Enfances célèbres

WINCKELMANN. Un grand hommesavetier.

Nous ne connaissons rien de plus triste quel’échoppe d’un cordonnier ; bientôt l’élégance et la propretéqui s’étendent dans tous les quartiers auront fait disparaître deParis ces espèces de huttes ; mais à l’heure qu’il est onpeut, en cherchant bien loin, en découvrir encore quelques-unes, etd’ailleurs, dans les maisons d’ouvriers, beaucoup de loges deportiers sont de véritables échoppes. Les cordonniers, toujoursassis et tirant leur fil sans désemparer, sont des portierstrès-appréciés par les propriétaires. Mais parlons de la véritableéchoppe : c’est habituellement une petite constructionparasite en bois ou en grossière maçonnerie adossée à quelque murde jardin, d’église ou de clôture. Une des façades de l’échoppe secompose d’un vitrage mi-partie en papier et mi-partie enverres ; dans ce vitrage est comprise la porte d’entrée, basseet étroite ; au-dessus d’une planche formant devanture sontsuspendus quelques morceaux de cuir séchant à l’air ; sur laplanche sont quelques vieilles chaussures et un ou deux pots oùcroissent des plantes de baume vulgairement appelébasilic, dont le vif parfum mitige l’odeur forte etdéplaisante du cuir.

Dans l’intérieur se trouve l’établi (tout prèsdu vitrage) couvert de l’ouvrage commencé, des matériaux pour faireou radouber les chaussures et des instruments de cordonnier ;deux ou trois escabeaux sont autour de l’établi ; dans le fondest un petit poêle et le pauvre lit du ménage, si ménage il ya ; aux murs sont toujours appendus quelques gravures et unpetit miroir à barbe.

C’était une échoppe pareille qu’habitait en1729 un pauvre savetier de la petite ville de Steindall, enAllemagne. Cette échoppe était adossée contre le mur noir et moussudu jardin du collége, et bien souvent les écoliers, à l’heure de larécréation, s’amusaient à lancer des fruits ou des noix sur lapauvre habitation en criant : « Bonjour,savetier ! » D’autres fois c’étaient leurs souliers àrapiécer qu’ils lui lançaient de la sorte, au risque d’être fortréprimandés par leurs surveillants ; ce voisinage avait établiune sorte de connaissance entre le collége et l’honnête cordonnier,qui rapportait fidèlement les chaussures qui lui arrivaient d’unemanière aussi inusitée. Insensiblement il avait obtenu la clientèlede tous ces petits démons, et elle n’était pas à dédaigner, car lesmouvements turbulents de l’enfance sont la destruction dessouliers.

Penché sur son établi, le pauvre ouvriertravaillait du matin au soir, malgré ses douleurs de rhumatismeaigu qui lui arrachaient parfois des cris. Il était maigre etparaissait déjà bien vieux quoiqu’il eût à peine cinquanteans ; la misère et la maladie doublent les années. Des mèchesde cheveux blancs pendaient sur ses tempes amaigries etcontrastaient avec ses yeux perçants surmontés de sourcils noirs.Veuf et malheureux depuis plusieurs années, le pauvre homme nesouriait jamais, excepté le soir quand son fils revenait de l’écoleet l’embrassait en passant ses deux bras autour de son cou. Alorsl’échoppe était en fête, le savetier quittait ses outils et sontablier de cuir ; il lavait ses mains dans une jatte d’eau,ravivait le feu du poêle et se mettait à préparer le repas du soircomme une ménagère ; des volets de bois mal joints étaient àl’intérieur poussés contre le vitrage ; le père et l’enfant sesentaient chez eux, et tout en soupant ils se racontaient leurjournée ; l’enfant, délicat mais charmant, au visageexpressif, à la chevelure blonde, disait à son père comment ilapprenait chaque jour quelque chose de nouveau, et comment sesmaîtres, enchantés de ses progrès, parlaient de le faire entrer aucollége comme un écolier modèle. Le père, radieux, embrassait alorsl’enfant, le regardait avec orgueil presque comme on regardequelque chose de supérieur à soi, et s’écriait attendri :

« Oh ! mon bon Joachim, que nesuis-je riche, je ferais de toi un homme savant etheureux !

– Je veux commencer par être savant,répliquait le petit Joachim, puis nous serons heureuxaprès. »

Et, tout en parlant ainsi, il aidait son pèreà faire le ménage et demandait au pauvre bonhomme qui il avait vuet ce qu’il avait fait dans la journée. Le souper fini, le pèrereprenait son ouvrage et l’enfant lui faisait la lecture des livresqu’il recevait en prix à l’école. Le père l’engageait à lireparfois dans sa vieille Bible, c’était la Bible de son mariage etque sa femme en mourant avait baisée. Mais le petit Joachimpréférait la lecture d’une traduction allemande d’Homère qui avaitété son prix d’honneur. Insensiblement le pauvre savetier pritintérêt à ces héroïques récits qui passionnaient son fils. À chaquechant, l’enfant s’arrêtait pour peindre sa surprise et sonravissement : quel monde ! quel pays ! quelciel ! quels paysages ! quelle beauté devaient avoir cesdieux et ces héros ! Un jour il ajouta :

« Mais il manque quelque chose à celivre !

– Eh quoi donc ? demanda lepère.

– Il lui manque de belles images quifassent vivre à nos yeux ces dieux et ces déesses dont Homèrechante la beauté. Oh ! mon père, si nous étions riches, nousachèterions Jupiter, Junon, Mars et Vénus, Vénus surtout, que jevois toujours entourée d’une vapeur rose et se baignant dans la merÉgée ! »

Le pauvre savetier écoutait son fils sans bienle comprendre, mais ce qu’il comprenait par le cœur, c’est que sonfils avait des désirs que sa pauvreté l’empêchait de satisfaire, etil en souffrait chaque jour de plus en plus. Il sentait sesinfirmités s’accroître, et il se disait qu’avec elles la misèreaugmenterait dans la pauvre échoppe. Pour ne pas attrister son filsil dissimulait sa détresse, mais quand il était seul dans lajournée, de grosses larmes roulaient parfois sur ses jouesamaigries. Or rien n’est déchirant comme les larmes d’un homme, etsurtout d’un vieillard ; il lui faut une grande angoisse, ilfaut qu’il souffre bien amèrement pour que sa douleur se traduisede la sorte. Le pauvre père n’avait pas d’autre joie dans sa vie depeine que de voir sourire son enfant quand il rentrait le soir del’école ; aussi s’ingéniait-il chaque jour à lui procurerquelque petite surprise qui fît petiller ses yeux d’enfant ;tantôt c’était une friandise qu’il ajoutait au souper frugal, commeaurait fait une mère ; tantôt un livre qu’il achetait àquelque colporteur, se privant deux ou trois jours de fumer sa pipe(cette compagne si chère à un Allemand) pour donner cettesatisfaction à son cher petit Joachim.

Depuis le soir où l’enfant avait souhaité desimages au livre d’Homère, le bon savetier ne rêvait plus qu’àsatisfaire son désir. Mais où trouver un Jupiter, une Junon etsurtout une Vénus ? Il n’y avait pas de musée à Steindall etjamais le vieillard n’avait aperçu l’image de la plus belle desdéesses.

Un matin qu’il allait reporter au collége lessouliers raccommodés de quelques écoliers, le portier le fitattendre dans une espèce de parloir tandis qu’il allait luichercher le prix de son travail et d’autres chaussures à réparer.Le savetier regardait attentivement les murs de cette pièce ornéede petits cadres qui renfermaient les dessins des enfants ;c’étaient quelques académies, des dieux et des héros grecs, etparmi eux deux Vénus : la Vénus de Médicis et laVénus accroupie ; en voyant ce nom de Vénus écrit aubas des deux cadres où se trouvait la belle déesse, le vieillardcourbé par l’âge et la souffrance se redressa de plaisir. Leportier le trouva en extase devant ces dessins fort médiocres dedeux marbres de l’antiquité.

