Enfances célèbres

DEUX ENFANTS DE CHARLES Ier.

Chaque pays a son Eldorado, son coin de terreenchanté que le soleil caresse, que la nature embellit, et où onvoudrait vivre les belles années de la jeunesse. La France a sesîles d’Hyères et l’Italie ses îles du lac de Côme ; l’Espagnea Grenade, le Portugal a Cintra, l’Angleterre a son île deWight.

Dans les premiers jours d’août 1859, je partisde Londres à trois heures, par un temps brumeux, et j’arrivai à sixà Portsmouth, par un magnifique soleil couchant qui me rappela ceuxdu Midi. La mer, d’un vert d’aigue-marine, était azurée par lereflet du ciel. Je montai sur le pont du steamer qui devait meconduire à l’île de Wight, et bientôt l’île charmante, l’île jardinde l’Angleterre, sœur lointaine de l’Isola-Bella, apparutdevant moi comme un immense radeau de verdure et de fleurs caressépar les flots.

Tandis que le steamer s’éloignait du port dePortsmouth, un grand vaisseau de guerre y arrivait ; ilrevenait de Crimée chargé de soldats, qui tous se pressaient sur lepont pour saluer les côtes de l’Angleterre. Les uniformes rouges etles armes brillantes se détachaient sur le bleu d’un ciel chaud etlumineux. Le grand navire passa si près de nous que je pusdistinguer les figures martiales et bronzées de ces vaillantestroupes décimées ! Le vaisseau creusa derrière nous un profondsillage et entra dans la rade de Portsmouth, pendant que la maréenous poussait vers l’île de Wight, et bientôt nous touchâmes lePire, jetée aérienne qui sert de promenade aux baigneurs,et par laquelle les nouveaux débarqués arrivent à Ryde, la villearistocratique de l’île.

En ce moment, les deux tours du châteaud’Osborne se dressaient à la pointe extrême de l’île, éclairées enplein par le soleil couchant qui les couronnait et les faisaitressembler à deux phares.

Osborne est la résidence privée de la reined’Angleterre ; elle s’est plu à embellir les jardins et lespromenades de ce riant palais et l’habite plusieurs mois del’année. Mais mon but, en visitant l’île de Wight, était surtout devoir l’ancien château fort de Carisbrooke, qui servit de prison àCharles Ier. Je partis un matin de Ryde pour fairecette excursion.

L’antique forteresse, dont les premièresconstructions remontent aux Romains, est située près de Newport,capitale de l’île. La Medina traverse Newport et coule en lignedroite et en s’élargissant toujours jusqu’à Cowes, où est sonembouchure. Newport, bâti dans l’intérieur des terres, n’ad’intéressant que ses souvenirs historiques et son église deSaint-Thomas qui renferme une tombe virginale, qui est la poésieéternelle de l’île.

Après avoir traversé Newport, je laissai à madroite le joli village de Carisbrooke avec ses arbres, ses jardins,son église, flanquée d’une haute tour, dont le cadran fait voir lesheures aux campagnards éloignés ; la mer est à l’horizon, et àmesure que je montais, me rapprochant de la forteresse, l’étenduedes flots se déroulait plus immense. Je marchais sous de grandsarbres séculaires, dans des sentiers de gazon, au pied des rempartsen ruine. Je passai sous une grande arche de porte sans fermeture,et j’arrivai sous la voûte profonde de pierre, flanquée de deuxbastions, qui sert d’entrée à la forteresse. Je me trouvai alorsdans une espèce de place d’armes. Je me dirigeai à l’aventure, etj’escaladai les débris des remparts, auxquels s’enchevêtrent desarbustes, des sureaux et des ronces. Le hasard m’avait bienguidée ; c’est là que se trouve la fenêtre de la citadelle parlaquelle Charles Ier tenta de s’échapper. Cettefenêtre, formée de deux ogives, était voisine de la chambre duprisonnier. Chaque ogive n’avait d’abord qu’un barreau, mais, aprèsla tentative d’évasion, le barreau fut doublé. Un figuier et unevigne sauvage s’enlacent maintenant à cette fenêtre et y forment untreillis. Tandis que je regardais la base des remparts extérieurs,à travers le feuillage frissonnant à la brise de mer qui soufflaitde l’ouest, j’entendis dans la grande cour de la forteresse unevoix de jeune fille qui me disait en anglais : « Quandmadame aura vu à son gré les ruines, je la conduirai dans lesappartements fermés. » Celle qui me parlait ainsi paraissaitavoir dix-huit ans. Sa taille était élancée, son visage avait unéclat de carnation que possèdent seules les jeunes Anglaises ;j’en dirai autant de ses yeux noirs, tranquilles et profonds ;ce ne sont point les yeux des Italiennes, ils ont plus de pensée etmoins de flamme ; sa chevelure brune et abondante était nattéesous un chapeau rond en paille grise. Elle portait une robe enmousseline blanche et lilas, dont le corsage flottant était ferméau cou par un nœud de ruban cerise ; les manches laissaient lebras à découvert jusqu’au coude ; les mains étaient voiléespar de petites mitaines en filet noir. Elle avait dans toute sapersonne cette propreté anglaise irréprochable.

