Enfances célèbres

TURENNE.

Un soir, tout était en rumeur et en émoi dansle château de Sedan. La duchesse de Bouillon venait de souper avecson fils cadet, le jeune Henri de Turenne, et le chevalier deVassignac, précepteur de l’enfant. Le duc de Bouillon, son père,prince souverain de Sedan, était resté sur les remparts de cetteville pour donner des ordres à la garnison. Au dessert, le petitHenri, qui avait à peine neuf ans, mit comme toujours laconversation sur la guerre et sur la vie des héros grecs et romainsque son précepteur lui faisait lire et commenter. Il parlait avecfeu de leurs exploits et de leurs aventures, et il répétait à samère qu’il brûlait de les imiter. Pourquoi rester inactif ?Pourquoi se contenter de connaître la gloire par les récits qu’enfont les historiens et les poëtes ? Ne valait-il pas mieuxsuivre son instinct belliqueux, et léguer à son tour des exploits àl’histoire, des splendeurs à l’épopée ?

Sa mère l’écoutait avec admiration, etcependant comme craintive de l’esprit aventureux de son fils. Cettecauserie héroïque se prolongea fort avant dans la soirée. L’enfantaccompagnait ses paroles animées de gestes et de mouvementssaccadés, et parfois il contraignait son précepteur de simuler aveclui quelque attaque ou quelque défense de place forte ; etlorsque le chevalier de Vassignac se fatiguait de ce jeu :« Oh ! que mon père n’est-il là ? s’écriait le jeuneHenri ; il me servirait bien de second, lui ! Maispourquoi ne revient-il pas ce soir ?

– Il couchera dans la place, répondit laduchesse de Bouillon ; et par cette neige froide qui tombe encouches épaisses, je crains que son inspection des remparts ne soitbien pénible.

– Je voudrais être avec lui, s’écriaHenri ; c’est ainsi qu’on se forme à la guerre, et non en sechauffant près d’un grand feu, comme je le fais ce soir.

– L’âge viendra, dit la mère ; enattendant, Henri, allez dormir, il est temps. Monsieur deVassignac, emmenez votre écolier ; une longue nuit de sommeillui est nécessaire, et à vous aussi, chevalier, après les exercicesmilitaires auxquels il vous a contraint tantôt.

– Bonsoir, ma mère, » dit le jeunevicomte de Turenne d’un air pensif.

La duchesse embrassa son fils, qu’undomestique précéda un flambeau à la main ; son précepteur lesuivit ; ils franchirent l’escalier qui conduisait du salon defamille à la chambre d’Henri, où l’on arrivait par un long couloir.On était déjà à la moitié de ce couloir, lorsque le jeune Turennese pencha sur l’épaule du domestique qui le précédait, souffla leflambeau, donna un croc en jambe à son précepteur, franchit commeune flèche l’escalier, la salle à manger, les offices, et s’élançadehors par une porte qui donnait sur les jardins.

La neige s’étendait sur la campagne, douce auxpas comme un tapis d’hermine ; le jeune fugitif eut bientôtatteint les remparts de Sedan, voisins du château ; il se fitreconnaître par un des soldats qui gardait une porte, dit qu’ilavait à parler à son père et entra dans la ville.

Cependant la duchesse de Bouillon, attirée parla voix du précepteur de son fils, qui riait aux éclats de ce qu’ilappelait une nouvelle espièglerie du petit diable, était accouruesuivie de quelques domestiques. On appela Henri de Turenne ;on le chercha de salle en salle, de chambre en chambre, dans lesgaleries, dans les mansardes, dans les coins les plus reculés duchâteau. M. de Vassignac eut l’idée de simuler des criset des attaques de guerre, dans l’espérance de l’attirer par cessemblants belliqueux ; mais les échos seuls du vieux manoirrépondaient au précepteur effaré et à la pauvre mère éperdue.

« Peut-être est-il sorti dans leschamps ! » s’écria tout à coup la duchesse de Bouillon,éclairée par un de ces instincts qui sont la seconde vue desmères.

Au moment où elle prononçait ces mots, onarrivait justement dans l’office par lequel le jeune Turennes’était échappé. « Voyez cette porte encore ouverte ! ditvivement la duchesse ; c’est par là, j’en suis sûre, qu’il estsorti.

– Justement, voilà la trace de ses petitspieds, dirent plusieurs domestiques en inclinant leurs flambeauxsur la neige.

– Oh ! le malheureux ! oùest-il allé ? dit le précepteur transi. Que faire ? où lechercher ?

