Judex

Chapitre 4VISITEURS INATTENDUS

Bien que très tranquilles sur l’issue de lagrosse partie qu’ils avaient engagée, Diana et Moralès attendaientavec une certaine impatience le retour de César, lorsqu’un violentcoup de sonnette les précipita l’un et l’autre vers la fenêtre-baiequi donnait sur le jardin.

– C’est lui ! s’exclama lerasta.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’exclamait l’aventurière, qui venait d’apercevoir, suspendu parles dents à une chaîne extérieure descendant le long de la ported’entrée, un jeune fox blanc à tête jaune qui agitait la clocheavec une obstination frénétique.

– Quelle est cette plaisanteriestupide ? fit la Monti d’une voix courroucée.

Elle se préparait à sortir, mais lepseudo-valet de chambre Crémard l’avait devancée… et, tout eninvectivant de loin le chien farceur qui n’avait pas lâché lapoignée, il s’avança vers la porte qu’il ouvrit toute grande.

Un hurlement de terreur lui échappa.

En un clin d’œil, tandis que le foxs’éclipsait avec la rapidité de l’éclair, une meute composée devingt-cinq chiens vendéens, splendides de force et de vaillance, seprécipitait à l’intérieur du jardin, en poussant des hurlements quine laissaient aucun doute sur leurs belliqueuses intentions, etcela, sans être conduits ni excités par personne… comme s’ilsobéissaient à l’ordre mystérieux d’un maître invisible.

Quelques-uns de ces redoutables cabotsentourèrent le valet de chambre qui eut à peine le temps, en unefuite éperdue, de se mettre à l’abri de leurs crocs singulièrementmenaçants et redoutables ; et le reste de la bande seprécipita vers la maison avec l’intention manifeste de lui livrerle plus impétueux assaut.

– Qu’est-ce que cela signifie ?demandait à son tour Moralès qui avait pâli.

– Je n’en sais rien, ripostaitnerveusement Diana… qui, elle aussi, avait l’intuition qu’un dangeraussi extraordinaire qu’inattendu les menaçait tous les deux.

– Aurions-nous été trahis ?…s’inquiétait le faux baron.

Un bruit de vitres brisées suivi d’aboiementsfurieux retentit dans l’antichambre.

Moralès s’écria en sortant sonbrowning :

– Ah ! par exemple ! c’est partrop violent ! et nous allons bien voir…

D’un geste énergique, Diana l’arrêtait.

– Pas d’imprudence, Moralès… Il y alà-dessous quelque machination ourdie contre nous, par Birarguessans doute… mais il nous le paiera !

Et comme les chiens commençaient à ébranler deleurs pattes vigoureuses et à ronger de leurs crocs acérés la portedu salon, Diana s’écria :

– Assurons, avant tout, notresécurité !

Se dirigeant vers une assez vaste cheminée enbois sculpté, elle appuya le pouce à un endroit connu d’elleseule.

La cheminée, pirouettant sur elle-même,découvrit l’amorce d’un escalier qui s’enfonçait dans lessous-sols.

– Allons, viens…, fit l’aventurière.

– Et la jeune femme ? fitMoralès.

– Nous d’abord, elle ensuite…, conclut lamisérable en entraînant son amant… derrière la cheminée qui repritautomatiquement sa place.

Au même instant, la porte s’ouvrait avecfracas… livrant passage à Judex et à son frère, que précédaitVidocq… et que suivait un magnifique caniche blanc… dont la bonnetête narquoise contrastait avec l’aspect fiévreux, agité dulimier.

– Trop tard ! murmura Roger… Nosvilains oiseaux se sont envolés…

– Et par là ! déclarait Judex, enmontrant la cheminée devant laquelle Vidocq et le caniche s’étaientsimultanément arrêtés.

Quant aux autres chiens, devenus subitementmuets et immobiles, ils attendaient dans l’antichambre, laissantapparaître à travers la porte ouverte leurs bonnes grosses gueulescordialement sympathiques.

Alors, se tournant vers son frère, Judex luidit de sa belle voix grave :

– Frère, occupe-toi tout de suite decette malheureuse…

Et il fit flairer de nouveau le gant deJacqueline à Vidocq, qui s’élança aussitôt au dehors, suivi deRoger.

S’approchant de la cheminée, après avoirconstaté que les deux bandits n’avaient pu fuir par le tablier,Judex découvrit assez facilement le mécanisme secret quidissimulait l’escalier d’évasion… dont il s’apprêtait à descendreles marches, suivi de son caniche, lorsque Roger revint,annonçant :

– Je l’ai trouvée !

– Où est-elle ? interrogea vivementl’homme à la cape noire.

– Dans un caveau aménagé en prison.

– Elle t’a vu ?

– Non, car elle est encore sousl’influence du narcotique que ces misérables lui ont faitabsorber.

– Conduis-moi.

Comme le caniche s’apprêtait à emboîter le pasderrière son maître, celui-ci lui ordonna :

– Maxime… reste là ! J’aurai besoinde toi tout à l’heure.