Je lui demandai comment elle possédait lesclefs du château ; elle me répondit qu’elle était la fille duconcierge du lord gouverneur (c’est toujours un lord qui est legouverneur titulaire de ces ruines), et qu’elle était chargéed’accompagner les visiteurs. Avant de la suivre dans lesappartements intérieurs, je voulus continuer mon exploration desremparts et des tours démantelées. Tout ce qui reste des rempartsétait couvert d’une végétation vigoureuse ; les genêts et lessureaux en fleurs répandaient dans l’air leurs chauds parfums quime rappelèrent ceux des campagnes du Midi. Les abeillesassiégeaient ces fleurs pour y prendre leur miel.

Je descendis des remparts, je traversai laplace d’armes, je laissai à ma gauche les bâtiments plus modernesque la jeune fille devait me montrer, et je me dirigeai vers latour principale, la grande tour bâtie par les Romains, près delaquelle s’élèvent deux magnifiques sapins. Les chroniques dessixième et neuvième siècles parlent de cette tour comme d’une placetrès-importante ; elle avait alors à sa base un puits de troiscents pieds de profondeur, qui fut comblé plus tard comme inutile.On monte jusqu’au sommet effondré de cette tour par un escalier desoixante-douze marches très-hautes et très-rudes, qui de loin fontressembler cet escalier à une échelle presque perpendiculaire. Àl’angle sud-est de la tour romaine sont les restes d’une autre tourplus basse appelée Montjoye, dont les murs ont dix-huitpieds d’épaisseur. Arrivée sur le parapet en ruine qui couronne lahaute tour romaine, je m’assis sur des touffes de bruyères pourcontempler longuement la mer et la campagne qui se déroulaient sousmes yeux.

J’avais en face, sur le premier plan, la forêtet le village de Carisbrooke, et, plus loin, à droite, la ville deNewport ; à gauche, l’Océan, dont la marée montait, et oùquelques voiles se montraient au large ; derrière mois’étendaient les plaines et les collines couvertes de culturesabondantes. Tout l’intérieur de la tour, vide des constructionsprimitives, est devenu comme un puits de verdure où s’enlacent leslierres et les sureaux. Des lézards sautaient du mur en ruine oùj’étais adossée et disparaissaient dans cet abîme dont ilsagitaient un moment la surface : c’était le seul bruit quiparvenait jusqu’à moi ; à cette hauteur, la nature paraissaitendormie sous l’accablante chaleur de ce jour d’août.

Il me semblait voir errer, sur les remparts dela vieille citadelle que je dominais, l’ombre deCharles Ier, de ce roi chevaleresque etmélancolique, passionné et lettré comme Marie Stuart ! Ilaimait les arts en profond connaisseur, il savait goûter Raphaëldont il recueillit les précieux cartons ; il fit éclater legénie de Van Dyck et décida de sa fortune.

Sa famille était dispersée, la reine(Henriette, fille de Henri IV) avait passé en Hollande (avantla déchéance du roi) avec la princesse royale qui épousa le princed’Orange ; la reine était revenue en Angleterre ramener dessecours pour la royauté ; mais elle fut forcée de se réfugierbientôt en France, où la princesse Henriette (qu’immortalisaBossuet), le prince de Galles (qui fut plus tard Charles III),et le duc d’York (qui devint Jacques II), la rejoignirent. –Deux autres enfants, la petite princesse Élisabeth et son plusjeune frère le duc de Glocester, n’avaient pu quitter l’Angleterrependant la captivité de leur père ; ils furent confiés par leParlement à la comtesse de Leicester ; elle eut pour eux dessoins de mère. Il est rare, malgré la guerre et les passionspolitiques qui déchaînent les hommes, qu’une femme se prête au rôlede geôlier et persécute l’enfance ! Ces deux derniers enfantsdu roi, d’une intelligence précoce et d’une beauté frappante queVan Dyck a rendue dans un tableau de famille, étaient ceux que lepauvre monarque prisonnier aimait entre tous ; il demandavainement à les voir pendant qu’il était enfermé à Carisbrooke.Mais le 29 janvier 1649, les soldats de Cromwell virent passer sousla sombre porte de Whitehall deux enfants conduits par unelady<span class=footnote>La comtessede Leicester.</span> ; une petite fille de treize ans,vêtue de noir, avec la fraise à la Médicis entourant son coudélicat et montant jusqu’à l’ovale expressif de sa tête blonde,donnait la main à un petit garçon de huit ans, frêle et amaigricomme elle : c’étaient le frère et la sœur ; tous deuxétaient si tristes et si graves, qu’ils faisaient involontairementsonger à ce vers de Shakspeare :

