Judex

Chapitre 7L’ARGENT INFÂME

Dans sa garçonnière de la rue de Prony, le belAmaury de la Rochefontaine, à demi étendu sur un divan, et tout enfumant une khédive parfumée, se laissait aller aux plus souriantesespérances.

Convaincu que la mort du banquier ne faisaitque reculer de quelques semaines la date de son mariage, iléchafaudait les projets les plus magnifiques… Dans son égoïsme deviveur invétéré, il laissait déjà au second plan, presque dansl’ombre, l’adorable silhouette de Jacqueline, dont il n’avait pascompris un instant le douloureux sacrifice, lorsque la sonnerie dutéléphone strida.

Nonchalamment… Amaury se leva et, tout ensaisissant le récepteur, il lança rudement dansl’appareil :

– Allô !

Mais sa voix s’adoucit aussitôt.

– Ah ! c’est vous, ma chèreJacqueline ? Comment va ?… Bien triste… Je le comprends…Vous désirez que je vienne tout de suite aux Sablons ?… Voussavez bien que je suis et serai toujours à vous… Rien de grave,j’espère ?… Vous ne pouvez pas me dire cela maintenant ?…Bien, j’accours…

Raccrochant l’appareil, Amaury devenusoucieux, se demanda :

– Qu’est-ce qui a bien pu se passerlà-bas ?… Jacqueline avait la voix contractée de quelqu’un quivient d’apprendre une catastrophe… Si son fils était malade, elleme l’eût dit certainement… Alors ?…

Pour la première fois depuis la disparition dubanquier, une légère inquiétude s’empara du marquis.

– Ah ! ça, se dit-il, est-ce que lapetite aurait changé d’avis ?…

Reprenant le téléphone, M. de laRochefontaine demanda à son cercle une auto qui le conduisitdirectement et rapidement aux Sablons.

Jacqueline l’attendait dans un petitsalon.

Tout de suite, au visage ravagé de la jeunefemme, à l’expression de détresse que révélait toute sa personne,le marquis se dit :

– Il est certainement arrivé unmalheur !

Troublé cette fois, il interrogea :

– Jacqueline, ma chère amie… votre petitJean ?…

– Il va très bien, rassura aussitôt lajeune femme, qui résolument attaqua :

– Amaury, vous m’aimez, n’est-cepas ?

– Si je vous aime ! répliquaaussitôt le gentilhomme avec effusion… La mort de votre pauvrepère, en me créant de nouveaux devoirs envers vous, n’a fait quegrandir le sentiment déjà si puissant que vous m’avez inspiré.

– Je vous remercie, reprit Jacqueline.Maintenant, écoutez-moi…

D’une voix ferme, assurée, ellepoursuivit :

– Je viens d’apprendre une choseterrible : par des preuves, hélas ! sans répliques, pardes documents terriblement accusateurs que j’ai mis en sûreté dansun lieu que seule je connais, j’ai acquis depuis hier la certitudeque mon père avait gagné sa fortune d’une manière illicite… jedevrais même dire d’une façon criminelle.

« Ne voulant rien garder d’un argent dontje n’ai, hélas ! que trop profité jusqu’à ce jour, j’ai décidéd’abandonner à l’Assistance publique toute la part qui me revientde l’héritage paternel… MVigneron, mon notaire,accompagné de deux témoins, attend dans le salon que je signel’acte de donation qu’il a préparé sur mon ordre. Quant à la partde mon fils, je n’ai pas le droit d’en disposer… Mais elle resteradéposée entre les mains du notaire qui en assurera la gestionlégale. Lorsque Jean aura atteint sa majorité, je lui mettrai sousles yeux les raisons qui ont provoqué ma décision. J’espère – quedis-je ? –, je suis sûre que, comme moi, il ne voudra pasprofiter de l’argent infâme et qu’il le donnera, lui aussi, auxpauvres. Voilà, mon cher Amaury, tout ce que j’avais à vousdire ! »

En écoutant cette déclaration si noble, siémouvante, qui brisait subitement et irrémédiablement sesespérances, M. de la Rochefontaine avait pâli.

Parvenant néanmoins à se dominer, ilformula :

– Je ne puis, ma chère Jacqueline, quem’incliner très bas devant le geste généreux, je devrais direl’acte sublime que vous vous préparez à accomplir… Cependant, mesera-t-il permis de vous donner un très affectueuxconseil ?

– Parlez !

– Il me semble qu’avant de réaliser unedécision aussi grave, vous pourriez peut-être prendre le temps dela réflexion. Somme toute, vous n’êtes en rien responsable deserreurs de votre père, et je trouve injuste que vous vousdépouilliez ainsi, au profit d’inconnus, de la totalité d’unefortune…

– Recueillie dans la boue et dans lahonte ! interrompit violemment Jacqueline… Oh ! monsieurde la Rochefontaine, comment pouvez-vous penser un seul instant queje pourrais conserver la moindre parcelle d’un telhéritage ?

– Je vous en prie, calmez-vous !

– Me calmer !… Je m’attendais devotre part à une autre réponse… Je me figurais que vous alliez medire : « C’est bien, ce que vous avez fait là… Je ne puisque vous en aimer davantage… Plus que jamais, je veux être lecompagnon de votre vie… » Et au lieu de cela, après avoirblêmi de déception, et presque tremblé de colère devant cesmillions qui vous échappent, vous osez me déconseiller un acte quifera désormais tout mon orgueil de femme sans tache et de mère sansreproche !

– Jacqueline !…

– N’insistez pas, monsieur ! Je suisfixée sur la sincérité de vos sentiments à mon égard… Et puisquevous n’en voulez qu’à cet or que je repousse et que, malgré toutel’infamie dont il est entaché, vous eussiez volontiers accepté, moiqui ne vous ai jamais aimé…

– Madame !

– Moi qui ne vous épousais que pour obéirà la volonté d’un père devant lequel j’avais toujours tremblé,c’est avec un sentiment de soulagement profond que je vous rendsvotre parole… et votre liberté.

– Laissez-moi vous dire…

– Pas un mot… monsieur, je vous enprie ! Je vous quitte sans rancune et sans haine… Je vous aidéjà oublié !

Jacqueline passa dans le grand salon oùl’attendait le notaire.

S’approchant de la table oùMe Vigneron avait déposé l’acte de donation enbonne et due forme, la fille du banquier, dont le visage reflétaitl’ardeur du sacrifice librement accepté et grandiosement accompli,signa d’une main qui ne tremblait pas l’abandon aux pauvres detoute sa fortune.

Quelques instants après, le bel Amaury, fou decolère, quittait le château.

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