Enfances célèbres

PIC DE LA MIRANDOLE.

L’histoire que je vais vous conter, enfants,vous prouvera à quel bonheur et à quelle renommée peut conduirel’amour de l’étude.

Près de Modène, en Italie, dans un vieuxchâteau, vivait, au quinzième siècle, François de La Mirandole,comte de Concordia.

Ses ancêtres avaient été des princespuissants ; ils s’étaient fait redouter de tous leurs voisins,et principalement des Bonacossi : c’étaient des seigneurs deMantoue qui portaient une haine héréditaire aux comtes de LaMirandole.

Au moment où commence notre histoire, cettehaine n’était pas éteinte. Des querelles toujours renaissantesl’entretenaient, et François de La Mirandole se tenait constammentsous les armes pour repousser les attaques du seigneur Bonacossi,qui avait des partisans nombreux dans le gouvernement de Modène. Lecomte François avait trois fils : les deux aînés partageaientson humeur belliqueuse ; mais le plus jeune, Jean Pic de LaMirandole, qui n’avait que dix ans, fuyait tous les exercicestumultueux et passait les heures à étudier auprès de sa mère.Cependant son père contrariait ses goûts paisibles, et, le traitantdurement, lui disait parfois qu’il serait la honte d’une familledont tous les ancêtres s’étaient illustrés à la guerre. Maisl’enfant ne pleurait point à ces reproches, car il sentait qu’ilpossédait en lui de quoi se justifier un jour.

À dix ans, en effet, il connaissait déjà toutela littérature ancienne, et il composait des vers qu’admiraientavec étonnement tous ceux qui les pouvaient comprendre. Sa mèreaimait à les lui entendre répéter, et souvent, dans un transport detendresse et d’orgueil, elle s’écriait : « Jean, sansdoute, fera de grandes choses ! »

Donc, sans avoir pu faire partager cetteopinion au comte François, elle avait enfin obtenu de lui qu’illaisserait se développer en paix cette intelligence dont il nedevinait pas l’étendue.

Cependant une nouvelle guerre éclata bientôtentre les deux familles. Chacune, en prenant les armes, avait juréde ne les quitter qu’après l’extinction de l’autre. Les combatsfurent longs et sanglants. Des deux côtés, la valeur était la même,et la victoire ne se serait pas décidée à nombre égal ; maisle comte François, qui n’était pas aimé, vit se coaliser contre luiplusieurs princes voisins, et il fut vaincu par Bonacossi ;celui-ci aurait exterminé la race entière du comte, si legouvernement de Modène n’était intervenu. Les Mirandole eurent lavie sauve, mais tous leurs biens furent confisqués et on les exilades États de Modène, où on leur défendit de rentrer sous peine demort.

Ce fut un jour de grande douleur pour le comteque celui où il fut chassé du château de ses aïeux, et où il dutaller mendier sur la terre étrangère le pain dur del’hospitalité ; il versa des pleurs de rage en passant sous lahaute porte blasonnée de son manoir féodal, et ses fils aînés,forcés de contenir leur indignation contre le vainqueur, baissaientla tête comme lui en grinçant des dents. Leur mère, qui tenait parla main son plus jeune fils, était accablée d’un désespoir morne.L’enfant comprit alors tout ce que sa douleur muette avait deprofond, et il lui dit d’une voix pleine de conviction :« Consolez-vous, ma mère, nous reviendrons un jour, nous nemourrons pas en exil. »

La comtesse avait un frère, prieur d’uncouvent près de Bologne : elle résolut d’aller lui demanderasile pour sa famille. Frère Rinaldo accueillit les exilés avectous les égards et tout l’empressement dus au malheur, et mit àleur disposition une petite villa dépendante du monastère, où ilstrouvèrent une vie calme.

Mais le comte et ses fils aînés, accoutumés aucommandement, ne pouvaient se faire à cette existence humble. Ilsse lièrent avec plusieurs gentilshommes des environs ; ilsallaient chasser sur leurs terres, prenaient parti dans leursquerelles et tâchaient ainsi de gagner leur amitié pour les déciderplus tard à leur prêter des troupes, afin de reconquérir leurpatrimoine.

Jean ne suivait pas son père et ses frèresdans ces excursions ; il restait toujours auprès de sa mère etde son oncle, homme sage, plein de science et de bonté, qui avaitpour lui la plus tendre affection et qui dirigeait ses études.L’intelligence de l’enfant grandissait chaque jour sous un pareilmaître, et bientôt il surpassa en érudition tous les religieux dumonastère. Il restait des heures entières enfermé avec son oncledans la vaste bibliothèque du couvent, et ils apprirent ensemble lelatin, le grec, le chaldéen, l’hébreu et l’arabe, et étudièrenttous les ouvrages composés dans les littératures diverses.