So wise, so young, they say, do never live long.

Ils traversèrent plusieurs salles pleines degardes, et arrivèrent enfin dans une chambre plus sombre, où ilstrouvèrent leur père calme et digne, écrivant devant une table.Mais quand les deux enfants se précipitèrent dans ses bras, lanature éclata en sanglots, et l’héroïsme stoïque fut vaincu ;ce père était Charles Ier, qui devait mourir lelendemain ! ces enfants, la jeune princesse Élisabeth et lepetit duc de Glocester !

Quand le roi put maîtriser son émotion, ilremit à sa fille quelques bijoux pour sa mère, ses frères et sessœurs, et, pour elle, la Bible qui ne l’avait jamais quitté durantsa captivité, et où il avait puisé de hautes et immortellesconsolations !

Cette entrevue sembla soulager l’âme du père,mais elle brisa à jamais celle des deux enfants. Ils comprirentbien, dès les jours suivants, que le roi avait été décapité auxrigueurs qui s’étendaient sur eux : la pension que leurfaisait le Parlement fut supprimée ; ils perdirent leur titrede prince, et leurs serviteurs leur furent enlevés ; Cromwellparla même de leur faire apprendre un métier. Le petit duc devaitdevenir un ouvrier cordonnier, et la jeune princesse une ouvrièreen boutons.

Ces indignités (qui heureusement pour lanation anglaise ne s’accomplirent pas) me faisaient penser auxtortures infligées au fils de Marie-Antoinette ; il en mourut,et les autres, suivant la belle expression anglaise, moururent d’uncœur brisé.

Je savais la fin prématurée de ces deuxadolescents, dont la vie fut si vite assombrie par lemalheur ; mais les circonstances de leur déclin, les détails,qui sont la physionomie des choses, m’échappaient. Les historienscontemporains parlent peu de la mort de cette jeune princesse, simerveilleusement intelligente, dont tous célèbrent l’esprit. Ellenaquit dans le palais de Saint-James, le 8 janvier 1635 ; elleétait d’une beauté attrayante qui semblait refléter son cœuraffectueux et son vif esprit. Van Dyck en a fait un portrait quandelle avait sept ans. C’est une petite fille au cou tendu, à la mineéveillée et mutine. Elle avait douze ans quand le comte deMontreuil, alors ambassadeur de France à Londres, écrivait d’elle àsa cour : « qu’elle était d’une grande beauté, qu’ellerappelait par son esprit le roi Henri IV, son grand-père, etque jamais dans un enfant il n’avait vu tant de grâce, de dignitéet de sensibilité. »

Hume va plus loin, il lui accorde une grandesupériorité de jugement, et le chancelier Clarendon ajoute que sonintelligence inusitée et profonde était un sujet d’étonnement pourson père, qui la consultait souvent et s’émerveillait sur sesremarques toujours justes sur les hommes et sur les choses. – Oùavait-elle langui, et où s’était-elle éteinte, cette belle enfantsi merveilleusement douée ? Je la voyais toujours frappée àmort sortant de Whitehall, en tenant par la main ce petit frèredont elle semblait être la mère anticipée ; puis elledisparaissait pour moi dans l’ombre et l’oubli de l’histoire.

Tandis que les souvenirs deCharles Ier et de sa famille remontaient à flotspressés dans mon esprit, j’étais toujours assise sur le sommet dela tour gigantesque de Carisbrooke, dominant la campagne tranquilleet l’Océan agité. Les travailleurs quittaient les champs, poussantles bœufs vers l’étable ; les troupeaux de moutons aux piedsnoirs et polis, contrastant avec la blancheur de leur toison, seserraient vers les granges : le crépuscule se faisait dans leciel, où se montraient déjà de pâles étoiles.

Comme pétrifiée sur ce sommet, je méditaisencore sur les luttes incessantes des sociétés, qui troublent deleurs éternels orages la terre nourricière, ainsi que des enfantsqui s’entre-déchirent sur le sein de leur mère.