« Que regardez-vous donc là, mon vieux,lui dit-il très-étonné, est-ce que ces deux belles femmes vousplaisent ?

– Oh ! oui, et je consens à vouslaisser l’argent que vous alliez me remettre, si vous me permettezde les emporter.

Le portier se mit à rire aux éclats.

« Oh ! ne vous moquez pas de moi,répliqua le bon savetier, c’est pour complaire à un désir de monenfant qui ne rêve que déesses de l’antiquité.

– Et quel âge a-t-il ce petit gars ?reprit le portier.

– Il a dix ans, reprit le père.

– Allons, allons, il est précoce,continua l’autre en riant toujours.

– Oh ! je vous en réponds qu’il estprécoce ; il est toujours le premier à l’école gratuite, ilsait déjà tout ce que savent les maîtres, et s’il pouvait entrerdans votre collége, je vous réponds qu’il deviendrait bientôt leplus fort des élèves. Oh ! mon bon monsieur, continuait levieillard voyant que le portier ne riait plus et l’écoutait avecattention, faites quelque chose pour lui, parlez-en à votre recteuret, en attendant, laissez-moi emporter ces images si vous n’y tenezpas trop.

– Attendez, attendez un peu, répondit leportier que flattait cet appel à sa protection, voilà trois de ceuxqui dessinent qui jouent en ce moment à la balle dans la cour, cesont eux qui m’ont donné ces images, comme vous dites ; ilsdoivent en avoir d’autres qu’ils vous donneront volontiers, car cesont de bons petits diables. »

Le concierge appela les trois écoliers, quibondirent vers lui, et quand ils surent l’objet de la convoitise dusavetier :

« Certainement que nous allons voussatisfaire, » s’écriaient-ils tous à la fois ; et courantd’un trait à la salle de dessin, ils en revinrent rapportant desbrassées d’études et d’ébauches : tenez, disaient-ils enéparpillant les feuilles aux pieds du savetier, tenez, voilà desVénus, des Nymphes et des Amours aussi, emportez tout cela pourvotre enfant ; puisqu’il aime instinctivement ces objets,c’est qu’il est peut-être destiné à devenir un grand peintre !Amenez-nous-le, nous le ferons examiner par notremaître. »

L’heureux vieillard se confondait enremercîments et ne savait comment prouver sa reconnaissance ;il disait au portier et aux enfants, tout en mettant en ordre lesprécieux dessins :

« Usez de ma pauvre industrie tant quevous voudrez, je ne prendrai plus votre argent, vous m’avez payépour toute votre vie ! »

Les écoliers se prirent à rire de cetteidée.

« Allons, mon bonhomme, dirent-ils, nesongez qu’à vous réjouir, et amenez-nous demain votre petitJoachim ; » et lançant leurs balles, ils regagnèrent lacour.

Le portier reconduisit jusqu’à la porteextérieure le vieillard radieux.

« À demain, lui dit-il, je vous prometsde parler de votre enfant aujourd’hui même au recteur. »

Le bienheureux savetier regagna son échoppe enfredonnant un vieil air allemand. Il n’avait pas chanté depuis lamort de sa chère femme, et il fallait que son contentement fût biengrand pour qu’il éclatât par ce refrain que la pauvre défuntemurmurait elle-même auprès du berceau de leur enfant.

Rentré chez lui, il ne songea pas à seremettre à l’ouvrage ; il se donna vacance pour le reste de lajournée ; il s’enferma dans son échoppe et commença à aligneret à pendre au mur toutes ces feuilles de dessin ; il voulaitque son enfant en eût l’heureuse surprise en les apercevant tout àcoup à son retour de l’école. Les Vénus furent placées au milieu,les amours et les personnages secondaires de chaque côté ;quand cette besogne fut terminée, il sortit pour acheter sonsouper, et comme il avait reçu un peu d’argent du collége et que cejour était pour son cœur une grande fête, il rapporta une oie, unetarte aux pommes et une cruche de bière. Depuis bien des années lepauvre ouvrier ne s’était pas attablé à pareil festin. Il étenditune nappe blanche sur la petite table, dressa le couvert et lerepas, cacha dans un coin les savates et les outils, alluma lepoêle et la petite lampe de fer et attendit avec impatience leretour de Joachim.

