Judex

Chapitre 2FACE À FACE

Peu à peu, au cri strident qu’avait pousséKerjean en l’apercevant dans le miroir métallique, Favraux étaitsorti de l’état de prostration dans lequel, depuis de longuesheures, il était plongé.

En même temps que la pensée lui revenait, ilse rendait compte à nouveau de toute l’horreur de sa situation…

Cette cellule… ce costume de détenu, cetteporte massive et si solidement verrouillée, ce mur sur lequel ilavait lu en lettres de feu sa condamnation à la réclusionperpétuelle, et surtout ce miroir… lancinant, implacable… telleétait désormais la destinée qu’il lui fallait subir !…

Or, le banquier ne se faisait aucune illusion…Judex tiendrait parole… Il ne pardonnerait pas… Il ne pardonneraitjamais… Le châtiment ne finirait qu’avec le condamné !

Le misérable, qui se sentait encore capable devivre plusieurs années entre les quatre murs de cette geôletransformée pour lui en instrument de torture morale véritablementeffroyable, se rappelait l’histoire de ces prisonniers d’État qui,enfermés depuis leur jeunesse dans les cachots de la Bastille, dePignerol ou de Sainte-Marguerite, en étaient sortis ou y étaientmorts avec des cheveux blancs.

Il se rappelait un livre qu’il avait lurécemment et où étaient retracés, avec une abondance de détailsvraiment terrifiants, les supplices de ces condamnés à la détentionperpétuelle dans les pays où la peine de mort est abolie…

Avec l’auteur de cette étude, il avaitconclu : mieux vaut cent fois la mort qu’une pareilleexistence.

Cependant, un dernier espoir subsistait enlui, espoir horrible, qui lui était inspiré par son ardent amour dela vie et par la crainte instinctive d’un au-delà auquel sonorgueil et son manque de scrupules lui avaient jusqu’alors interditde songer…

Lorsque vaincu, anéanti, Favraux était restéplongé dans une sorte d’agonie morale dont il venait seulement des’évader, son cerveau n’était pas demeuré inactif.

Le banquier, au contraire, pour la premièrefois de sa vie, s’était livré à un véritable examen deconscience.

La liste de ses crimes s’était dressée à sesyeux… et lui qui, jusqu’à ce jour, avait marché sur les ruines etsur les cadavres amoncelés par lui avec le plus cruel sang-froid,la plus odieuse indifférence, en avait frémi à un tel point qu’enprésence de ces larmes, de ce sang, de ces douleurs, de ces misèresdont la responsabilité retombait sur lui, il se demandait, luil’incrédule, le matérialiste, si au-dessus de la justice des hommesil n’existait pas aussi la justice de Dieu.

Toutes ces pensées l’avaient plongé dans unémoi indescriptible et n’osant se tuer… il en était arrivé àformuler ce vœu effroyable :

– Si je pouvais devenir fou !

Cet état de démence, il l’avait appelé detoute l’avidité de son désir d’oublier…, quand bien même tout eûtsombré en lui, dans la dégradation de son intellectualité et de sonêtre physique.

Mais bientôt Favraux s’était dit :

– Je n’aurai même pas cette consolation.J’ai le cerveau trop solide pour qu’il s’y produise jamais unelésion libératrice… Je suis rivé à ma douleur par une chaîne queseul le temps peut user. Combien cela durera-t-il ?… Dix ans,quinze ans… vingt ans !… Le sais-je ? Eh bien, non, non,cela ne sera pas ! Quand bien même il y aurait un autre monde,et dans ce monde d’autres juges, il n’est pas possible qu’on m’yfasse souffrir davantage… Et puis… pourquoi une pareillepensée ? C’est bon pour les faibles d’esprit. Mais moi quin’ai jamais cru à rien, moi qui, à quinze ans, faisais déjà fi detoutes ces croyances dont on avait entouré ma jeunesse, pourquoi ence moment m’attarderais-je à un retour stupide vers des idéesqu’avant d’être homme j’avais déjà reniées ? Non, après nousil n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de juges, il n’y a pasd’enfer ! Il n’y a rien. C’est la fin de tout, dans le sommeiléternel… l’oubli dans le néant… Mieux vaut donc mourir !

Longtemps Favraux chercha le moyen avec lequelil en finirait avec l’existence.

Se laisser périr de faim ? Il ne fallaitpas y songer.

Ses geôliers lui feraient, au besoin, prendredes aliments de force.

S’étrangler avec un morceau d’étoffe arraché àses vêtements ?

Cela nécessiterait de longs préparatifs que lemiroir métallique ne manquerait de révéler à ceux qui leguettaient…

Favraux allait recourir au seul moyen qu’ilpossédait d’en finir vite et une bonne fois pour toutes,c’est-à-dire se briser le crâne contre le mur de sa cellule… Déjàramassé sur lui-même, rassemblant toutes ses forces, il sepréparait à se précipiter la tête en avant, en un bond férocementénergique contre le granit plusieurs fois séculaire de son cachot,lorsqu’un rugissement lui échappa :

– Oui, ce sera plus sûr !grinça-t-il. Même s’ils me voient j’aurai le temps de metuer, avant qu’ils n’arrivent !

Lentement, il se releva et s’en fut s’asseoirsur sa couchette en planches.

Puis au bout d’un quart d’heure de réflexionqui n’avaient fait que renforcer davantage sa résolution, il seleva… se promena un instant de long en large… comme il en avaitparfois l’habitude ; puis, tout à coup, en un mouvementrapide, il se dressa sur la pointe des pieds… et, levant le brasvers le plafond, il s’empara d’une tulipe de verre, qui servaitd’abat-jour à l’ampoule électrique éclairant sa cellule, et, labrisant contre la table, il essaya, avec un morceau, de se couperla gorge.