Tout à coup une voix fraîche et jeune monta del’escalier de la tour et dit en anglais :

« Si madame veut voir l’appartement de laprincesse, il est temps, car la nuit va venir. » Et la jeuneet jolie gardienne de Carisbrooke, avec son trousseau de clefs,arriva bientôt jusqu’à moi. Je la suivis en silence ; elletenait à la main avec ses clefs un petit livre que j’eus lacuriosité de regarder : c’étaient les poésies écossaises deBurns.

Les appartements dans lesquels me conduisit lajeune fille forment la partie moderne de la citadelle deCarisbrooke ; ils furent construits sous le règne d’Élisabeth,et adossés à un vieux bâtiment qui sert aujourd’hui de ferme et oùse trouve un puits très-profond dont l’eau a la fraîcheur de laglace. Cette ferme est ombragée par de beaux arbres et des fourrésde végétations qui la relient à la partie en ruine des remparts.C’est de ce côté qu’était la chambre deCharles Ier, dont il ne reste que des fragments demurs et un pan de fenêtre. Ces débris, les constructions ancienneset les constructions plus modernes dont je viens de parler, semassent ensemble et séparent la place d’armes, que j’avaistraversée en entrant, de la cour qui mène à la grande tour.

Les appartements du temps de la reineÉlisabeth n’ont aucune espèce de caractère ; on y entre par unvestibule carré sans ornementation ; on monte un assez largeescalier avec une rampe à balustres peints en gris, et l’on arrivedans un grand salon oblong dont le plafond est formé par despoutres à découvert peintes en gris. Une grande cheminée de laRenaissance est aussi peinte en gris, de même que les corniches etles soubassements, dans l’encadrement desquels ont dû être placéesdes tentures de tapisseries. Du reste, nul vestige de sculpture,d’écussons ou de chiffres ; dans l’angle de cette salle àdroite est une porte assez basse. On monte trois marches aprèsl’avoir franchie, et on se trouve dans une toute petite chambre àboiserie grise, dont la fenêtre prend jour sur les remparts ;une autre chambre à peu près jumelle est à côté : elle a unecheminée au fond ; de sa fenêtre on voit à droite etperpendiculaire cette autre fenêtre en ogive que j’ai décrite etpar laquelle Charles Ier tenta de s’évader. En facede cette ruine, ma pensée se reporta naturellement vers le roiprisonnier et sa famille. Ma charmante et fraîche conductrice, quine m’avait point encore adressé la parole, me dit alors :« C’est ici qu’elle est morte ; et, dans son agonie, ellea bien souvent regardé dans la direction où vous regardez en cemoment.

– De qui parlez-vous donc ?m’écriai-je.

– De la petite princesse, une fée, unange ! De la fille du roi Charles Ier,décapité à Whitehall ; elle fut amenée ici avec son frèreHenri, après la mort de leur père. Ils habitaient ces deux étroiteschambres ; dans celle où nous sommes couchait la princesse, etc’est ici qu’un matin on la trouva morte.

– Est-ce une légende que vous me contez,repris-je, une tradition vague ?

– Non, répliqua-t-elle, c’est unehistoire certaine dont chaque fait et chaque sentiment ont étéreligieusement transmis de père en fils dans la famille de monpère. Celui-ci a su de son bisaïeul ce que son bisaïeul avaitappris du sien. »

Ce fut par une froide journée de mars que ceplus ancien en date des gardiens de Carisbrooke, charge héréditairedans ma famille depuis plus de deux cents ans, vit arriver,conduits par des soldats, deux enfants en habits de deuil. La neigecouvrait toute l’île, le ciel, était noir et faisait ressortir plusencore la blancheur de la terre.

La jeune princesse et le petit princetraversèrent cette cour qui est là sous nos yeux ; ilsmarchaient pâles et tout frissonnants sur la terre glacée. Il avaitété défendu de leur rendre les honneurs dus à leur rang et même deles servir. Mais le sang de mon père a toujours été généreux, ditla jeune fille en souriant ; il est de la source de celui decet ancêtre éloigné, qui reçut ici les deux orphelins royaux.Orphelins en effet, car leur mère était comme morte pour eux, ellene pouvait revenir de son exil et les emporter dans ses bras !Ils semblaient accablés par le fardeau de leur peine et seregardaient tristement.