– Il n’est point temps de délibérer,répliqua la duchesse, mais d’agir. Monsieur de Vassignac, il fautretrouver mon fils ! Allons ! en marche, mesamis. »

Et elle se plaçait en tête de ses serviteurspour les conduire.

« Non point, madame la duchesse,s’écrièrent-ils tous. Vous n’irez pas à travers la campagne par cefroid horrible. Nous vous jurons de vous ramener notre jeunemaître. Laissez-nous faire.

– Oui, laissez-nous faire, répéta lechevalier de Vassignac se piquant d’honneur. Je vais lesconduire. » La duchesse de Bouillon ne céda qu’à grand’peine àces supplications réunies ; et malgré les instances de sesfemmes, elle ne voulut point quitter une terrasse du haut delaquelle elle apercevait au loin les torches de ceux qui couraientà la recherche de son enfant ; la troupe de serviteurs,stimulée par M. de Vassignac qui en avait pris lecommandement, s’avança jusqu’aux remparts de Sedan. La neige quirecommençait à tomber fouettait les visages et avait recouvert lestraces des pas du fugitif.

M. de Vassignac se fit reconnaîtredes sentinelles et obtint de pénétrer dans la ville ; mais laporte par laquelle il y entra avec sa bande n’était pas la mêmequ’avait franchie Henri, de sorte que, lorsqu’il demanda aufactionnaire s’il n’avait pas vu passer le fils du duc de Bouillon,celui-ci ne sut que répondre. « Allons à l’intendancemilitaire où couche le duc, dit Vassignac à la troupe desserviteurs ; là nous retrouverons peut-être notre jeunemaître, et, s’il n’est pas là, c’est son père qui nous guidera dansnos recherches. »

À l’approche de cette bande portant desflambeaux, l’hôtel de l’intendance s’émut ; on crut presque àquelque attaque nocturne, et le duc de Bouillon parut en armes dansla cour extérieure. En apercevant le chevalier de Vassignac, ils’écria : « Qu’arrive-t-il donc ? la duchesse, monfils, sont-ils en danger ? »

Le chevalier lui dit de quoi ils’agissait.

« Je gage que ce diable à quatre est surles remparts, dans quelque bivouac, à se faire raconter deshistoires de guerre, dit le duc qui connaissait l’âme de son fils.Venez, mes amis, nous le retrouverons. »

Et il se mit en tête, donnant le bras auprécepteur. Au premier feu de bivouac qu’ils trouvèrent et autourduquel étaient rangés les soldats de garde, l’officier de servicelui dit : « Nous l’avons vu, monseigneur ; nouspensions qu’il vous précédait ou qu’il vous suivait ; il nousa fait quelques questions sur la défense des places fortes, sur lesarmements et les affûts des canons, puis il nous a quittés endisant : « Je veux faire ainsi le tour desremparts. »

Le duc de Bouillon et ceux qui l’escortaientse remirent en marche. Au bivouac suivant on lui dit encore :« Le jeune vicomte de Turenne a passé il y a trois quartsd’heure ; il s’est chauffé à notre feu ; a goûté au vinde nos gourdes, puis il a dit : « En avant ! »et s’est enfui en courant.

– Nous le rejoindrons, » s’écria lepère rassuré, et il continua à faire le tour des remparts.

Au troisième bivouac on lui dit :« Il n’y a pas un quart d’heure qu’il a passé ; notrevieux sergent nous racontait des combats sanglants du temps de laLigue, et le jeune vicomte, votre fils, monseigneur, votre dignefils écoutait béant et s’est écrié au récit d’une tuerie :« J’aurais voulu être là ! »

– Brave enfant ! murmura le duc.

– Il ne nous a quittés que lorsque celuiqui parlait s’est endormi de lassitude, là, près des cendreschaudes, où il dort encore. En nous quittant,M. de Turenne a dit : « Je vais voir ce qui sepasse à l’autre bivouac. »

Le père se remit en marche ; les canonsdes remparts allongeaient sur la neige leur long cou noir commeautant de crocodiles sur une plage d’Éthiopie. Le duc en passantles caressait de la main : « Ils dorment, disait-il, maisils se réveilleront quand apparaîtra l’ennemi. »

Quelque chose tout à coup sembla se mouvoirdans l’ombre. « Est-ce un soldat appuyé sur sapièce ? » s’écria le duc de Bouillon. Les torches queportaient les serviteurs s’inclinèrent, et le duc reconnut son filsqui dormait sur le canon couvert de neige, comme il l’eût fait surson lit dans la chambre de son précepteur.

Le duc de Bouillon sourit d’orgueil enreconnaissant son enfant.

« Ohé ! ohé ! voici l’ennemi,cria-t-il en éteignant les torches et en tirant le petit Henri parla jambe.

– L’ennemi ! répéta Turenne à moitiééveillé. Eh bien ! qu’il arrive, je mebattrai ! »

Et il se mit dans une posture guerrière, lespoings serrés et tendus en avant. Son père l’entoura de ses bras etl’y serrant. « Prisonnier ! prisonnier de guerre !s’écria-t-il.

– Vous, mon père ! vous ! ditle jeune vicomte en reconnaissant la voix.

– Oui, oui ! Vous ne songez pas,petit malheureux, à l’inquiétude de votre mère durant cette belleéquipée ; et pourquoi, dans quel but vous êtes-vous échappé duchâteau ?

– Je voulais, mon père, en couchant surla dure par cette nuit glacée, m’essayer aux fatigues de la guerreet voir si je serais capable de faire bientôt mes premières armessous vos ordres. »

Le père embrassa son fils.

« Allons, en marche, prisonnier, dit-ilen riant ; voici la chaîne de mon bras, et je ne vous lâchepas jusqu’à ce que votre mère vous emprisonne à son tour.

– Dans ses bras aussi, » répliqual’enfant en baisant son père au front.

Les serviteurs reprirent à pas précipités laroute du château. Le duc de Bouillon et son fils, qu’il serrait parla main, se hâtèrent ; derrière eux le précepteur, ensoufflant, courait sur la neige pour se réchauffer, et surtout pourmettre fin plus vite aux angoisses de la duchesse. Quand on fut àportée de la voix, on cria : « Le voilà ! levoilà ! nous vous ramenons le fugitif. » La duchesseaccourut. Elle se jeta dans les bras de son mari et de son fils.Ses larmes étouffaient sa voix. Elle voulait gronder l’enfant quivenait de lui donner tant d’inquiétude, elle n’en trouva pas lecourage.

« Sa vocation est bien décidée, lui ditle duc quand ils furent seuls ; il ne faut plus lacontraindre.

– Mais sa santé si délicate !objecta la mère.

– L’air des camps fortifie, répliqua leduc ; notre fils vivra, duchesse, et je prévois qu’il seral’honneur de notre famille. »

Dans ce temps-là, Henri de Turenne était unenfant faible et chétif, petit de taille, la poitrine enfoncée, lamine pâle ; ses yeux noirs brillaient dans leur orbite, et sessourcils épais, qui se touchaient, lui donnaient quelque chose dedur et de méditatif. Sa mère tremblait toujours pour sa vie etredoutait pour lui le métier des armes. C’était afin de prouver saforce qu’il fit l’équipée que nous venons de raconter.

Vers le même temps, un vieil officier, ami deson père, dînait au château. Henri avait passé la journée à lireQuinte Curce ; il avait l’âme pleine d’Alexandre et ne parlaitplus que de ses exploits. Le vieil officier, heureux de l’entendre,se plut à l’exciter en le contredisant.

« Votre Quinte Curce n’est qu’un faiseurde romans, s’écria-t-il ; rien n’est vrai dans cette vied’Alexandre.

– Pourquoi ? s’écria l’enfant.

– Parce que tout y porte le cachet dumerveilleux.

– Le grand, l’héroïque tiennent de lafable pour ceux qui n’en ont pas l’instinct en soi, répliqual’enfant ; pour moi, je crois à la vie d’Alexandre. » Sonœil lançait des éclairs, et son geste jetait le défi.

La duchesse de Bouillon, voulant l’éprouver,prit parti pour l’officier : « Monsieur a pourtantraison, dit-elle ; toute cette vie glorieuse n’est qu’un tissud’aventures imaginées.

– Je ne veux pas vous manquer de respect,ma mère ; mais je ne puis vous croire, s’écria l’enfant. Jesens qu’Alexandre a existé, qu’il a fait de grandes choses, et ilme semble même que je tiens à lui par quelque côté.

– Par un aïeul lointain, reprit la mèreen riant.

– Qui sait ?

– Mon petit ami, ajouta le vieilofficier, vous êtes âpre à la contradiction.

– Je suis ainsi pour ce que je crois, etni vous ni ma mère ne m’avez convaincu. » Et il sortit d’unair farouche après avoir dit bonsoir.

« Il sera indomptable, » murmural’officier.

On crut que l’enfant s’était retiré dans sachambre ; mais lorsque le vieil officier, qui couchait auchâteau ce soir-là, monta dans la sienne, il y trouva Henri la têtehaute, l’air provoquant, et qui lui dit en marchant à sarencontre :

« Vous m’avez tout à l’heure blessé,monsieur, dans un héros que j’aime ; je vous ai répondu demanière à vous prouver que ceci était sérieux ; maintenant jevous offre et vous demande réparation.

