Enfances célèbres

AGRIPPA D’AUBIGNÉ.

Quand j’entends les écoliers de nos jours seplaindre et murmurer pour quelques méchantes et faciles versionsgrecques ou latines, je ne puis m’empêcher de songer à cequ’étaient les fortes et universelles études des jeunes lettrés dela Renaissance, et quels écoliers ce furent que les Étienne Dolet,les Rabelais, les Montaigne, les Ronsard et ce petit Agrippad’Aubigné, dont je vais entretenir mes lecteurs.

Par un jour d’automne pluvieux, trois hommes,couverts de longues robes fourrées, se chauffaient auprès de lavaste cheminée d’une salle toute lambrissée de panneaux de chêne.Cette salle était la bibliothèque du vieux château fort deSaint-Maury, en Saintonge. Une grande table, tendue de cuir,s’élevait au milieu, jonchée de livres, de papiers et d’écritoiresde fer. À cette table était assis, dans un grand fauteuil, un petitgarçon de sept ans, à la tête déjà méditative, à l’œil vif, à labouche sérieuse. L’enfant restait courbé, presque immobile ;seulement son regard rapide se portait alternativement du cahierqu’il lisait à un livre grec ouvert devant lui.

Les trois hommes assis auprès du feun’échangeaient aucune parole, comme s’ils eussent craint detroubler le petit savant ; mais d’un sourire ou d’un signe ilsse communiquaient leur surprise et leur contentement. Ce futl’enfant qui rompit le premier le silence.

« J’ai fini, dit-il en se levant et enremettant le cahier au plus âgé des trois personnages ; voyez,mon père, si vous êtes content.

– C’est à messire Henri Étienne<span class=footnote>Petit-fils du premierimprimeur de ce nom.</span> d’en juger, répondit le père,prenant son fils sur ses genoux et tournant au feu ses petitesjambes ; chauffe-toi, mon enfant, pendant que ton précepteursuivra sur le texte grec, et que messire Étienne relira tatraduction et s’assurera qu’aucun contre-sens ne t’estéchappé. »

L’enfant hocha la tête pour dire qu’il étaitbien sûr de lui, et remit avec un sourire d’espérance son cahier àHenri Étienne.

Maître Béroalde le précepteur se leva, prit legros volume grec qui était sur la table, et s’étantincliné :

« Je suis aux ordres deM. Étienne, » dit-il, et ses yeux se fixèrent sur la pageouverte.

Le célèbre imprimeur commença la lecture ducahier de l’enfant, dont les boucles blondes se jouaient surl’épaule de son père tandis qu’il écoutait.

Ce n’était point un conte de fée, ce n’étaitpoint un thème facile et court qu’Henri Étienne, le typographe leplus renommé de l’époque, était venu collationner avec tantd’attention : c’était un des fameux dialogues de Platon,le Criton, que le petit Agrippa d’Aubigné s’était exercé àtraduire. « Bien, très-bien ! disait le savant imprimeurà mesure qu’il lisait.

– Merveilleux ! s’écriait leprécepteur, qui suivait sur le texte grec ; il a deviné legénie de la langue de Platon et s’en est souvent approprié lesexpressions. »

À ces éloges, l’enfant regardait son père etsemblait lui demander s’il était satisfait. Le seigneur d’Aubignérestait muet, mais quelques larmes roulaient dans ses yeux baisséset avaient grand’peine à ne pas en jaillir. Quand la lecture futterminée, il embrassa tendrement son fils et lui dit :

« Je tiendrai la promesse que je t’aifaite, Agrippa ; notre ami Henri Étienne emportera tonmanuscrit à Paris, et l’imprimera avec ton portrait en tête.

– Ce sera fait prestement, ajouta HenriÉtienne, et l’âge de notre cher petit traducteur sera indiqué dansune préface que j’écrirai moi-même. Quant au portrait, je vousenverrai un de nos meilleurs graveurs, pour qu’il le fasse ici mêmed’après le modèle. »

Le petit Agrippa restait pensif, appuyé contrel’épaule de son père.

« Quoi ! vous n’êtes pas plus réjouique cela ? lui dit le précepteur ; monseigneur d’Aubignéoutrepasse pourtant la promesse qu’il vous avait faite ; ilavait bien dit qu’il ferait imprimer votre traduction, mais ymettre en tête votre portrait, c’est une seconde récompense quidevrait vous rendre tout fier.

– Ce n’est point mon portrait que jevoudrais y voir, répliqua l’enfant.

– Et lequel ? reprit maîtreBéroalde ; peut-être le mien, pensait-il tout bas, car enfinc’est moi qui l’ai instruit.

– Celui de ma mère, dit l’enfant avecémotion.