Le gardien (de qui descend mon père) les fitentrer dans la grande salle que nous venons de traverser ; ilss’assirent près de la cheminée flambante pour se réchauffer un peu.La femme du gardien, une bonne âme de ce temps et que j’aime encoreen mémoire des soins qu’elle prit d’eux, leur offrit àmanger ; le petit prince y consentit avec plaisir, car ilavait grand’faim ; mais la princesse ne voulut boire qu’unetasse de lait. Elle toussait beaucoup. On les conduisit dans leurspetites chambres. La princesse, qui n’en pouvait plus, se hâta dese coucher ; mais avant elle regarda par la fenêtre où noussommes accoudées, et un soldat qui faisait sentinelle sur lesremparts lui apprit brutalement que cette fenêtre gothique où lesplantes grimpantes s’enlacent aujourd’hui, était celle par laquellele roi Charles Ier avait voulu s’évader. Laprincesse Élisabeth éclata en sanglots ; c’était déchirant dela voir. Enfin elle baisa la Bible qui lui venait de son père, laposa à la tête de son lit, et parut se calmer.

Le lendemain, quand mon aïeule entra dans sachambre, elle la trouva en prière avec son petit frère Henry ;elle l’avait levé et habillé elle-même, trop fière pour réclamercontre les ordres des bourreaux de son père. Mère adolescente, lemalheur lui avait suggéré toutes les délicatesses des soinsmaternels. Comme la neige avait cessé de tomber et qu’un pâlesoleil se jouait sur sa blancheur, les enfants demandèrent à sepromener un peu dans la cour et sur les remparts ; on leurlaissa là quelque liberté, car la citadelle était fermée de toutesparts, et les pauvres petits prisonniers n’étaient guère capablesde s’échapper. Aussitôt qu’ils furent maîtres de leurs pas, on lesvit se diriger tous deux, sans s’être consultés, vers la partie desremparts où est la fenêtre en ogive. Ils appuyèrent leurs têtes surles barreaux, enlacèrent leurs petites mains et restèrent longtempsà penser à leur père.

On n’a pas douté que la vue toujours présentede cette fenêtre ne hâtât le dépérissement de la douceprincesse ; cette tête de roi qui passa par là, tandis que lecorps ne put suivre, lui présentait l’image de l’échafaud, où latête de son père tomba sanglante ! Chaque jour, à chaqueheure, la vue de l’ogive trop étroite qui fit manquer l’évasion,lui rappelait cette affreuse mort que la fuite aurait empêchée.C’était une douleur sans cesse renouvelée ; aussi mon aïeuledisait-elle bravement au gouverneur, ami de Cromwell, qu’avoirconduit là ces deux pauvres petits êtres, c’était un raffinement decruauté indigne de bons chrétiens. Elle sentait bien, l’honnêtefemme, que le choix de cette prison était une torture qui lestuerait lentement, surtout la jeune princesse, qui semblait déjàprès de mourir.

Cependant, les premiers jours qui suivirentson arrivée, elle fit de grands efforts de courage ; elledisposa sa petite chambre pour s’y recueillir ; elle plaça là,sur une planche où vous voyez ces clous, quelques livres français,anglais et latins qu’on lui avait laissés : elle mit sa tablede bois de sapin près de la fenêtre, elle y écrivit plusieursheures par jour ; elle désira que la tête de son lit fûttournée en face des remparts. Souvent, quand elle devint plusfaible, elle restait étendue tout le jour, l’œil fixé vers lafatale fenêtre.

Elle obtint de mon aïeule qu’on lui ouvrît lachambre où le roi Charles avait été prisonnier ; cette chambren’existe plus aujourd’hui, il n’en reste qu’un débris de mur, là àdroite.

Le premier jour qu’elle y pénétra ce furent denouvelles larmes ; les murs lui faisaient mal, elle y voyaitpasser les peines et les humiliations subies par le roi son père.On m’a dit que les pensées douloureuses usent la vie plus vite queles souffrances du corps ; l’histoire de la princesseÉlisabeth le prouve bien. Cependant elle voulait vivre, vivre pourélever son petit Henry, suivant la promesse sacrée qu’elle en avaitfaite à son père.

Aidée par son frère, elle transforma enoratoire la chambre du roi. Quand le printemps commença, ils yapportèrent des fleurs comme on fait à une tombe ; ils ylisaient ensemble la Bible qui n’avait pas quitté leur père etqu’il lisait, lui aussi, prisonnier à la même place ! – Ilfallait la voir attentive et tendre pour son bien-aimé petitHenry ! Tant qu’un peu de force lui resta, elle lui faisaitchaque jour réciter des vers latins, lui parlait de l’histoired’Angleterre, de celle de France et des autres pays lointains.Tandis que le jeune duc écrivait ses leçons, elle travaillaitelle-même, elle faisait des fraises de linon bien simples et bienblanches pour elle et pour son frère. Le mouvement de l’aiguille lafatiguait, son souffle était alors plus oppressé, et sur sa pâleurperlaient des gouttes de sueur froide.

