Judex

Chapitre 3SINGULIERS PERSONNAGES

Dans la nuit qui suivit les obsèques dubanquier Favraux, une automobile, sans phares ni lanternes,s’arrêtait, vers une heure du matin, en face du petit cimetière desSablons.

Deux hommes en descendaient aussitôt. L’un,très grand, à l’allure aristocratique, aux traits d’une beautéétrange et à l’expression d’indomptable volonté, se drapait dansune ample cape noire. Il était coiffé d’un chapeau de feutre mou,dont l’un des bords se relevait d’une façon cavalière.

L’autre, plus petit, mais nerveux, robuste,bien musclé, portait un élégant costume de sport en velours gris.Une casquette de même teinte surmontait une figure toute dejeunesse ardente en même temps que de précoce maturité.

– Roger, fit à voix basse le premier desdeux personnages, tu es bien sûr que nous n’avons pas étésuivis ?

– Absolument sûr.

– Tu n’as rien oublié ?

– Rien… Jacques.

– Alors… viens !

La route était déserte… Aucun bruit nes’élevait aux alentours… De gros nuages voilaient la lune et lesétoiles… et l’on distinguait à peine, à deux cents mètres de là,quelques maisons isolées, révélant la présence d’un villageendormi.

L’homme à la cape noire gagna la grille ducimetière, dont il fit jouer la serrure à l’aide d’une clef touteneuve, choisie dans un trousseau abondamment garni. Puis, suivi deson compagnon, qui s’était emparé d’un sac de voyage en cuir jauneet d’un paquet, long, étroit, enveloppé dans de la serge verte, ilpénétra dans le champ de l’éternel repos.

Après un rapide salut aux morts, qui montraitque les deux mystérieux individus n’étaient nullement de vulgairesbandits ou d’immondes violateurs de tombes, ils s’avancèrent sansla moindre hésitation vers une petite chapelle qui servait desépulture à la famille Favraux…

Après en avoir ouvert la porte à l’aide d’uneseconde clef, également neuve et empruntée au même trousseau, ilss’enfermèrent mystérieusement dans le monument funéraire… Au boutd’une demi-heure environ, ils en ressortaient emportant un corpsenveloppé d’un blanc linceul qu’ils s’en furent déposer avecprécaution sur les coussins, à l’arrière de la voiture…

L’homme au complet de velours gris rentra dansle cimetière… où il demeura un assez long instant…

Puis il reparut, son sac et son paquet à lamain ; et, regagnant l’auto où son ami avait pris place, ilmurmura d’une voix qui n’était pas sans trahir une légèreémotion :

– Tout est en ordre et nul ne se douterajamais…

– Alors… filons ! coupa net l’hommeau manteau noir qui semblait exercer sur son associé un ascendantconsidérable.

Après avoir mis le moteur en marche, Rogersauta sur le siège, s’empara du volant, et démarra avec l’adressetranquille d’un chauffeur accompli… La voiture qui filait tous feuxéteints, à une allure raisonnable, disparut bientôt dans lanuit.

Une heure après, elle s’arrêtait au pied d’unecolline assez élevée dominant la vallée de la Seine et surmontéepar les ruines d’une vieille et vaste demeure historique que latradition, en souvenir des drames sanglants qui s’y déroulèrent aumoyen âge, a surnommée le Château Rouge.

Après avoir remisé leur voiture dans une sortede garage aux trois quarts dissimulé sous un épais manteau delierre, et dont la fermeture métallique, réglée par un mécanismesecret, apparaissait d’une solidité à toute épreuve, Jacques etRoger, qui semblaient doués tous deux d’une remarquable vigueurphysique, s’emparèrent à nouveau du corps et entreprirentl’ascension d’un sentier rocailleux, escarpé, qui aboutissait auxruines encore imposantes de l’antique repaire féodal…

Ils traversèrent ensuite plusieurs salles dontil ne restait plus que de vagues pans de murs aux trois quartsécroulés et quelques arceaux brisés au milieu desquels nichaient denombreuses corneilles…

Enfin, ils arrivèrent devant une sorted’anfractuosité où se dressaient de robustes piliers de granitsoutenant une lourde voûte encore solide et qui devait abriterjadis les sous-sols du château.

Sans doute l’un des deux hommes appuya-t-ilsur quelque ressort invisible, car une dalle assez large basculasur elle-même laissant apercevoir les montants d’une échelle en ferqui, solidement fixée à la muraille, se perdait dans le sol.

Jacques et Roger s’y engagèrent avec leurfardeau ; la dalle, automatiquement, se referma derrièreeux.

