Judex

Chapitre 5L’ABSOLUTION

Cédant tout de suite à la demande du banquier,Judex avait conduit celui-ci auprès de sa mère.

Mme de Trémeuse setrouvait dans son salon… avec son fils Roger, en train de consolerle petit Jean… qui, après avoir réclamé sa maman et son grand-papa,s’était enfin laissé convaincre et calmer par les paroles pleinesde bonté que lui adressait la comtesse.

En apercevant Jacqueline, qui avait suivi sonpère, Jeannot s’évada des bras deMme de Trémeuse et courut se jeter dans ceuxde sa mère…

Comme la jeune femme, voulant éviter à sonfils le spectacle douloureux qui s’annonçait, se préparait àl’emmener au-dehors, Favraut fit… avec un accent de volonté quetempérait à présent beaucoup de douceur :

– Reste, ma fille… Reste avec le petit…Il faut que lui… comme toi… soit présent à ce qui va se passer ici…Il faut que le souvenir en demeure à jamais en son esprit comme enson cœur. Je veux qu’il s’en pénètre intimement, absolument. Jeveux qu’il soit le témoin de mes remords ! Car si jamais, cequi n’arrivera pas… il subissait l’entraînement des tentationsmauvaises, en se rappelant ce qu’il m’aura entendu dire et vu faireaujourd’hui, il comprendra qu’ici-bas, il n’y a qu’une seule vraieroute à suivre : celle de la droiture, de la justice et del’honneur !

En entendant ces mots,Mme de Trémeuse s’était levée en un mouvementd’indicible surprise.

C’était ce criminel sans scrupule qui parlaitde la sorte !…

C’était ce bandit qui, après avoirimpitoyablement broyé tous ceux qu’il considérait comme un obstacleà son ambition effrénée, après avoir semé autour de lui le deuil,la honte et la misère, désuni, brisé, dispersé tant de foyers,désespéré tant d’âmes, assassiné tant de cœurs, reconnaissait enfinses torts… en une attitude prouvant qu’il était prêt à toutes lesexpiations, décidé à tous les repentirs !

Comme il était transformé !…

Ce n’était plus le marchand d’or arrogant,cruel, impitoyable, qui, avec ses millions, prétendait en imposer àtous, acheter toutes les consciences, venir à bout de toutes leshonnêtetés, flétrir les pudeurs les plus nobles, avilir lessentiments les plus élevés.

À présent,Mme de Trémeuse avait devant elle un homme, unpauvre homme, profondément meurtri, humilié sans bassesse, nesouffrant plus que de regrets, bien décidé à tous les sacrifices,prêt à subir toutes les souffrances, les réclamant même… mais avanttout, par-dessus tout, assoiffé de pardon, non pas tant pour luique pour ces deux êtres de grâce et d’innocence qui, rien que parla force divine de bonté et d’amour dont ils rayonnaient, avaientenfin rouvert ses yeux à la lumière.

Ah ! combien en ce moment il étaitsincère !… Combien il eût voulu, au prix de chaque goutte deson sang, racheter tous les crimes qu’il avait commis et dont ilvenait seulement de comprendre la hideur !

Et, tombant aux genoux deMme de Trémeuse, Favraut s’écria :

– Madame ! pendant de longues annéesj’ai été un misérable. Je me suis conduit envers vous comme ledernier des lâches. J’ai brisé votre bonheur !… C’estabominable ! Je le reconnais humblement, douloureusement. Jevous en demande pardon, madame… oh ! oui, pardon, de tout cequi me reste de forces. Je voudrais pouvoir, comme le faisaientjadis les premiers chrétiens de l’Église, me confesser devant tous,en public. Mais une telle manifestation entraînerait le déshonneurdes miens. Je ne dois pas faire supporter à deux innocents le poidsde mes fautes. Le banquier Favraut est mort… Il ne revivra pas… ilne profitera pas de votre clémence pour reprendre dans ce monde uneplace à laquelle il n’a plus droit, pour réclamer des droits dontil se déclare à jamais déchu… Il disparaîtra… il se refera uneautre existence… et s’efforcera de procurer, honnêtement cettefois, à sa fille et à son petit-fils… par un labeur acharné, lalarge aisance qu’ils méritent.

Mme de Trémeusedéclara :

– Notre présence en ce salon doit vousprouver que je vous ai pardonné.

Et avec un accent qui prouvait que, en cetinstant suprême, elle avait dû s’imposer jusqu’au bout un dernieret rude effort pour accomplir jusqu’à la fin l’œuvre de miséricordeà laquelle, peu à peu, elle s’était laissé gagner,Mme de Trémeuse ajouta :

– Relevez-vous, monsieur… tout esteffacé.