Il n’en eut pas le temps.

Brusquement la porte s’était ouverte, livrantpassage à Pierre Kerjean qui, se précipitant sur le banquier,l’immobilisa aussitôt en une vigoureuse étreinte… endisant :

– Me reconnais-tu ?

– Kerjean !… s’écria Favraux aucomble de l’épouvante.

– Oui, c’est moi…, reprenait l’ancienmeunier des Sablons.

Et superbe de colère hautaine, écrasant lemarchand d’or sous son regard de mépris et de haine, Kerjeanpoursuivit :

– Je t’avais bien dit que Dieu tepunirait, misérable ! Enfin, tu as donc rencontré sur ta routeun homme plus fort que toi, et qui a vengé toutes tesvictimes ! Ton règne est fini, banquier Favraux, celui de lajustice est arrivé… et pour toi vont commencer les minutes longuescomme des jours, les jours pesants des années, les annéesinterminables comme des siècles. Le remords commence-t-il àt’empoigner ?

« Non ; car tu es incapable d’un telsentiment.

« Ce que tu regrettes, ce ne sont pas lesbonheurs que tu as flétris, les infortunes que tu as causées…, lesdrames dont tu as été l’instigateur, les foyers que tu as détruits,les morts que tu as cloués dans leurs cercueils, la corruption quetu as semée sur ton passage !… Qu’est-ce que cela peut tefaire que ta fille – une noble et vaillante créature, qui, aprèss’être volontairement ruinée de dégoût et de honte, abandonnée parle fiancé que tu lui avais choisi, et qui n’en voulait qu’à sonargent – en soit réduite à gagner péniblement sa vie et celle deson enfant, ton petit-fils, au milieu de toutes les embûches et detoutes les difficultés qui menacent une jeune femme belle, honnête,et jetée seule sur le pavé de Paris ?… Oui, tout cela t’estbien égal… Toi, toi seul, tu comptes à tes yeux,misérable !…

– Je compte si peu pour moi…, ripostaitFavraux, que je voudrais mourir.

– Comme un lâche !… Pour fuir lechâtiment… pour t’évader de ta douleur.

Kerjean, redressant encore sa haute taille,apostrophait le banquier :

– Moi aussi, j’ai été arraché à ce quifaisait mon bonheur à moi… c’est-à-dire à ma femme, à mon enfant… àce vieux moulin, à ce coin de terre, à ce bord de rivière que jechérissais et que tu avais réussi à me dérober… Moi aussi j’ai étéen prison… Mais moi je n’ai pas voulu mourir… non pas dans l’espoirde reconquérir ma liberté…, car, jamais, je le jure, je n’auraiscru que je pourrais supporter ces vingt années de bagne auxquellesj’avais été condamné… mais parce que j’avais compris la nécessitéd’expier, non seulement pour les autres, mais pour moi-même…

« J’ai donc vécu dans le repentir de lafaute commise… et quand, peu à peu, j’ai reconquis le sommeil quej’avais perdu…, pas un soir, tu m’entends, je ne me suis endormisans avoir demandé pardon à Dieu et aux hommes !

« Aussi, lorsque j’ai été libéré… je mesuis cru le droit de regarder le monde en face…, je me suisconsidéré comme purifié de mon crime…, j’étais redevenu un honnêtehomme !…

« Eh bien, pourquoi… seul en face de toi…dans l’isolement de cette cellule, à l’abri des tentations, délivrédes appétits qui t’ont perdu, ne cherches-tu pas à te refaire uneâme ?… Oui pourquoi ne t’efforces-tu pas, en revenant à unsentiment meilleur, de ramener en ton cœur ulcéré un peu de reposet de bonté ?

– C’est que toi tu avais l’espoir, lacertitude d’être libre un jour, s’écria Favraux d’un accentdésespéré. Tandis que moi !… Non, non, tu ne peux pas comparertes souffrances aux miennes !

– Pas plus que tu ne peux comparer tescrimes à ma faute.

– Puisque je te supplie de me laissermourir !

– Puisque nous ne voulons pas…

– Pitié !

Alors, Kerjean, superbe de colère légitime,reprit d’une voix éclatante :

– Est-ce que tu as eu pitié de moi, quandsciemment, et uniquement afin de t’emparer plus facilement desbiens que je ne voulais pas te céder, tu as profité de monignorance pour m’entraîner dans des spéculationsmalhonnêtes ?…

« Est-ce que tu as eu pitié de moi,lorsque toi, qui, d’un seul mot pouvais me faire absoudre par lesjuges, tu es venu m’accabler devant le tribunal, transformant ledemi-faussaire que j’étais en un criminel de la plus vileespèce ?

« Est-ce que tu as eu pitié de moi, quandje suis venu te supplier de m’aider à retrouver mon fils ?

« Non !… alors pourquoi voudrais-tuque je pardonne… Car te laisser mourir, ce serait te pardonner. Tuvivras, banquier Favraux… ; tu vivras…, misérable…, sous magarde, encore… Judex a fait de moi ton geôlier… et tant que Kerjeansera là… jamais tu ne t’évaderas, ni dans la vie… ni dans lamort !

À ces mots, proférés d’une voix terrible, lebanquier, comprenant que désormais il ne pourrait plus échapper àson supplice, s’effondra sur les dalles de sa cellule.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer