Enfances célèbres

MOZART.

En 1770, durant la semaine sainte, le papeClément XIV officiait dans la chapelle Sixtine, entouré de sescardinaux et d’un clergé nombreux. La chapelle était remplie dehauts dignitaires, des ambassadeurs étrangers et de quelquesvoyageurs d’élite admis sous leur protection. La foule qui n’avaitpu pénétrer dans l’enceinte réservée se pressait dans l’immensebasilique de Saint-Pierre, où retentissait le psaume lointain.C’était dans la chapelle Sixtine que des chanteurs célèbresfaisaient entendre le merveilleux Miserere d’Allegri,inspiration d’un génie religieux si pure, si émouvante, et d’uncaractère tellement sacré, qu’elle semble avoir été transmise aumaëstro par quelque apparition divine.

Tandis que le psaume montait, les ciergesjaunes brûlaient et décroissaient aux candélabres à mille branchesplacés devant l’autel, et cette lueur mortuaire jetait ses blêmesreflets sur la grande fresque de Michel-Ange, qui semblait semouvoir au mur. Tous ces damnés s’agitaient, torturés par ladouleur ; leurs traits pâles et amaigris exprimaientl’angoisse éternelle, leurs yeux versaient des larmes de sang,leurs dents grinçaient, leurs membres décharnés se tordaient, etparfois les accords aigus et déchirants du Misereresemblaient les gémissements échappés de la poitrine des spectreséperdus.

L’œuvre de Michel-Ange apparaissait en cemoment si terrible, et pour ainsi dire si vivante, que presque tousles assistants et surtout les étrangers tournaient vers elle leursregards avec une admiration empreinte de terreur. Un enfant seul,de douze à quatorze ans, à la taille élancée, à la figureintelligente, et dont le front haut et les grands yeux d’un bleuclair étincelaient sous sa chevelure poudrée, paraissait ne prêteraucune attention à la fresque si merveilleusement éclairée. La têtelevée, et presque renversée en arrière, les yeux en extase, labouche souriante et entr’ouverte comme pour goûter les sons quimontaient, les oreilles dressées ainsi que celles d’un chien dechasse écoutant au loin les pas du cerf qui approche, tout dans cetenfant exprimait l’attention la plus vive et la plus excitée. Ondevinait qu’il était en proie à une profonde émotion, et qu’ils’efforçait d’en fixer l’empreinte ineffaçable dans son âme. Placéà côté de l’ambassadeur d’Autriche, l’enfant qui écoutait ainsirestait immobile, et il semblait comme pétrifié dans sa culotte desoie blanche collante, dans son habit vert à boutons d’argent et àbasques doublées de satin, et sous son jabot de dentelle qui nefrissonnait pas même sur sa poitrine bombée ; mais lorsque ladernière note du Miserere d’Allegri expira, l’enfantsortit de son immobilité d’automate, il se fit comme à lui-même unsigne d’assentiment, et il quitta l’église en donnant le bras àl’un des secrétaires de l’ambassadeur d’Autriche. S’il avait étéimmobile tout à l’heure, il était maintenant muet, il ne paraissaitpas entendre les réflexions que lui faisait son compagnon sur labeauté de la cérémonie religieuse à laquelle ils venaientd’assister. Arrivé au palais de l’ambassade, le jeune adolescent enhabit vert monta précipitamment dans la chambre qu’il occupait, etse mit à tracer des signes inintelligibles pour tout autre que pourlui, sur un cahier rayé qui était là sur un pupitre.

Le soir, à la table de l’ambassadeur, on parlade la cérémonie religieuse du jour, et de l’effet merveilleuxqu’avait produit le Miserere d’Allegri. « Queldommage, dit l’ambassadeur, qu’on ne puisse pas faire connaître aumonde entier cette musique, où le remords et la douleur gémissentéternels et infinis ! Ce chant serait moralisant par satristesse même ; les âmes qui l’auraient entendu redouteraientde s’exposer aux douleurs qu’il exprime.

– Vous devriez bien vous servir de cetargument auprès de Sa Sainteté, répliqua l’ambassadeur de Francequi dînait chez son confrère, pour obtenir une copie de cet airsacré.

