi. Si je suislaid, je suis fort, et je vais vous le prouver.

(Ilse jette sous la table, la renverse et pousse brusquement sesfrères.)

LA COMTESSE. Misérable enfant ! il abrisé toute ma vaisselle et renversé mon grand hanap de Hongrie…Holà ! qu’on appelle son père pour le châtier !…

BERTRAND. Oh ! je m’en vais ; lesmanants que j’ai battus ne me refuseront pas du pain.

(Ilsort ; Rachelle suit.)

SCÈNE II.

LE COMTE, LA COMTESSE, OLIVIER, JEAN.

LE COMTE, entrant. Quel est cevacarme ? qui a renversé la table et tout brisé ?

LA COMTESSE. Encore une fureur deBertrand.

LE COMTE. Il faut user de châtiments. Jemettrai une bride de fer à ce caractère que rien ne peut dompter.Où est-il ?

LA COMTESSE. Encore avec les petitspaysans.

LE COMTE. Je vais le chercher.

OLIVIER ET JEAN. Mon père, nous voussuivons.

(Ils sortent.)

SCÈNE III.

LA COMTESSE, seule.

LA COMTESSE. Mon Dieu ! est-ce comme unchâtiment que vous m’avez donné ce fils ? Est-ce pour humiliermon orgueil que vous l’avez créé si peu digne de matendresse ? Mais son âme est-elle aussi disgraciée que soncorps ? Il a parfois cependant des mouvements généreux.Changera-t-il ? Dois-je croire à la prédiction de sanourrice ? Oh ! mon Dieu ! faites qu’elle seréalise, et mon cœur de mère lui sera rendu… Mais voici son pèrequi le ramène.

SCÈNE IV.

LA COMTESSE, LE COMTE, BERTRAND.

LE COMTE. Oh ! cette fois je nepardonnerai plus.

BERTRAND. Il faut bien que j’apprenne à mebattre.

LE COMTE. Apprenez d’abord à m’obéir. (Àla comtesse.) Croiriez-vous que je l’ai trouvé près dupont-levis, à moitié nu ; luttant avec le fils d’unbouvier ? Tenez, il porte les marques de cet indignecombat.

LA COMTESSE. Bertrand, vous oubliez que votrepère est un gentilhomme.

LE COMTE. Je le lui rappellerai ; etcette fois la leçon sera forte : quatre mois de prison dans latour.

BERTRAND. Je me repentirais plutôt si vous mepardonniez.

LA COMTESSE. Essayons.

LE COMTE. Non, je ne veux pas que mon filsdéshonore son sang. Je vais l’enfermer dans le donjon, et, à moinsqu’il n’ait des ailes, il ne m’échappera plus.

BERTRAND. La tour fût-elle aussi haute que lesclochers de Dinan, je trouverai bien le moyen d’en sortir. Je veuxêtre libre.

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