L’enfant entra apportant à son père un pot degiroflées que la femme du maître d’école, qui l’aimait beaucoup,lui avait donné. On eût dit que, prévoyant cette petite fête defamille, il voulait y ajouter la grâce de cette fleur.

« Qu’y a-t-il donc ? dit-il enpénétrant dans l’échoppe et sans avoir aperçu les dessins pendus aumur, quel beau couvert ! Attendez-vous à souper ce vieuxcousin de Sechausen qui devait nous faire visite il y a unmois ?

– Je n’attends que toi, et c’est toi queje fête, répliqua le père en entourant de ses bras son cher enfant.Mais regarde donc un peu, ajouta-t-il, en face de toi, à côté dutuyau du poêle. »

Joachim leva la tête et aperçut lesdessins ; ce fut d’abord un cri de surprise, puis une longueextase muette. Il en décrocha deux et les posa sur la table, etsoutenant sa tête entre ses deux mains, il se mit à considérer lesdessins avec une fixité de regard étrange. Au bas de l’un étaitécrit : d’après la Vénus en marbre qui est àFlorence ; au bas de l’autre : d’après une frisedu Parthénon d’Athènes. Un de ces crayons noirs était unreflet bien imparfait de la Vénus de Médicis, l’autre d’une de cesmagnifiques canéphores aux draperies flottantes qui semblaient semouvoir sur les frises du Parthénon et qu’on peut voir aujourd’huidans le Musée de Londres. Certes, ces dessins d’écolier nedonnaient qu’une idée bien incomplète de ces divinessculptures ; le relief, les contours et les proportions del’œuvre primitive manquaient ; il manquait surtout cettecouleur dorée qui parfois donne au marbre l’animation de la vie.N’importe, ces esquisses grossières gardaient quelque chose encorede l’idéale beauté de ces merveilleuses créations de l’art. Lejeune Joachim les contemplait avec ivresse. Pour la première fois,elles rendaient palpable pour lui la beauté de la forme dont ilavait tant rêvé en lisant l’Iliade. Mais ces deux œuvresd’art dont il n’apercevait que le reflet existaient dans toute leurbeauté en Grèce et en Italie. Dès lors, ces deux terres classiquesdu beau devinrent les mondes de ses rêves.

Le lendemain de ce jour, le vieux savetierrevêtit ses habits du dimanche, il habilla son fils de son mieux etle conduisit au collége. Le portier les reçut en protecteur sûr deson fait.

« Venez, venez, mon petit ami, dit-ilavec un sourire de triomphe et en prenant Joachim par la main, j’aiparlé de vous à notre excellent recteur M. Toppert, il vousattend. Et se retournant vers le savetier il ajouta :Suivez-nous, mon brave homme, vous verrez que je ne promets rienque je ne fasse. »

Ils traversèrent plusieurs cours intérieureset arrivèrent au cabinet du recteur. C’était un beau vieillard àcheveux blancs, à la figure expressive et sereine ; il fitapprocher l’enfant avec bonté et commença à l’interroger sur sesétudes. Le petit Joachim répondit avec netteté, esprit et certitudesur toutes les questions ; il émerveilla le recteur ;parfois même il allait au delà de ses demandes ; c’est ainsique, lorsqu’il fut interrogé sur la littérature grecque, ildémontra comment, dans cette admirable civilisation, la poésie etl’art avaient découlé de la religion, et dit sur l’admirablesculpture de l’antiquité des choses qu’il ne pouvait connaîtreencore que par intuition.

Quand le bon recteur lui demanda s’il sesentait des dispositions pour le dessin, il répondit qu’il sesentait de l’attrait, et qu’apprendre à dessiner lui seraittoujours bon, ne serait-ce que pour fixer les lignes et lescontours des chefs-d’œuvre de la statuaire et de la peinture qui lefrapperaient, ainsi qu’on écrit des notes sur un sujetlittéraire.