– Cher enfant, dit le père en le baisantau front, pourquoi cette pensée ?

– Pourquoi ? s’écria le petitAgrippa, parce que ma mère, qui est morte en me donnant le jour, nem’a point quitté cependant, et vient bien souvent la nuit meparler, me conseiller et me presser dans ses bras.

– Oui, monseigneur, ajouta le précepteur,il a de ces visions ; je n’avais pas osé vous le dire.

– Laissez-le parler, répliqua lepère ; dis-moi, dis-moi, mon enfant : quand et commentas-tu vu ta mère ?

– Je l’ai vue, répondit l’enfant avecémotion et gravité, depuis le jour où j’ai commencé à penser, ettoujours elle m’est apparue sous la même forme, belle, grande,douce, toute blanche ; elle venait la nuit frôler de sesvêtements les rideaux de mon lit ; elle me donnait desbaisers ; sa bouche était froide et me brûlait pourtant. Il ya trois mois, quand je commençai ma traduction de Platon, ellem’apparut toute souriante ; je n’entendais pas sa voix, aucuneparole ne s’échappait de ses lèvres, et cependant je sentais dansmon esprit qu’elle me disait : « Travaille, mon cherfils, console ton père de ma mort, toi qui l’as involontairementcausée ; sois l’honneur de notre maison ; nos jours sontrapides, ne perds pas ceux de l’enfance dans les jeux ;travaille, ta mère te regarde et s’en réjouira. » Elles’éloigna en me parlant encore des yeux, puis sembla disparaîtredans la brume du matin, qui montait devant ma fenêtre. Depuis cejour, mon père, le travail me devint si facile qu’il me semblaitque l’esprit de ma mère, qui fut, m’avez-vous dit, si orné et sigrand<span class=footnote>Les femmesdes grandes maisons de ce temps-là savaient le latin et legrec.</span>, s’était placé en moi et pénétrait ce qu’unenfant ne peut comprendre encore ; c’est ainsi que j’aitraduit ce dialogue de Platon ; l’intelligence maternelle mele dictait. Comment aurais-je pu, sans cela, en comprendre le sens,en deviner les beautés ? C’est donc le portrait de ma mèrequ’il faut placer en tête de ce Dialogue.

– Ton désir sera accompli, répondit leseigneur d’Aubigné en embrassant son fils ; nous confierons àM. Henri Étienne un portrait de ta mère, et tu le retrouverasen tête de ton travail, te souriant et t’encourageantencore. »

L’enfant, satisfait par cette promesse,s’échappa des bras de son père, et, s’élançant sur la plateforme duchâteau, s’exerça à la fronde avec les archers de garde. L’étude neprenait pas toute son âme. Les penchants guerriers s’ydéveloppaient à l’envi de ceux de l’esprit. Il faisait des armes enchantant des vers encore sans rime et sans césure qu’ilimprovisait. Alors il était gai, bruyant. Une heure après, iltraduisait du grec, de l’hébreu et du latin. Il se passionnait pourles héros de l’antiquité, et plus tard il a rappelé ces mâlesétudes dans ses vers, où il se fait dire par la bouche de lafortune :

Je t’épiais ces jours lisant si curieux

La mort du grand Sénèque et celle deThrasée,

Je lisais par tes yeux en ton âme embrasée

Que tu enviais plus Sénèque que Néron,

Plus mourir en Caton que vivre enCicéron ;

Tu estimais la mort en liberté plus chère

Que de vivre en servant…

La guerre civile entre les catholiques et leshuguenots ravageait alors la France. On faisait des exécutionssanglantes dans toutes les villes. Le seigneur d’Aubigné était zélécalviniste ; en allant à Paris, il passa un jour par Amboiseavec le petit Agrippa âgé de neuf ans. Montés sur leurs chevaux quilongeaient les bords de la Loire, ils virent une grande foule sepressant au pied des remparts du château.

« Qu’est-ce donc, mon père ? ditl’enfant.

– Suis-moi sans avoir peur, répliqua lepère. Je pressens quelque chose de sinistre à la consternation dece peuple. »

Ils avancèrent à grand’peine, tant la foules’entassait compacte jusqu’aux premières marches de l’escalier duchâteau. Des hallebardiers étaient là, éloignant à coups de lanceles curieux qui s’aventuraient trop près. Le petit Agrippa et sonpère parvinrent pourtant à se frayer un passage, et découvrirent cequi attirait la curiosité du peuple.

Dix têtes coupées étaient exposées au hautd’une potence !