– Tous nos arguments échoueraient,répondit l’ambassadeur d’Autriche ; voilà plusieurs sièclesque cette musique fut composée par Allegri, et jamais elle n’aretenti que sous la voûte de la chapelle Sixtine : ni rois niempereurs n’ont pu l’obtenir des papes qui se sont succédé ;ils répondaient aux requêtes royales que ce chant faisait partie dutrésor sacré de Saint-Pierre et ne devait pas en sortir. »

Un sourire d’orgueil glissa sur la lèvre del’enfant à l’habit vert, qui dînait à la table del’ambassadeur.

Le lendemain, vendredi saint, à l’heure del’office, on eût pu voir le même enfant à la même place que laveille, écoutant encore le fameux Miserere ; maiscette fois sa tête, au lieu de se lever contemplative, étaitaffaissée sur sa poitrine, son œil se baissait et lisait comme à ladérobée dans son chapeau, qu’il tenait à la main, et au fond duquelil avait enroulé un cahier. Un cardinal l’aperçut, et dès lors necessa plus de l’observer.

Le soir, il y avait grand concert à la villaBorghèse : le palais et les jardins étaient illuminés, et unede ces belles nuits d’Italie toute ruisselante de lumièressuspendait à la cime des grands arbres les étoiles comme des fruitsd’or. Les statues des bosquets ressemblaient à des femmescraintives qui se cachaient pour entendre les airs mélodieuxs’échappant des salons par les fenêtres ouvertes. Aux chantssuccédaient des morceaux de musique instrumentale. Il y eut unmoment où tous les assistants se pressèrent dans la galerie desmarbres : une main exercée venait de faire entendre quelquespréludes sur le clavecin : « C’est lui ! c’estlui ! disait-on ; c’est la merveille del’Allemagne ! » et chacun désignait du geste l’enfant àl’habit vert qui méditait le matin dans la chapelle Sixtine.L’ambassadeur d’Autriche se tenait près de lui, le coude appuyé surle clavecin, l’encourageant du regard. Tout à coup, au prélude del’instrument, la voix de l’enfant s’élève, et il entonne avec forceet suavité le Miserere d’Allegri, qui jamais n’avaitretenti avec plus de vérité et de précision. Tous restaient béantsde surprise et d’admiration : quelques-uns criaient aumiracle, d’autres parlaient de profanation et de vol.

« Pour qu’il sache aussi parfaitement cechant, il faut qu’il l’ait écrit pendant qu’on l’exécutait, direntplusieurs.

– Oui, oui, il l’a écrit, s’écria uncardinal, le même qui le matin avait observé l’enfant dans lachapelle Sixtine.

– Votre Éminence en est-elle biensûre ? répliqua l’ambassadeur d’Autriche, qui, tenant par lamain le jeune musicien, s’approcha du cardinal.

– Mais je crois l’avoir vu, murmura SonÉminence.

– Monseigneur, vous m’avez vu lire et nonécrire, répondit l’enfant respectueusement, mais avecassurance.

– Mais ce que vous lisiez, vous l’aviezécrit sans doute ?

– Oui, je l’avais écrit de mémoire.

– De mémoire ! impossible, car pasune note ne manque au chant que nous venons d’entendre, c’est lacopie sans altération du Miserere d’Allegri.

– Sans doute, monseigneur, ajoutal’enfant, et quoi de plus simple ? Cet air a tellement ému monâme, qu’il s’est empreint en elle jusqu’à la dernière mesure. Voilàla vérité, et je vous le jure, monseigneur, par ce chantsacré. »

La foule restait confondue. Les princes et leshauts dignitaires entouraient l’enfant et le complimentaient ;quelques rébarbatifs disaient :

« N’importe, il faut lui interdire derépéter ce chant et surtout de le transcrire !

– Et comment faire ?

– Le pape en décidera, » dit le mêmecardinal à qui le petit musicien venait de faire son serment.

Le lendemain, l’enfant de génie était mandé auVatican : le pape avait désiré le voir. Il traversait d’un pasléger et tranquille ces vastes et magnifiques salles que Raphaël adécorées, et son œil bleu, intelligent et fier, s’arrêtait avecadmiration sur les fresques immortelles dont nos jeunes lecteurspeuvent voir de belles copies au Panthéon.