Le recteur remarqua la justesse de cetteréponse, et lui promit qu’il entrerait dès le lendemain dans laclasse de dessin.

« Se peut-il, grand dieu ! s’écriale savetier, qui jusqu’alors avait gardé le silence. Vous allezadmettre mon pauvre enfant dans votre collége ?

– Oui, dès ce soir revenez avec son petitbagage, c’est une chose réglée. »

Le savetier se confondait en remercîments etbénédictions.

L’enfant salua avec respect et bonne grâce lerecteur, qui le baisa au front en répétant : « À ce soir,mon petit ami. »

Le père et l’enfant sortirent tout joyeux, enadressant mille remercîments au portier.

Dans le premier moment, le savetier ne voyaitque l’éducation qu’allait recevoir son fils, et celui-ci nesongeait qu’à ses chères études. Mais quand ils se retrouvèrenttous deux dans la pauvre échoppe où leur affection mutuelle leuravait donné, la veille encore, de si bonnes heures, tout en faisantun paquet de ses livres, de ses chemises et de ses pauvres habits,le petit Joachim se prit à pleurer et son père étouffa de longssanglots. Les larmes ne font pas de ravages dans la jeunesse, ondirait la rosée qui glisse sur les fleurs ; mais les larmesdes vieillards sont amères et destructives, elles ressemblent à cesorages qui ébranlent, déracinent et portent la mort dans la nature.Le malheureux savetier était si pâle tout en aidant à son fils,qu’il semblait frappé d’un mal subit.

« Ne plus revenir ici chaque soir poursouper avec vous et pour coucher auprès de vous, ce sera bientriste, disait l’enfant, dont les pleurs continuaient à couler.

– Il le faut bien, répliquait le pèreessayant de cacher sa propre défaillance, tu me donneras un bonsoirà travers le mur en me jetant par-dessus une branche d’arbre ou unpetit caillou. »

L’enfant sourit de cette idée et promit de n’ypas manquer.

Ils se raffermirent le mieux qu’ils purent, etvers la nuit ils gagnèrent la porte du collége ; elle sereferma vite sur le petit Joachim : il avait fallu brusquerles adieux.

C’était l’heure de la récréation dusoir ; l’enfant fut bientôt distrait de sa tristesse parl’empressement de ses nouveaux compagnons, qui tous lui firent bonaccueil. Il n’en fut pas de même du père, qui resta seul aprèscette séparation. En sortant du collége, il n’eut pas le courage deregagner tout de suite sa pauvre échoppe ; il erra au pied desmurailles qui renfermaient désormais son fils bien-aimé, et quoiquela nuit fût très-froide, il en fit plusieurs fois le tour. Il luisemblait que l’enfant allait lui apparaître quelque part à traversces pierres. Il ne se décida à rentrer que lorsque le tintement dela cloche du collége annonça l’heure du dortoir ; il alluma sapetite lampe de fer, mais il n’eut pas le courage de faire du feupour préparer son souper et pour se réchauffer ; il se couchatout transi et accablé de tristesse, et quand il voulut étendre sespauvres membres sur son grabat, il sentit revenir plus aigu et pluspoignant le rhumatisme dont il souffrait depuis tant d’années. Ilpassa la nuit dans une grande détresse, et lorsqu’il voulut selever le lendemain, cela lui fut impossible : il était clouédans son lit comme un paralytique ; il entendit quelquespratiques heurter à sa porte sans pouvoir aller leur ouvrir ;bientôt il entendit retentir sur sa toiture le petit caillou quiétait le bonjour de son fils, et il ne put lui répondre par lechant convenu. Trois fois l’enfant recommença son signal, ettoujours l’échoppe resta muette, car le pauvre homme avait lalangue à moitié liée et ne pouvait plus articuler que de faiblesparoles.

Mais revenons au petit Joachim : ils’était endormi la veille au soir consolé et tout joyeux de laperspective des études qu’il allait commencer le lendemain ;le bon recteur, M. Toppert, lui avait fait visiter la bellebibliothèque du collége et lui avait montré de belles gravures quirendaient bien mieux que les dessins qu’il avait d’abord admirés,les magnifiques statues de l’antiquité. Son maître lui avait permisde venir lire et étudier dans la bibliothèque, et de donner à sesinstincts du beau tout leur développement. Il se sentit commeenivré en face de ce monde de la science dont il venait de franchirle seuil. Mais, quand il eut lancé sur le toit de son père le petitcaillou convenu, et que la voix du vieillard ne s’éleva pas pourlui répondre, il sentit tout à coup le pressentiment de quelquemalheur ; il fit part de ses craintes au bon portier, etcelui-ci lui promit d’aller s’informer du savetier. Bientôt après,il frappait à la porte de l’échoppe, qui était fermée endedans : « Secouez-la fortement, dit de l’intérieur unefaible voix, et elle cédera. » Le portier donna un violentchoc et la porte s’ouvrit.

« Faites-moi conduire à l’hôpital, monbon monsieur, lui dit le savetier en l’apercevant, c’est le dernierservice que j’implore de votre charité ; me voilà perclus detous mes membres et incapable de travailler. »

L’autre, en l’examinant, vit bien qu’il disaitvrai.

« Un peu de patience, lui répliqua-t-il,je vais vous amener le médecin du collége.

– Oh ! surtout ne dites rien à monJoachim.

– Soyez tranquille. »

Le portier, en rentrant au collége, évital’enfant, qui d’ailleurs était en classe ; il avertit lerecteur de l’état du pauvre vieillard. Le recteur fit prévenir lemédecin, et tous deux se rendirent à l’échoppe. Après l’examen duvieillard, le médecin décida qu’il fallait le conduire de suite àl’hôpital de Steindall, où, grâce à sa recommandation, il seraitbien soigné.

« Je me charge d’avertir et deconsoler votre fils, dit le recteur pour calmer les lamentations dupère, et chaque dimanche après les offices il ira vousvoir. »

La première entrevue fut déchirante. Cettefois ce fut le père qui dut calmer la douleur du fils, car ilsemblait à ce fils qu’il était ingrat et méchant de laisser danscet asile de la misère le père qui avait entouré son enfance desoins si tendres.

« Tu ne peux rien, lui répondait le bonvieillard, tu ne peux que travailler, grandir et obtenir une placequand tu seras savant, et alors tu viendras à mon secours.

– Ah ! je n’attendrai pas silongtemps, » reprit l’enfant, qui prit dans son cœur unerésolution subite.

Affermi par sa volonté, il quitta son père enlui disant : « À dimanche, » avec un sourire quisignifiait : Vous serez content de moi.

Le dimanche suivant, l’enfant apporta à sonpère un peu d’argent qu’il avait gagné lui-même.

« Et comment ? lui dit le maladeattendri.

– En faisant ce que je vous ai vu fairesi longtemps à vous-même, en raccommodant aux heures de récréationles souliers de mes camarades<spanclass=footnote>Historique.</span>. Je suis allé àl’échoppe, j’y ai pris votre cuir et vos outils et je me suis misgaiement à l’ouvrage. J’ai gagné aussi quelque petite monnaie endonnant quelques leçons aux plus jeunes du collége, je continueraiainsi chaque semaine, et le dimanche je vous apporterai ce quej’aurai amassé. Cela vous aidera à vous faire mieux soigner. Vouspourrez avoir du tabac, de la bière, et de temps en temps de cettebonne choucroute que vous aimez tant. »

Le vieillard sourit à travers ses larmes etretint longtemps son enfant appuyé contre sa poitrine.