Le seigneur d’Aubigné tressaillit : dansces têtes il venait de reconnaître autant d’amis et de compagnonsd’armes. « Oh ! les bourreaux ! s’écria-t-il, ilsont décapité la France ! » Huit mille personnesl’entouraient quand il poussa ce cri d’indignation ; il piquades deux à son cheval, son fils l’imita, et comme il le dit plustard dans son poëme des Tragiques :

L’œil si gai laisse alors tomber sa tristevue,

L’âme tendre s’émeut…

Le sang sentit le sang, le cœur futtransporté.

La foule et les archers, comme frappés destupeur, les laissèrent s’éloigner. Quand ils se retrouvèrent surles bords de la Loire, le père posa sa main sur la têted’Agrippa : « Mon enfant, dit-il, il ne faut point que tatête soit épargnée après la mienne pour venger ces chefs pleinsd’honneur ; si tu t’y épargnes, tu auras ma malédiction.

– Mon père, je vous jure, répliqual’enfant, de ne jamais renier notre foi et notre parti. »

Il tint parole. Plus tard, dans des versénergiques et pittoresques, il a jeté l’anathème aux horreurs de laguerre civile, et il s’est écrié :

Oh ! que nos cruautés fussentensevelies

Dans le centre du monde ! oh ! quenos hordes vies

N’eussent empuanti le nez del’étranger !

Parmi les étrangers, nous irions sansdanger,

L’œil gai, la tête haut, d’une braveassurance

Nous porterions au front l’honneur ancien deFrance.

Puis rappelant les supplices infligés auxhuguenots :

Pourquoi, leur dit le feu, avez-vous de mesfeux,

Qui n’étaient ordonnés qu’à l’usage devie,

Fait des bourreaux valets de votretyrannie ?

Des corps de vos meurtriers, pourquoi, disentles eaux,

Changeâtes-vous en sang l’argent de nosruisseaux ?

…  …  … .

Pourquoi nous avez-vous, disent les arbres,faits

D’arbres délicieux exécrablesgibets ?

Le seigneur d’Aubigné, prenant une part activeà ces guerres funestes, dut laisser son fils à Paris, sous ladirection de son excellent maître Béroalde. Le précepteur etl’élève vivaient retirés, s’occupant à traduire Platon et lesécritures saintes ; mais un jour, Béroalde fut averti qu’ilétait accusé d’hérésie, et qu’ils n’avaient, lui et son élève,d’autre parti à prendre que de se dérober par la fuite à lapersécution.

« Non pas ! s’écria le petitAgrippa ; attendons ici, je brûle de tirer l’épée contre ceuxqui viendront. »

Maître Béroalde n’écouta pas son élève, maisla prudence. Sur l’heure même on fit équiper des chevaux et l’onprit la fuite. Agrippa noua à sa ceinture une gentille épée àfourreau d’argent que lui avait donnée son père ; il luisemblait qu’ainsi armé il était hors de tout danger. La petitebande, maîtres et domestiques, se mit en route ; mais, arrivéeau bourg de Courances (Seine-et-Oise), elle fut arrêtée et conduiteen face d’un bûcher allumé pour brûler les huguenots. On dépouillale petit Agrippa de sa jolie épée : il se débattait etpleurait de rage. On le pressa d’abjurer sa religion, et on fit lamême sommation à son maître et à leurs serviteurs. Agrippa, quiavait alors dix ans, répondit bravement : « Jamais !jamais ! » Et voyant que son précepteur et ses compagnonsde fuite étaient tristes, il se mit, pour les amuser, à danser lagaillarde ; il tournait et gambadait autour du bûcheroù on allait les jeter. Un des gardes fut ému de compassion à lavue de cette bravoure et de cette gaieté. La nuit commençait àvenir : « Fuyez, dit le garde à maître Béroalde ; jevous sauve tous pour l’amour de ce gentil garçon, qui sera un jourun fier homme. » La petite bande courut à travers champs, etaprès plusieurs jours de marche et de périls, arriva à Montargis,où résidait Renée de France, fille de Louis XII, veuved’Hercule d’Est. Cette princesse, huguenote comme les fugitifs,leur offrit son château pour asile, et le soir à la veillée, lepetit Agrippa, assis à ses pieds sur un carreau de soie, lacharmait par le récit naïf de ses aventures.

Il fallut quitter la bonne princesse et seremettre en route. Le seigneur d’Aubigné commandait à Orléans pourceux de sa religion. Le vieux Béroalde s’était juré de ramenerl’enfant à son père. Après bien des périls ils arrivèrent auxportes de la ville assiégée. Mais là un spectacle horrible lesattendait. Ils avaient pris la fuite pour échapper à la mort et ilsla rencontraient plus hideuse, plus menaçante : les cadavresjonchaient les places et les rues ; des maisons ouvertess’échappaient des gémissements ; les soldats osaient à peinese montrer sur les remparts pour faire leur service : la pesteravageait Orléans.