– Je n’ai pas fini, reprenait Favraut quiavait joint ses mains comme s’il adressait déjà une action de grâceà cet ange du pardon qui venait d’abaisser sur lui ses ailes. Eneffet… il faut que vous sachiez que non seulement je n’en veux pasà Judex… mais que je le remercie… Oui, je le proclame… votrevengeance était légitime. J’ajoute qu’elle était sacrée. Vous aviezle droit, le devoir de me frapper. Vous n’avez pas voulu allerjusqu’au bout de votre tâche… Vous avez eu pitié… soyez-enbénie !

– Jean, mon enfant… va vite embrasser tongrand-père…, s’écria Jacqueline dont le visage était éclairé par lereflet du plus pur bonheur qu’elle eût connu en ce monde.

Alors, attirant contre lui le chérubin qui,sans saisir encore la signification de cette confession tragique,en sentait néanmoins toute la grandeur, Favraut s’écria :

– Mon petit, mon petit… comme je vaisenfin pouvoir t’aimer toi… et ta maman !

– Mais, mon grand-papa, nous t’avonstoujours aimé, nous ! répondit l’enfant en posant ses lèvressur le front brûlant de son aïeul.

– Favraut…, fit gravementMme de Trémeuse, maintenant, soyez rassuré, lebaiser de cet ange, c’est votre absolution !…

Lorsque, après une longue crise de larmes, lebanquier put reprendre la parole, il fit :

– Maintenant, il ne me reste plus qu’àpartir avec mes enfants. Je ne veux pas, je ne dois pas vousimposer plus longtemps ma présence…

Mais Mme de Trémeuse, luidésignant tour à tour Jacques et Jacqueline… dont les yeuxvenaient, en un signe de détresse exquise, de trahir mutuellementle cher secret de leur âme, fit, maternellement, divinementpitoyable :

– Regardez-les, monsieur Favraut…Aurons-nous, l’un et l’autre, le triste courage de briser ces deuxcœurs-là ?

Et elle fit encore… sublime d’abnégationhumaine :

– Mon pardon a été celui de leur amour…Il était en eux, parce que Dieu l’y avait mis… Ne contrariez pasles desseins de Dieu !

– Ô vous, la plus sainte desfemmes !… murmura le banquier… unissez leurs mains comme ilsont déjà uni leurs cœurs…

« Je m’en irai seul !… Qu’ils soientà jamais heureux ! »

*

* *

– Et mon fils ? avait demandé entremblant Kerjean à Jacques de Trémeuse.

Celui-ci avait saisi les mains du vieillardet, avec une expression de commisération profonde, il avaitdéclaré :

– Il ne pouvait pas échapper à lajustice ! Entraîné par la fatalité, il est allé lui-mêmeau-devant du châtiment… En voulant m’assassiner, Kerjean, il a périà ma place…

Comme un sanglot douloureux déchirait lapoitrine de l’ancien bagnard, Jacques de Trémeuse reprit :

– Quoi qu’il en soit, mon ami, vousresterez toujours près de moi. Mon œuvre n’est pas terminée. Cen’est pas une raison parce que j’ai conquis le bonheur pour que jem’enferme dans un égoïsme méprisable et coupable. Une fois uni à lafemme que j’aime, et d’accord avec elle, grâce à ma fortuneimmense, je vais pouvoir rester Judex, c’est-à-dire celuiqui juge,celui qui punit et celui qui récompense, tâchesuperbe, tâche formidable, qui m’attire d’autant plus que j’en aidéjà goûté le passionnant attrait. Je puis donc avoir besoin devous, Kerjean… et je vous demande de rester avec moi.

– Merci ! fit l’ancien meunier desSablons en portant jusqu’à ses lèvres les mains de sonbienfaiteur.

Le lendemain, Kerjean errait mélancoliquementsur la grève, devant la mer qui avait servi de tombeau à son fils…Il songeait tristement que, sans cette misérable aventurière, sansDiana Monti, son fils serait là, prêt à seconder Judex dans lanouvelle tâche qu’il allait entreprendre… Et devant la réalité,désormais inéluctable, une sourde rage grondait en lui ; unâpre désespoir s’emparait de tout son être… et il sedisait :

– Si je tenais cette femme… comme je latuerais sans pitié !

À ses pieds, les vagues déferlaient, inondantles galets d’écume… découvrant et recouvrant tour à tour une massesombre, vers laquelle le père de Moralès s’avança… mû par une sorted’instinct irrésistible.

Avec une stupéfaction voisine de l’horreur…Kerjean reconnut bientôt que cette masse était une forme humaine,un cadavre… celui de la femme qui avait été le mauvais génie de sonfils et que le flot rejetait maintenant à ses pieds comme pour luidire : « Tu es vengé ! »

La nuit suivante, les restes de Diana Monti,recueillis secrètement par les soins de Judex, reposaient au fondd’un trou creusé dans un champ désert voisin de la côte… Aucunecroix ne marque l’emplacement de la tombe mystérieuse… L’enferavait reconquis son démon !

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