La bonne femme du gardien la suppliait en vaind’interrompre son double travail ; elle avait coutume derépondre : « Je ne puis laisser mon pauvre frère dansl’ignorance, et je dois me servir moi-même, puisque les bourreauxde mon père l’ont décrété. » Ce qui rendit son mal rongeurincurable, c’est qu’aucune voix du dehors ne leur apportaitl’espérance. Elle ignorait le sort de sa mère et des quatre enfantsqui l’avaient suivie ; où étaient-ils ? S’ils étaientlibres, comment ne venaient-ils pas les délivrer ?

Elle sentait bien qu’elle se mourait ;pourtant jamais une plainte ne s’échappa de ses lèvres. On luientendait dire sur le pardon et sur la vraie grandeur du chrétiendes choses qu’elle tenait du roi son père, et qui remplissaientd’admiration ceux qui l’écoutaient.

On était arrivé à la fin de mai et l’île avaitrevêtu cette parure d’herbes, de fleurs et de feuillages que vouslui voyez ; les petits prisonniers se promenaient deux foispar jour sur les remparts et dans la place d’armes, mais lesremparts étaient le lieu préféré, tant à cause de la fenêtre quiles attirait que de la campagne qu’ils voyaient de là se déroulerdevant eux. C’était toujours un peu de liberté pour les yeux !Ils apercevaient sur la mer glisser de beaux navires, ils suivaientles travaux champêtres dans les terres voisines ; les plaisirsdes villageois dansant et vidant des brocs en bas des remparts,dans le petit village de Carisbrooke.

Par une belle journée, ils virent passer unenoce ; tous les paysans et paysannes qui formaient le cortégede la mariée chantaient et portaient des bouquets pour lui fairehonneur. Quand ils aperçurent les enfants du roi, tristement assissur les remparts, ils cessèrent leur chanson et leur lancèrentleurs bouquets en signe d’hommage. Alors la jeune princesseÉlisabeth détacha de son cou une croix d’or, et, se penchant versla mariée, la lui jeta.

Une autre fois, vers le soir, ils entendirentdes matelots qui, en conduisant une barque, chantaient par habitudel’air du God save the King : la double tranquillitéde la mer et de la campagne laissait monter vers eux le chantsonore. « Écoute, s’écria la jeune princesse, en voilà quiaiment encore notre père ! » Et, heureuse un moment, elleembrassa son frère.

L’été faisait pousser les arbres et les blés,il colorait les fleurs et les fruits, et chassait les brouillardsdu ciel et de la mer ; la terre germait partout, riante etbelle, le deuil de l’hiver était oublié. Il semble que lorsque lanature se montre ainsi en force et en fête, il ne devrait plus yavoir ni malades ni malheureux : pourtant il n’en est rien.« La séve de la terre n’est pas la même qui nous donne ou nousrend la vie, disait la princesse Élisabeth ; notre force ounotre défaillance viennent de l’âme. » Aussi les parfumsavaient beau monter vers sa prison, les oiseaux joyeux chanter etvoler sur sa tête ; l’Océan avait beau n’avoir que deshorizons de lumière, et les jeunes sapins du bois voisin croître ets’élever sous ses yeux comme un emblème de l’adolescence quigrandit ; sa taille à elle se courbait sous le poids du cœur,si délicate et si frêle qu’elle penchait toujours du même côté. Safigure restait pâle comme l’ivoire malgré la chaleur vivifiante quipartout faisait circuler la séve et le sang. Sans ses grands yeuxnoirs, les yeux de sa mère, qui éclairaient cette pâleur glacée,ont eût pu croire qu’elle était déjà morte.

Un matin, un chant de psaume se fit entendrecomme le frère et la sœur faisaient leur promenade habituelle surle rempart. La femme du gardien les avait suivis, car la jeuneprincesse était si faible qu’elle craignait à chaque pas de la voirtomber.