« N’entrons pas, dit maîtreBéroalde ; ici la mort est certaine.

– Entrons, répondit Agrippa ; iciest mon père, et je veux partager tous ses dangers. »

Ils franchirent les portes, et bientôt ilseurent rejoint le seigneur d’Aubigné.

« Ici, toi ici, mon pauvre enfant !s’écria celui-ci. Je ne t’ai donc retrouvé que pour teperdre !

– Non, mon père, je vivrai et je mebattrai auprès de vous, » dit l’enfant toujours serein etferme.

Cependant le fléau l’atteignit. Son père levit un jour tomber inanimé entre ses bras ; il ne put même paslui donner ses soins et veiller sur lui : la défense de laville le réclamait.

« Que faire ? oh ! monDieu ! disait le père désespéré ; il faut donc quej’abandonne mon enfant à la mort. »

Le précepteur se mourait lui-même.

Un vieux serviteur, qui n’avait jamais quittéle petit Agrippa depuis le jour de sa naissance, dit avec assuranceà son père : « Ayez confiance en Dieu, votre fils nemourra pas ! Allez, monseigneur, nous défendre de l’ennemi. Jeveille ici sur votre enfant et je vous le rendrai plein devie. » En disant ces mots il coucha l’enfant, déjà brûlé etravagé par la peste ; et se plaçant à son chevet, il entonnaun psaume. Le père hésitait à partir : « Allez sanscrainte, répéta le serviteur, il est maintenant sous la garde deDieu. » Le seigneur d’Aubigné embrassa son fils avecdéchirement et se rendit aux remparts pour repousser l’assaut.

Cependant le vieux serviteur veillait etchantait sans s’interrompre ; quand le psaume était achevé, ille recommençait. Tout en donnant à l’enfant les breuvagesprescrits, il ne discontinuait pas de chanter. Le huitième jour, lemalade fut sauvé ; mais la peste lui avait laissé au front uneprofonde cicatrice. Quand il fut debout : « Je veux,dit-il, aller retrouver mon père sur les remparts. »

Le serviteur l’arma sans résister, et, ayantfait venir un cheval, il y plaça son jeune maître. Il prit lecheval par la bride, entonna de nouveau un verset du psaume, etconduisit Agrippa au seigneur d’Aubigné. En ce moment, on sebattait avec furie. L’enfant voit son père s’élancer en tête d’unesortie contre les assiégeants ; il se précipite à sa suite,l’épée au poing, les yeux en flamme, la tête illuminée par soncourage ; il entonne d’une voix inspirée le psaume du vieuxserviteur. Les soldats, qu’on entraînait d’ordinaire au combat avecce chant de la Bible, répondaient en chœur à la voix d’Agrippa. Envoyant ce guerrier adolescent, pâle, beau, indomptable, ils croientà quelque ange descendu du ciel pour les guider ; ils sepressent autour de lui, exterminent l’ennemi et le repoussent loindes murailles, toujours devancés par le seigneur d’Aubigné, qui metà profit cette ardeur des siens sans avoir découvert ce quil’inspire.

Ainsi qu’Agrippa l’a décrit plus tard dans cesvers :

Là l’enfant attend le soldat,

Le père contre un chef combat,

Encontre le tambour qui gronde

Le psaume élève son doux ton,

Contre l’arquebuse, la fronde,

Contre la pique, le canon.

La mêlée devenait de plus en plussanglante ; le seigneur d’Aubigné, emporté loin de sa troupe,est atteint par un éclat d’obus. Agrippa, qui n’avait pas encore purejoindre son père, arrive à ses côtés comme il chancelait :« Toi ici ! toi, mon cher fils ! s’écrie leblessé ; est-ce bien toi, ou n’est-ce que tonspectre ? » L’enfant couvre son père de larmes et debaisers.

« Frappé ? dit-il.

– À mort, répondit le chef deshuguenots.

– Ah ! pourquoi Dieu m’a-t-il laissévivre, s’il devait vous faire mourir ? murmure Agrippadésespéré.

– Pour que tu continues notre race, ditle mourant que ses soldats entourent. Allons, Agrippa, prends maplace et remplis-la bien ; rends-toi redoutable par l’épée etpar la plume, mon brave enfant. »

Il expira en prononçant ces mots.

Le jeune Agrippa d’Aubigné étendit ses brassur la tête auguste de son père, et là, en face du ciel, à la voixdes canons qui grondaient sur ce mort sacré dont l’œil le regardaitencore, il fit un serment d’héroïsme qu’il tint glorieusement. Cetenfant devint le compagnon de guerre d’Henri IV, et lui aida àreconquérir son royaume.

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