Un sentiment généreux et bon prête de lagrandeur aux choses les plus vulgaires, aussi l’âme du petitJoachim s’élevait-elle durant ce travail grossier qui remplissaitses récréations. Tandis qu’il mettait des clous ou une pièce à devieilles chaussures, sa pensée planait dans l’Olympe d’Homère, oubien c’était Démosthènes qui remplissait son imagination et lefaisait vivre dans cette Athènes qu’il aimait tant. Il avaitcommencé l’étude du grec, et il y faisait de rapides progrès.Dirigé par d’excellents maîtres qui devinèrent ses instincts, ileut bientôt sur l’art dans l’antiquité des notions très-sûres etdes connaissances très-étendues. Il avait entendu dire qu’il yavait dans les environs de Steindall un champ communal où étaientenfouies des antiquités grecques et romaines, et durant lespromenades du collége en dehors de la ville, il cherchait toujoursà entraîner ses camarades vers ce champ précieux. Il avait acquispar son caractère et son intelligence, et surtout par ce qu’onsavait qu’il faisait pour son père, un irrésistible ascendant surses compagnons d’études ; quand il leur parla de son idée fixede fouiller ce vieux champ romain, chacun applaudit et lui promitson concours. Les plus riches se procurèrent les instrumentsnécessaires : pelles, bêches, sondes ; et enfin par unbeau jour de printemps, durant une promenade du collége, oncommença avec ardeur l’opération : c’était plaisir de voirtous ces jeunes bras s’agitant, creusant et retournant laterre ; tous ces jeunes visages mouillés de sueur et regardantcurieux si rien ne surgissait sous les coups de pioches rapides. Lepremier jour on ne trouva que quelques petites médailles et desfragments de poteries ; M. Toppert, à qui on porta lesmédailles, autorisa les fouilles les jours de promenade, et presquetous les élèves, Joachim en tête, coopérèrent à la secondefouille ; elle eut un beau résultat. Une charmante lampe enbronze de forme parfaite, telle que l’antiquité seule savait lesfaire, sortit tout à coup de terre et fut portée en triomphe au bonrecteur.

À la troisième fouille, Joachim dirigealui-même toutes les opérations ; il avait réfléchi que cettelampe devait être suspendue à l’entrée d’un tombeau, et que cetombeau devait exister puisque la lampe avait été retrouvée. Il fitdonner de profonds coups de bêche dans la même direction et bientôton sentit la pierre dure ; l’ardeur des travailleursredoubla ; un tombeau fut découvert, il n’avait qu’uneinscription, mais pas de sculpture ; Joachim en déblaya avecses bras l’ouverture, et il en tira radieux deux belles urnescinéraires couvertes de bas-reliefs.

Les écoliers firent un brancard de feuillageet de fleurs pour rapporter en triomphe au collége cette magnifiquetrouvaille. Joachim marchait en tête, comme un général d’armée quirevient après une victoire. Il sentait qu’à cette heure sescamarades étaient ses sujets et qu’il pouvait tout leurdemander.

« Oh ! mes amis, leur dit-il, sid’abord nous passions à l’hôpital, j’embrasserais mon pauvre pèrequi serait bien heureux de mon bonheur.

– Oui ! oui ! àl’hôpital, » répétèrent toutes les voix ; et le cortégechangea de route. Il s’arrêta quelques instants dans la cour del’hospice, puis montant un escalier roide il entra dans la chambreblanchie à la chaux et très-propre qu’occupait le pauvre infirme.Grâce au secours que son fils lui apportait chaque dimanche, ilavait pu être séparé des autres malades et recevoir des soinsparticuliers.

Le visage blême du vieillard rayonna de joiedans son lit en voyant entrer cette troupe joyeuse conduite par sonfils qu’on portait presque en triomphe comme les deux urnes.

En entendant le récit de cette découverte, lebon savetier s’écria :

« Mon cher fils, te voilà donccélèbre ! »

En effet, ce fut un commencement de renomméepour le jeune Joachim. Le recteur Toppert et les autres autoritésde la ville décidèrent que ces deux belles urnes antiques seraientoffertes à la bibliothèque de Sechausen, et qu’on inscrirait sur lepiédestal qui les supporterait :

DÉCOUVERTES PRÈS DE STEINDALL EN 1730,

PAR JOACHIM WINCKELMANN.

FIN.

Auteurs::

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