Après avoir erré et attendu dans ces salles oùl’attente est si facile à l’esprit, il fut introduit dans lecabinet du pape. Deux attachés de l’ambassade d’Autriche lesuivaient. Clément XIV lui tendit son anneau à baiser et luidit avec bonté :

« Est-il vrai, mon enfant, que ce chantsacré, réservé jusqu’ici pour notre seule basilique de Rome, sesoit gravé dans votre mémoire à la première audition ?

– C’est la vérité, saint-père.

– Et comment cela se peut-il ?

– Sans doute par la permission de Dieu,répliqua naïvement le jeune artiste.

– Oui, c’est Dieu qui fait le génie,reprit le saint-père, et vous êtes évidemment, mon fils, un de sesélus. Si Dieu a permis que vous pussiez vous appropriermiraculeusement ce chant, c’est que, sans doute, vous êtes destinéà en créer pour l’Église d’aussi beaux, d’aussi religieux dansl’avenir. Allez donc en paix, mon enfant. » Et il lui donna sabénédiction, à laquelle furent ajoutés, par son ordre, de richesprésents.

Cet enfant prodigieux fut Mozart, l’auteur detant de chefs-d’œuvre, parmi lesquels il n’est personne qui neconnaisse Don Juan et la messe de Requiem. Dèsl’âge de trois ans, son père lui avait appris les premières notionsmusicales, et il en avait à peine six, qu’il exécutait des morceauxde clavecin devant l’empereur François Ierd’Autriche, qui le surnomma son petit sorcier, et l’associa auxjeux de l’archiduchesse Marie-Antoinette, encore enfant.

Durant ce voyage d’Italie, où nous venons dele voir à Rome donner une preuve si éclatante de son génienaissant, Mozart s’arrêta d’abord à Bologne pour voir le maëstroMartini, si célèbre dans la science du contre-point. Cet harmonisteconsommé fut confondu, selon sa propre expression, deséclairs que lançait cette jeune tête, et il lui préditavec assurance la gloire qui la couronna plus tard.

L’académie des Philharmoniques deBologne, désirant s’associer le jeune Allemand, lui fit subirl’épreuve imposée aux récipiendaires : il fut enfermé dans unechambre où il trouva le thème d’une fugue à quatre voix. En unedemi-heure le morceau fut composé, et Mozart reçut son diplôme.Personne, à son âge, n’avait obtenu avant lui cette marque dedistinction.

De Bologne il passa à la cour de Toscane. Legrand-duc, ravi de l’entendre, le combla d’honneurs et deprésents ; la belle galerie de l’ancien palais des Médicisretentit de ses chants : on eût dit que les peinturess’animaient pour l’écouter, et la Vénus pudique semblait luisourire. La présence de ces chefs-d’œuvre l’inspirait : il sesurpassa ; jamais sa voix n’exprima avec plus d’âme sesimprovisations sublimes. Il avait trouvé là une atmosphère digne delui. Comme ces oiseaux des tropiques qui roucoulent leurs chants aumilieu du triple éclat des grandes fleurs, de la lumière et deseaux murmurantes, il chantait parmi les marbres, les tableaux et leluxe éblouissant d’une cour amie des arts et des lettres.

Mais son triomphe le plus grand et le plussingulier fut à Naples. Là on ne put croire au génie naturel del’enfant merveilleux. L’enthousiasme se changea ensuperstition : on prétendit, et plusieurs l’affirmèrent, queson talent magique était l’effet d’un talisman. Ne souriez pas,jeunes lecteurs ; ceci n’est que la conséquence de lafaiblesse de l’esprit humain. Tout ce que notre orgueil ne peutpénétrer, il le revêt volontiers de magie. Ceux qui écoutaient àNaples le petit Mozart, n’étant pas en état de le comprendre etencore moins de l’égaler, trouvaient une sorte de consolationvaniteuse à crier au sortilége.

Mozart ne faillit point à son enfanceglorieuse. Nous ne le suivrons pas dans sa courte vie si bienremplie, nous dirons seulement qu’elle fut close par unecomposition religieuse, la fameuse messe de Requiem. Legénie d’Allegri, qui avait inspiré son enfance, vint lui sourire etl’embrasser en père au moment de sa mort. D’une main défaillante etd’une voix éteinte, il essayait cette musique funèbre qui,disait-il, serait chantée sur sa tombe. Une heure avant d’expirer,il la parcourait encore des yeux : « Ah !s’écriait-il, j’avais bien prévu que c’était pour moi-même que jecomposais ce chant de mort ! »

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