Je ne pourrais vous dire, enfants, que deplaisirs, que de joies complètes ces études firent goûter au jeunePic de La Mirandole. Il vivait ainsi avec tous les peuples anciens,qui venaient tour à tour lui parler dans leurs idiomes etl’entretenir mystérieusement de leurs gloires disparues.

Jean étudia aussi les livres saints ; ilen pénétra les mystères et le sens ; puis, lorsqu’il eutapprofondi les deux grands codes de nos croyances, la Bible etl’Évangile, il lut les écrits que les Pères et les docteurs nousont laissés sur ces livres divins, et il posséda bientôt dans toutesa plénitude cette formidable science qu’on appelait alorsthéologie. Cette science était en honneur dans les universités del’Europe ; chaque année, les plus célèbres maîtres faisaientsoutenir des thèses par leurs élèves, et ceux qui pouvaientrésoudre les questions difficiles proposées par leurs maîtresétaient couronnés en public.

Jean, quoique absorbé par le travail, nepouvait être indifférent aux chagrins de ses parents. Bien qu’il nepartageât pas les goûts de son père, il admirait avec respect cevieux guerrier vaincu, qui brûlait de recouvrer par les armes lesdomaines de ses ancêtres, et qui se désolait en voyant chaque jours’éloigner son espérance. Un soir, le comte était rentré avec sesfils aînés, plus mécontent que de coutume ; il arrivait d’unchâteau voisin, habité par un seigneur qui lui avait promis plusd’une fois le secours de ses armes, et qui, sommé de tenir saparole, venait de lui faire une réponse évasive. De retour dans sonhabitation, le comte exhala toute l’amertume de ses pensées,s’écriant qu’il aimerait mieux mourir que de vivre plus longtempsdans l’abaissement où l’infortune l’avait placé. Ses fils aînésrépétèrent ses paroles, et ils jurèrent d’aller se faire tuer dansquelque guerre lointaine plutôt que de languir obscurs. Lacomtesse, témoin de cette douleur, versa des larmes, et son filsJean tâcha de calmer le désespoir de son père et de ses frères.Mais, voyant qu’il ne pouvait y réussir et qu’on répondait par lesarcasme à ses paroles douces, le noble enfant resta rêveur,réfléchissant en lui s’il ne trouverait pas quelque moyen de rendreà sa famille le bonheur qu’elle n’avait plus.

Tandis que les Mirandole exilés sedésespéraient ainsi, Fra Rinaldo, le prieur, entra. « Je vousannonce, dit-il, une nouvelle qui sera sans doute fort indifférenteà plusieurs d’entre vous, mais que Jean apprendra avec intérêt. –Laquelle ? dit le jeune Pic accourant vers son oncle. –L’arrivée du professeur Lulle, qui vient pour faire soutenir desthèses de théologie aux élèves de l’université de Modène. –Oh ! que je voudrais bien le voir, s’écria l’enfant ;Lulle ! Lulle ! le plus grand savant de l’Europe !Oh ! mon oncle, ce doit être un homme bien merveilleux. »Mais, s’apercevant que son admiration naïve excitait l’ironie deses frères, il se tut ; puis il prit en silence une granderésolution.

Lorsque le prieur se leva pour sortir, il lesuivit, et, dès qu’il put lui parler sans témoin : « Mononcle, dit-il, je veux aller à Modène, je veux voir le professeurLulle, je veux soutenir une thèse devant lui et faire honneur aunom de mon père ! – Enfant, répondit Fra Rinaldo, ta penséeest noble et grande ; quoique bien jeune encore, je te croisassez savant pour soutenir une thèse devant Lulle, mais commentaller à Modène ? ta famille en est proscrite et elle ne peut yrentrer sous peine de mort : toi-même, pauvre enfant !malgré ton âge, tu as été compris dans cette horrible proscription.Ce serait un acte de démence d’exposer ta vie pour un vain désir degloire ! – Oh ! vous ne m’avez pas compris ! s’écriaJean ; ce n’est point un désir de gloire qui m’anime, c’estune pensée meilleure ! » Et alors il raconta à son onclece qui le poussait à ce dessein ; le religieux, touché etconvaincu par la sagesse de ses paroles, lui promit de le seconder.Il fut résolu qu’on cacherait son voyage à sa famille, et que dèsl’aube il partirait, accompagné d’un frère lai, sous prétexte de serendre à un couvent voisin dont le supérieur désirait leconnaître ; mais il prendrait en réalité la route de Modène,où il arriverait sous le simple nom de Jean, comme un jeune clercrecommandé au célèbre Lulle par Fra Rinaldo, lequel avait autrefoisconnu ce professeur.