– Je suis tout disposé à vous satisfaire,répliqua l’officier, qui dissimula un sourire paternel ; maisil faut que nous nous battions en secret à cause de madame votremère, qui s’y opposerait.

– Oui, monsieur, riposta Henri, ensecret ! Ce duel aura lieu, demain au petit jour, dans leparc, au pied des trois grands ormes. Cela vousconvient-il ?

– Très-bien, j’y serai. »

Ils se saluèrent courtoisement, et Henri allase mettre au lit après avoir déclaré à son précepteur qu’ilvoulait, le lendemain dès l’aube, aller chasser dans le parc. Leprécepteur n’osa pas le contredire et en prévint sa mère.

Quand le jour parut, Henri s’arma en apparencepour la chasse et cacha deux épées sous son habit.

« Bonjour, chevalier, dit-il àM. de Vassignac, qui s’étirait dans son lit ; dormezencore, vous me rejoindrez dans une heure, j’aurai fait lever legibier. » Et il s’enfuit sans attendre de réponse.

En marchant vers le lieu désigné, il aperçutle vieux chevalier qui s’y rendait par une autre allée. Ilséchangèrent un salut fier, et arrivés au pied des grands arbres,ils mirent bas leurs habits, tirèrent leurs épées du fourreau et sedisposèrent à se précipiter l’un sur l’autre.

En ce moment une ombre blanche glissa derrièrele taillis. « C’est quelque daim qui veut nous servir detémoin, dit le vieil officier en souriant.

– Commençons, » s’écria Henri,impatient du combat. Mais comme il s’élançait, il sentit un souffleglisser sur son visage, et une main légère, passant derrière satête, arrêta son bras.

« Vous, ma mère ! dit-il en seretournant.

– Moi qui viens pour être votre second,répliqua la duchesse en l’embrassant. Vous aviez raison, monenfant ; Alexandre est un héros réel : Quinte Curce n’apas menti.

– Ceci veut dire, ma mère, que ce duelest juste et que je dois le poursuivre. »

Et il brandit de nouveau son épée.

« À moins, reprit la duchesse, quemonsieur ne convienne qu’il s’est trompé et ne fasse une doubleréparation à vous et à Alexandre.

– J’aime mieux le duel, dit Henri toutanimé.

– Pourquoi donc ? dit la duchesse enriant. Amener un ennemi à capitulation est aussi glorieux que de letuer !

– Hum ! je ne sais trop, murmuraHenri. Qu’en pensez-vous, monsieur ? dit-il en se tournantvers son adversaire.

– Je pense que vous serez un brave,s’écria l’officier en le pressant attendri dans ses bras, etqu’Alexandre pourrait bien être un de vos aïeux. En attendant quenous ayons découvert cette généalogie perdue, venez, mon enfant,que je vous conduise à votre père et que je lui conte toutceci. »

Henri se laissa emmener, mais il ne pouvaits’empêcher de murmurer : « Il eût été pourtant bien bonde se battre un peu. »

Né avec ces instincts belliqueux, Turenne n’enfut pas moins, durant sa longue et glorieuse vie militaire, le pluscompatissant et le plus généreux des hommes.

Nous rappellerons ici quelques traits de soncaractère qui complètent sa gloire :

Dans une retraite difficile, voyant un de sessoldats exténué de faim et de fatigue et qui s’était étendu au piedd’un arbre où l’ennemi l’aurait égorgé, il le plaça sur son proprecheval et marcha à pied jusqu’à ce qu’il eût rejoint un de seschariots, où il fit monter le malheureux qu’il venait de sauver.Dans cette même retraite, qui dura treize jours, il abandonna surla route tous ses équipages, afin que ses fourgons n’eussent àtransporter que des malades et des blessés.

Au siége de Saint-Venant, on le vit couper savaisselle d’argent et la distribuer aux soldats qui ne recevaientpoint de solde.

Jamais il ne voulut tremper dans aucuneconcussion. Un officier lui ayant indiqué un moyen de gagner quatrecent mille francs sans que personne en sût rien, il lui réponditfroidement : « Je vous suis fort obligé ; mais ayanteu souvent de pareilles occasions sans en profiter, je ne changeraipas à l’âge où je suis. »

Un de ses domestiques lui ayant un jourappliqué, dans les ténèbres, un grand coup par derrière, luidemandait pardon à genoux, disant qu’il l’avait pris pour Georges,son camarade. « Quand c’eût été Georges, répliqua froidementle maréchal de Turenne en se frottant à l’endroit blessé, il nefallait pas frapper si fort. »

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