Un enterrement passait dans les sentiersfleuris ; c’était une jeune fille que l’on portait aucimetière. Ceux qui suivaient pleuraient sur la trépassée, quin’avait pas quinze ans. « Oh ! ne pleurez point, s’écriala princesse Élisabeth ; le repos dans le sein de Dieu, c’estle bonheur. »

Lorsqu’arrivèrent les jours chauds du moisd’août, le mal qui la tuait parut empirer ; l’haleine luimanquait pour faire sa chère promenade sur les remparts. Bientôt illui devint même impossible de marcher dans la cour ; elle nequitta plus la petite chambre où nous sommes, et quand elleparlait, sa voix était si éteinte qu’on se sentait attendri. Lesommeil l’aurait reposée, mais la toux l’empêchait de dormir, et,chaque matin, la femme du gardien la trouvait plus pâle et plusamaigrie ; elle essayait encore d’instruire son frère, de lireses livres aimés et d’écrire ce qu’elle avait pensé et souffertdans sa vie, mais elle ne le pouvait plus sans une fortesouffrance. Alors, résignée, elle disait :« Attendons ! » – Les soins n’y faisaient rien. Siles soins avaient pu la guérir, la bonne femme du gardien l’auraitsauvée. Quand les premières feuilles tombèrent, on vit bien qu’elleétait perdue.

Un matin (le 8septembre 1650), la femme du gardien entrait ici à l’heurehabituelle, tenant à la main la tasse de lait que la princessebuvait chaque jour en s’éveillant ; au lieu de la trouvertoussant, assise sur son lit, elle la vit étendue et calme, sesbeaux cheveux descendaient sur son cou mignon, sa joue était poséesur son inséparable Bible qu’elle avait dû lire ens’endormant ; elle tenait dans ses mains jointes un papierécrit ; aucun souffle ne sortait de ses lèvres, aucun gesten’interrompait l’immobilité de sa pose gracieuse ! Elle étaitmorte, morte seule, durant la nuit ! Comment ? on ne lesut jamais. – Le papier qu’elle tenait dans sa main avait été écritpar elle la veille au soir. Voici ce qu’il contenait :

5Ce que le roi me dit le 29 janvier1649, la dernière fois que j’ai eu le bonheur de le voir :

« Le roi me dit qu’il était heureux queje fusse venue, car, quoiqu’il n’eût pas le temps de me direbeaucoup de choses, il désirait me parler de ce qu’il ne pouvaitconfier qu’à moi : il avait craint, ajouta-t-il, que lacruauté de ses gardiens ne le privât de cette dernière douceur.« Mais peut-être, mon cher cœur, poursuivit-il, tu oublierasce que je vais te dire ; » et il versa alors d’abondanteslarmes. Je l’assurai que j’écrirais toutes ses paroles. « Monenfant, reprit-il, je ne veux pas que vous vous désoliez pourmoi ; ma mort est glorieuse, je meurs pour les lois et lareligion. » Il me nomma ensuite les livres que je devais lirecontre la papauté<spanclass=footnote>Ceci prouve une fois de plus un point bien acquisà l’histoire, c’est que le roi Charles Ier, comme son pèreJacques Ier, resta jusqu’à la fin un fidèle protestant ;il était de l’Église anglicane et ennemi prononcé de la papauté. Cefut même là un sujet de dissentiment très-vif entre lui et la reineHenriette de France, fille de Henri IV. Il avait été convenudans leur contrat de mariage que la reine aurait une chapellecatholique desservie par douze prêtres. Les enfants mâles quipourraient naître de leur union devaient être protestants et lesfilles catholiques ; cependant la chapelle de la reine finitpar être supprimée et le roi fit une protestante fervente de laprincesse Élisabeth, cette enfant de sa prédilection. Au moment demourir, il lui parle encore <i>des livres qu’elle doit lirecontre la papauté</i>. Il est vrai que ce n’était pas assezpour les <i>presbytériens</i> d’Écosse et les<i>saints</i> de Cromwell.</span> ; ilm’assura qu’il pardonnait à ses ennemis et qu’il désirait que Dieului pardonnât. Il nous recommanda de leur pardonnernous-mêmes ; il me répéta plusieurs fois de dire à ma mère quesa pensée ne s’était jamais éloignée d’elle, et que son amourserait le même jusqu’à la fin. Il nous ordonna, à mon frère et àmoi, de lui obéir et de l’aimer ; et, comme nous pleurions, ilnous dit encore qu’il ne fallait pas nous affliger pour lui, qu’ilmourait en martyr, certain que le trône serait rendu un jour à sonfils, et que nous serions alors tous plus heureux que s’il eûtvécu. Il prit ensuite mon frère Glocester sur ses genoux ; etlui dit : « Mon cher cœur, on va bientôt couper la têtede ton père ! » L’enfant le regarda attentivement :« Écoute-moi bien, reprit le roi, on va couper la tête de tonpère et peut-être voudra-t-on après te faire roi ; maisn’oublie jamais ce que je te dis, tu ne dois pas être roi tant queton frère Charles et ton frère Jacques vivront. C’est pourquoi jet’ordonne de ne pas te laisser faire roi. »