Ayant obtenu cette promesse de son oncle,l’enfant tomba à ses genoux et le remercia en pleurant d’avoirconsenti à son voyage ; le religieux le bénit ; puis ilsse séparèrent. Jean ne put dormir de la nuit : tout ce qu’ilaurait à dire au professeur Lulle s’agitait dans son esprit ;la crainte d’un échec le tourmentait, l’espérance d’un succèsl’enflammait. Enfin, quand le jour parut, il se leva et courut aumonastère chercher son oncle ; Fra Rinaldo vint à lui, et ilsallèrent ensemble auprès de sa mère. Rinaldo lui ayant représentéque ce voyage aurait un but d’utilité pour son fils, elle ne s’yopposa pas, mais elle pleura en le voyant partir. Le frère Nicolo,à qui étaient confiés les embellissements du jardin monastique, etqui avait une affection particulière pour Jean, fut chargé del’accompagner. Il monta sur une petite mule blanche qui servait auxfrères quêteurs du couvent, assez fringante pour les mener d’un bonpas, et assez douce pour les conduire sans danger. Jean, aprèsavoir embrassé ses parents, sauta en croupe derrière Fra Nicolo, etils prirent ainsi la route de Modène.

L’enfant avait caché dans son pourpoint lalettre que son oncle lui avait donnée pour le docteur Lulle, et ilavait mis dans un sac attaché à sa ceinture toutes les thèses dethéologie qu’il avait écrites ; il savait qu’en les relisantattentivement avant de soutenir celle qui lui serait proposée parle docteur, il pourrait résoudre hardiment toutes lesquestions ; son intelligence précoce avait épuisé la sciencede la théologie comme toutes les autres. Plein de sécurité sur cequ’il aurait à répondre, il fit son voyage gaiement et en selivrant à toutes les distractions de l’enfance ; car, choseremarquable, il joignait au plus grand savoir tous les goûts de sonâge. Dieu lui avait donné un génie qui pénétrait tout facilement,et Pic, studieux sans effort, n’était pas vieilli d’avance par letravail.

Chemin faisant, il se livra à mille joiesfolles : souvent, sous prétexte de soulager sa monture, ilmettait pied à terre, et, s’élançant alors à travers champs, ilallait cueillir des fleurs nouvelles pour son herbier, ou demanderaux vendangeurs quelques-unes de ces belles grappes de raisin dontles ceps, couverts de feuilles, se suspendent aux arbres enguirlandes vertes. Il rapportait toujours à Fra Nicolo la moitiédes fruits qu’on lui donnait, et il s’amusait à remercier lesvendangeurs en arabe ou en hébreu, ce qui faisait beaucoup rire cesbonnes gens qui ne le comprenaient pas. D’autres fois, prenantl’avance sur la mule paresseuse, il courait sur la route à perte devue ; puis, se cachant derrière un platane, il se dérobait auxregards de Fra Nicolo, qui, pour l’atteindre, avait donné del’éperon à sa pauvre mule. Lorsqu’il avait bien joui de l’embarrasde son guide, Pic reparaissait tout à coup, et Fra Nicolo, aprèsune douce réprimande, l’aidait à grimper sur la monture, quireprenait son petit trot.

Dès qu’ils furent arrivés à Modène, Jean,accompagné de Fra Nicolo, se présenta chez le docteur Lulle ;celui-ci prit la lettre du prieur sans regarder l’enfant qui la luiprésentait, et la lecture de cette lettre le disposa d’abord en safaveur ; mais quand il leva les yeux et qu’il vit cette jeunetête de treize ans, il crut que Fra Rinaldo avait voulu se moquerde lui en lui parlant de Jean comme de l’écolier le plus célèbre del’Italie ; cependant la lettre était si précise, et le porteury était si bien recommandé, qu’il se décida à lui adresser quelquesquestions pour le mettre à l’épreuve. Jean y répondit avec tant denetteté et de profondeur que le docteur en fut tout confondu etl’admit aussitôt au concours ; les candidats devaient soutenirune thèse de théologie en présence des magistrats de la ville et detous les savants de l’Italie.

Ce jour, si vivement attendu par Jean,arriva ; et, au moment où il entra dans l’amphithéâtre, ilsentit une force d’esprit surnaturelle : Dieu semblait avoirdoublé son intelligence pour la faire triompher.

Le podestat de Modène était assis sur unfauteuil couvert de pourpre, d’où il dominait toute l’assemblée.Parmi les hauts seigneurs qui l’entouraient, Jean reconnut tout àcoup Bonacossi, l’ennemi de sa famille ; sa présencel’enflamma d’une nouvelle ardeur, et il résolut de rendre au nom deson père l’éclat dont on l’avait dépouillé.

La salle était remplie ; on se pressaitdans les tribunes, et le docteur Lulle, couvert de sa longue robenoire bordée d’hermine, était monté dans sa chaire. En face de luise tenaient debout les six élèves qu’il allait interroger ;ils étaient aussi vêtus de robes noires, mais sans hermine. Parmieux, le jeune Pic de La Mirandole attirait tous les regards etexcitait l’étonnement. C’était un spectacle extraordinaire, eneffet, que de voir cet enfant à la chevelure blonde, aux jouesroses et fraîches, aux yeux vifs et candides, couvert d’une robedoctorale et prêt à soutenir une thèse de théologie. L’enfant, unpeu embarrassé par tous ces regards, tenait la tête baissée etécoutait attentivement les réponses que les autres élèves faisaientaux argumentations du docteur. Quand leur examen fut fini, et queson tour arriva, Pic leva les yeux avec assurance sur le docteurLulle qui l’interrogeait, mais, dans ce mouvement, son regard seporta vers une des tribunes publiques, et il fut près de laisseréchapper un cri en reconnaissant sa mère au milieu de la foule, samère qui avait deviné, puis arraché la vérité à Fra Rinaldo surl’absence de son fils, et qui était accourue à Modène pour mouriravec lui, s’il était reconnu par leur ennemi. Le jeune savantcomprima l’émotion qui l’avait saisi, et il répondit avec uneéloquence entraînante à tous les points de science posés par ledocteur. Celui-ci, étonné d’une pareille supériorité, tâchait deprendre en défaut cette haute intelligence ; mais il multipliavainement les subtilités de la scolastique ; l’enfant semblaits’y jouer, et Lulle, enfin entraîné lui-même par l’enthousiasme del’assemblée, le déclara digne de la récompense promise à celui dessix candidats qui soutiendrait sa thèse avec le plus d’éclat.

Jean, conduit par le docteur, s’avançait versles gradins où étaient assis les magistrats et les princes, quandtout à coup une voix s’éleva : c’était celle du seigneurBonacossi, de l’ennemi de sa famille. « Le nom ! demandezle nom de cet enfant ! » criait-il au podestat deModène ; car son regard haineux venait de reconnaître le filsdu comte de La Mirandole. À ces paroles qu’elle a comprises, lamère, pleine d’effroi, fend la foule et s’élance auprès de sonfils ; elle l’entoure de ses bras, comme pour le défendre detout danger. Mais l’enfant intrépide se dégage de son étreinte, et,se plaçant devant le podestat, il lui dit d’une voix forte :« Je me nomme Jean Pic de La Mirandole, fils du seigneur de LaMirandole, comte de Concordia ; je sais que ma famille estproscrite et que nul de nous ne peut rentrer dans ces murs. Je vouslivre ma tête, seigneur Bonacossi ; mais je vous demande àvous, podestat de Modène, la récompense qui m’est due. Vous lesavez, le choix de cette récompense m’est laissé. Eh bien !accordez-moi la grâce de ma famille, rendez à mon père ses biens,ses honneurs et sa patrie ; puis faites-moi mourir, si voustrouvez cela juste ! »

Mille voix s’élevèrent pour l’applaudir ;tous les cœurs étaient attendris, des larmes coulaient de tous lesyeux, toutes les mains battaient ; le podestat lui-même, émucomme les autres, embrassa le merveilleux enfant et lui accorda sagrâce avec celle de sa famille. Bonacossi fut contraint derestituer au comte de La Mirandole les domaines de ses ancêtres, etcet héritage, perdu par les armes, fut reconquis par l’éloquence dela parole.

Pic de La Mirandole devint l’homme le plussavant de son siècle ; il voyagea dans toute l’Europe ;les universités les plus célèbres furent pleines de son nom :celle de Paris lui accorda de grands honneurs, et le roi de FranceCharles VIII l’appela son ami.

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