– Frère…, fit Roger sur un ton quirévélait une affection sans bornes et une déférence absolue. Tu asdonc résolu de laisser la vie à ce misérable ?

– Peut-être ! répliquaénigmatiquement l’homme à la cape noire, tandis qu’au lointain,parmi les ruines, une chouette, en un vol éperdu, rythmait sonsinistre hululement.

*

* *

Le lendemain soir, dans un vaste et lumineuxlaboratoire où se trouvaient rassemblés, à côté d’appareilsélectriques aux formes les plus étranges, tous les instrumentsnécessaires à un chimiste expert en son art, Jacques et Rogerconsidéraient le corps du banquier Favraux qui, toujours inertedans son suaire, était étendu sur un chevalet à la forme de tableopératoire.

– Tout est prêt ? demanda Jacques,dont le visage était empreint d’une sorte d’autorité mystique.

– Oui, frère, répliqua Roger.

– Tu crois qu’il va revenir à lavie ?

– J’en suis sûr !

– Bien !

Roger, encore hésitant, demandait d’une voixgrave, émue :

– Pourquoi veux-tu soustraire cemisérable au châtiment qu’il a cent fois mérité ? Pourquoiveux-tu qu’au lieu de se réveiller entre les planches de soncercueil… ses yeux aperçoivent encore la lumière et ses poumonsaspirent librement l’air pur de la vie ?

– Parce qu’il le faut !

– Pourtant… rappelle-toi notreserment !

– Roger, déclara gravement,solennellement, l’aîné des deux frères, auquel un costume develours noir au dolman boutonné jusqu’au col donnait presquel’allure d’un héros légendaire… Mon ami… mon frère… je t’en prie…pour l’instant, ne m’interroge pas… Bientôt, tu sauras, et tum’approuveras !… Mais quoi qu’il arrive, je prends tout surmoi… tout ! Réveille cet homme !

Sans rien répliquer, Roger se dirigea vers unearmoire en verre… Il y choisit une fiole qui contenait un liquidelaiteux dont il remplit une seringue Pravez, et, s’emparant du brasglacé de Favraux, il y pratiqua une forte injection…

Dix minutes s’écoulèrent sans que le banquierdonnât le moindre signe de vie. Puis, lentement, en imperceptiblessoubresauts, le cœur recommença à battre, le sang circula denouveau… Un long soupir s’exhala de la bouche, qui, avidement,s’était entrouverte… Les paupières se soulevèrent, se refermèrent,battirent plus fort découvrant enfin un œil atone et bientôtéclairé d’une lueur vague… Le cerveau se réveillait à son tour.

Favraux ne se rappelait rien encore ;mais il commençait à percevoir les objets… La silhouette altière etmenaçante de Jacques se dessinait de plus en plus précise dansl’énigme qui l’entourait… Enfin, le père de Jacqueline, qui avaitl’impression de sortir d’un sommeil sans rêve, bégaya d’une voixétouffée :

– Où suis-je ?

– En mon pouvoir…, répliqua Jacques d’unevoix terrible.

– Qui donc êtes-vous ?

– Je suis Judex !

À ce nom, le banquier eut un crid’épouvante…

Instantanément, il se souvenait de la minuteeffroyable où tout s’était brisé en lui… Ce toast aux fiancés… lesdix heures sonnant à l’horloge… puis… plus rien… le néant… lamort !… Et voilà que tout à coup, il revivait, il ressuscitaitface à face avec Judex… en tête à tête avec son bourreau !

Il voulut réagir… entamer une lutte… maisl’étreinte puissante de Roger l’immobilisa aussitôt… tandis queJacques, après avoir appuyé sur un bouton électrique, approchait deson visage un appareil téléphonique, branché sur quelque postelointain, inconnu, et lui ordonnait sur un ton impérieux :

– Favraux !… Demandez pardon à votrefille !…

– Non, non… laissez-moi…, écumait lebanquier. C’est un guet-apens… un attentat abominable… Vous n’avezpas le droit…

– Demandez pardon à votre fille !insistait l’implacable justicier…

Dompté par cette force qu’il devinaitformidable, hypnotisé par la flamme qui brillait dans le regard deJudex, le père misérable, désarmé, impuissant, hurla, dans lavéhémence d’un désespoir inutile :

– Ma fille !… ma fille !… je tedemande pardon !

Jacqueline n’avait donc pas été comme elle lecroyait, le jouet d’une hallucination étrange.

C’était bien son père qui, ce soir-là, avaitparlé à son enfant !

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