« L’enfant soupira profondément, etrépondit qu’il se laisserait plutôt mettre en pièces. Ces paroles,prononcées par un si jeune enfant, émurent et réjouirent le roi.Alors il lui parla des soins de son âme, lui recommanda de garderfidèlement sa religion et de craindre Dieu. Mon frère promit avecforce de se rappeler les avis de mon père. »

Ici le récit des adieux du roi à ses enfantsparaissait interrompu ; il l’avait été par la mort qui avaitglacé subitement la main de la jeune princesse. Ne vous étonnez passi je sais par cœur ces pages sacrées, une copie en resta dans mafamille. J’ai lu et répété si souvent ces pages qu’elles sontineffaçables de ma mémoire.

On emporta sans pompe le corps de la pauvreprincesse ; le gardien, sa femme et quelques soldatsl’accompagnèrent à Newport. Le petit prince menait le deuil ;c’était pitié de le voir, le visage couvert de larmes, libre unseul jour d’aller à travers la campagne pour conduire la bière desa sœur !

Le gouverneur de Carisbrooke suivait lecortége, moins pour faire honneur à la morte que pour s’assurer queses ordres seraient exécutés : on déposa la princesseÉlisabeth dans un cercueil de plomb, sur lequel se trouvaitl’inscription Suivante :

ÉLISABETH, IIe FILLE DU DERNIER ROI CHARLES,

DÉCÉDÉE LE 8 SEPTEMBRE 1650.

On descendit le cercueil dans les caveaux del’église Saint-Thomas, sous une voûte arquée près de l’autel, lesinitiales E. S. (Élisabeth Stuart) marquèrent le lieu ;longtemps cette sépulture fut oubliée.

Le petit duc de Glocester était revenu mourantdans le donjon de Carisbrooke ; il refusait de prendre aucunenourriture. Cromwell, craignant de le voir mourir en prison,ordonna qu’on le mît en liberté ; on le transporta en France,où il retrouva sa mère. Mais il portait dans son cœur un germe demort ; les ombres de son père et de sa sœur semblaient lepoursuivre toujours et le rappeler de la vie. Les joies de larestauration n’adoucirent pas son deuil ; il mourut à vingt etun ans, morne et taciturne, dans une chambre de Whitehall, sansavoir voulu prendre part à aucune des fêtes données par son frèreCharles II.

Aujourd’hui l’heure est venue où toute l’îlede Wight va glorifier le souvenir de la princesse Élisabeth. Vousavez vu, poursuivit l’aimable fille du gardien, ces jolies tentesqui s’élèvent sur la pelouse derrière la grande tour ; danshuit jours, toutes les ladies et tous les lords de l’île seréuniront là autour de la reine ; le but de la fête est unevente d’objets d’art et d’ouvrages charmants auxquels les bellesmains des plus grandes dames ont travaillé ; sous ces tentess’abriteront les ladies transformées en marchandes, et vous pensezsi l’or tombera dans leurs mains ! Avec cet or, on fera unmonument digne d’elle à la princesse dont le doux fantôme est lapoésie de notre île. Il y a deux ans, la vieille église de Newportfut abattue, et le prince Albert posa la première pierre d’unnouveau temple ; c’est là que le cercueil de la princesseÉlisabeth a été porté ; c’est là que s’élèvera sonmonument ; la reine a promis la statue qui doit lecouronner.

« Cette statue ! je l’ai vue, luidis-je ; c’est bien la jeune princesse lorsqu’on la trouvamorte, étendue blanche et pudique dans les plis de son vêtement. Latête, d’une beauté idéale, repose sur la Bible ouverte ; lescheveux ombragent le cou, le sein et les bras : c’est unefigure chaste et divine qui convient à un tombeau ; l’âme yplane sur un corps transfiguré. Cette figure est l’œuvre deMarochetti. »

Nous restâmes encore, la jeune gardienne etmoi, quelques instants en silence dans cette petite chambre oùs’était accomplie la sereine agonie ; la nuit était venue etme rappela la nécessité du départ. Je n’osai, en la quittant,offrir de l’argent à la charmante fille si poétique et siintelligente ; j’avais dans ma voiture un beau livre d’ungrand poëte français ; je le lui donnai ainsi qu’une écharpeque je portais à mon cou ; un dernier good night futéchangé, et les chevaux rapides me ramenèrent à Ryde.

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