Judex

Chapitre 1LA MAÎTRESSE DE PIANO

– Une lettre pour vous, madameBertin.

– Merci, madame Chapuis.

– Comment cela va-t-il, ce matin ?Pas trop fort, n’est-ce pas ? En voilà des yeux rouges !…Je parie que vous avez encore pleuré toute la nuit.

– Mais non, j’ai très bien dormi…

– Il ne faut pas me dire cela, monenfant. Vous avez du chagrin, ma pauvre petite…

Et Mme Chapuis, personne d’unequarantaine d’années, à la tenue extrêmement correcte, à laphysionomie avenante et sympathique, ajouta, tout en enveloppantd’un regard de bienveillance émue, une ravissante jeune femme qui,vêtue d’une robe noire toute simple, demeurait debout dansl’entrebâillement d’une porte :

– Il n’y a pas très longtemps que vousêtes chez moi… Eh bien, je ne vous le cacherai pas, rien qu’en vousvoyant, j’ai deviné que vous étiez une brave créature ; et sijamais vous avez besoin de moi je ne vous en dis pas davantage.

– Moi aussi, je me suis aperçue combienvous étiez bonne, répliquait la jeune femme d’une voix auxvibrations harmonieuses.

– Allons, bon ! le téléphone !Il faut que je redescende au bureau… Au revoir, mon enfant, et boncourage.

Celle que Mme Chapuis venaitd’appeler « mon enfant » avec tant d’insistance, rentraaussitôt dans une chambre des plus simples, mais très propre, etpresque gaie… Puis, s’asseyant devant une table à ouvrage, elledécacheta la lettre que venait de lui remettreMme Chapuis et lut ce qui suit :

Chère Madame,

Tout d’abord, laissez-moi vous dire quenous avons été bien heureux d’avoir de vos nouvelles et que votrepetit Jean se porte à merveille. Les premiers jours, le soirsurtout, il a pleuré en demandant sa maman… Mais nous l’avonsconsolé de notre mieux en lui promettant que nous le conduirionsbientôt vous voir. Il a dansé de joie quand je lui ai lu votrelettre ; et j’ai dû la lui donner pour qu’il la garde sur soncœur ! C’est un vrai chérubin du bon Dieu ! Nous sommessatisfaits de savoir que vous êtes tombée à Neuilly sur une bonnepension de famille et que vous avez déjà trouvé quelques leçons depiano et d’anglais. En tout cas, chère madame, vous pouvez compterentièrement sur notre dévouement ainsi que sur notrediscrétion.

Mon père se joint à moi pour vous adressertous ses respects.

MARIANNE BONTEMPS.

au Verger… Loisy (Seine-et-Oise).

Un post-scriptum à la grosse écriture malformée suivait ces lignes :

Marianne me tient la main pour t’envoyermille caresses… en attendant de te voir bientôt, toi… ma vraiepetite maman.

Ton petit garçon qui t’aime,

Jean.

La jeune femme approcha de ses lèvres latendre et naïve missive… Puis ses yeux se dirigèrent vers leportrait de son fils.

– Mon Jeannot chéri, murmura-t-elle.Oh ! oui, comme je t’aime ! Désormais, tu es tout pourmoi… mon bien-aimé !

Réconfortée par l’amour maternel, la jeunefemme se coiffa d’un modeste chapeau autour duquel s’enroulait unlong voile de crêpe… et, prenant un carton à musique, elle partitaprès avoir envoyé un long baiser à l’image radieuse de son enfant.Vite, elle gagna la rue, marchant d’un pas rapide, assuré, lorsquesoudain, elle s’arrêta, tandis qu’un nom lui échappait :

– Monsieur Vallières !

Un homme d’une soixantaine d’annéess’approchait d’elle, son chapeau à la main en une attitude pleinede déférence affectueuse.

– Madame, fit-il, je vous demande pardonde vous aborder ainsi. Mais puisque j’ai l’avantage de vousrencontrer en ce lointain quartier où j’avais une course à faire,me sera-t-il permis de vous demander de vos nouvelles et de cellesde votre cher petit Jean ?

– Mon fils est à la campagne, chez lesBontemps, répliquait la maman du petit Jean. Quant à moi, je vaisaussi bien que possible… Et vous, cher monsieur ?

– J’ai eu la chance de trouver unesituation, qui, sans valoir celle que j’occupais auprès de Monsieurvotre père…

– Monsieur Vallières, interrompit lajeune femme en pâlissant… vous m’avez donné, récemment, dans debien cruelles circonstances, une preuve d’amitié loyale que je n’aipas oubliée !… Eh bien, laissez-moi vous dire que pour vouscomme pour tous, Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux, acessé d’exister pour faire place à Mme JeanneBertin… professeur de piano et d’anglais… Vous voyez… je me suistenu parole… je travaille… Et j’en suis toute fière et trèsheureuse…

– Vous êtes la plus noble femme que j’aiejamais connue… affirma Vallières en s’inclinant respectueusementdevant Jacqueline qui reprit :

– Excusez-moi, monsieur Vallières… jesuis attendue et je ne voudrais pas être en retard… Donnez-moi detemps en temps de vos nouvelles. Je demeure tout près d’ici, àNeuilly, 10, impasse Saint-Ferdinand… Mais pas un mot à personne,je vous en prie.

– Je vous le promets.

*

* *

La fille du banquier continua sa route.Absorbée par les souvenirs douloureux et angoissants que sarencontre avec Vallières venait de réveiller en son cœur, ellen’avait pas remarqué que, depuis un moment, elle était suivie parun jeune homme à la silhouette élégante, aux alluresaristocratiques, mais dont l’air de morgue et d’arrogance révélaità la fois le cerveau étroit et l’âme ingrate.

Au moment où Jacqueline atteignait l’avenue deNeuilly, l’inconnu accéléra le pas, comme s’il voulait dépasserJacqueline. Mais il s’arrêta, songeant :

– Décidément, ce n’est pas une femme quel’on peut aborder dans la rue.

Et, contemplant d’un regard flambant depassion malsaine, l’exquise et frêle créature qui, toute à sespensées, c’est-à-dire rien qu’à son devoir, traversait la chausséepour se diriger vers la station du tramway à vapeurSaint-Germain-Porte-Maillot, il murmura, sur le ton de la plusinsolente fatuité :

– Quelle adorable maîtresse je vaisavoir !

Regagnant une auto fermée, très basse et trèspuissante, et qui stationnait à l’angle de la rue Saint-Pierre etde l’avenue, il lança impérieusement au wattman impeccable en salivrée marron aux boutons d’or, où s’incrustait largement unecouronne de marquis :

– Teddy, rue de Varennes, et très viten’est-ce pas ?

Puis, tout en s’installant sur les coussinsgris perle de la voiture, il grommela :

– Quoi qu’il arrive, et quoi qu’il m’encoûte, cette femme sera à moi !

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