Docilement, Maxime s’assit sur son postérieur,montant une garde vigilante devant la cheminée.

Pendant ce temps, après avoir descendu unétroit escalier en colimaçon dont l’entrée se dissimulait dans unplacard de la cuisine, les deux frères arrivaient jusqu’au caveauque Vidocq avait aisément repéré.

Judex demeura un instant sur le seuil,contemplant Jacqueline qui, étendue sur la banquette, reposaitpaisiblement, comme si elle attendait, en la douceur d’un calmesommeil, la venue de son sauveur.

Alors, se penchant vers elle, il déposa uneenveloppe cachetée sur sa poitrine.

Puis, s’adressant à son limier qui ne lequittait pas des yeux, il fit simplement en désignant la jeunefemme.

– Garde-la !

Tandis que Vidocq se couchait en rond auxpieds de la jeune femme, Judex dit à son frère :

– Maintenant qu’elle est sauvée…occupons-nous des autres !…

*

* *

Lorsque Jacqueline sortit de l’anéantissementdans lequel Diana et Moralès l’avaient plongée, un spectacle aussiétrange qu’inattendu frappa ses yeux… Un jeune fox, assis prèsd’elle la regardait d’un air à la fois intelligent et amusé. Unsuperbe chien policier, la tête sur ses genoux, semblait luidire : Je veille sur toi !… et groupés autour d’elle, lesplus beaux chiens de la meute fantastique la contemplaient avecl’expression de la plus touchante et fidèle bonté.

Tout d’abord, la jeune femme crut qu’elleétait le jouet d’une hallucination ; mais sa main venait derencontrer la lettre que son sauveur lui avait laissée… et il luisembla en même temps que tous ces yeux braqués sur elle luiexprimaient :

– Lis, mais lis donc… bienvite !

Elle déchira l’enveloppe… La lettre étaitainsi conçue :

Madame, vous êtes libre, et vous n’avezplus rien à craindre de vos ravisseurs, car je veille sur vous…Laissez-vous conduire par les bons chiens qui vous entourent… Ilsvous mèneront, à travers la forêt, jusqu’à ce que vous soyez àl’abri.

JUDEX.

– Je me trompais… Il m’a tenu parole, sedisait Jacqueline au comble de la surprise et de l’émotion… Etpourtant… les pigeons sont toujours dans leur cage… Par quelprodige a-t-il pu retrouver ma trace ?… Oui, quel est donc cethomme qui, après avoir frappé mon père… se montre si généreuxenvers moi ?

Tandis que la jeune femme se livrait à cesréflexions si troublantes, elle se sentit tout à coup tirée par lebas de sa jupe.

Jacqueline, guidée par Vidocq qui marchait enéclaireur, entraînée par le fox qui ne la lâchait pas, et suiviedes beaux vendéens… dont les longues oreilles avaient comme desfrémissements d’allégresse, quitta aussitôt sa prison… traversa lamaison, le jardin, gagna la route, puis la forêt, avec sa vaillanteescorte, et cela sans apercevoir la trace d’un être humain.

L’air pur et parfumé des grands bois luirendit peu à peu ses forces… Tous ces bons chiens qui jappaient etgambadaient joyeusement autour d’elle achevaient de lui rendre laconfiance et l’espoir…

Toute à la joie de sa liberté reconquise, elles’avançait avec ses sauveurs… ne pensant plus qu’à son fils, à sonJeannot chéri, lorsque, à un croisement d’allées, elle se trouva enface d’une luxueuse automobile, qui, brusquement, s’était arrêtée àquelques mètres d’elle.

Jacqueline allait continuer sa route, mais unejeune fille, sautant légèrement à terre, se précipita vers la jeunefemme tout en disant avec une effusion charmante :

– Oh ! madame Bertin, que je suisheureuse de vous revoir.

Le duc de Birargues qui avait rejoint safille, ajoutait, en saluant respectueusement la maîtresse depiano :

– Tout d’abord, madame, laissez-moi vousdire que, dès que nous avons su que vous étiez en danger, nous noussommes empressés d’accourir à votre aide…

Gisèle interrogeait :

– Chère madame Bertin, comment avez-vouspu vous échapper ?

– Ce sont ces braves chiens qui m’ontdélivrée… C’est un vrai mystère… Et puis je ne sais même pas quelest leur maître. Et vous comment avez-vous su que j’étaisprisonnière ?

Sans la moindre hésitation, avec une noblesseincomparable, M. de Birargues déclarait :

– C’est mon fils, qui, en proie au plusviolent repentir, nous a fait l’aveu de son crime… Je vous demandehumblement pardon pour lui… Soyez miséricordieuse… Laissez à moiseul le devoir de châtier le coupable… Épargnez le déshonneur à unnom jusqu’alors sans reproche et sans tache… et je vous jure,madame, que je n’aurai pas assez des jours qui me restent à vivre,pour vous respecter et vous bénir.

– Monsieur, répondit Jacqueline avec uneincomparable dignité, soyez entièrement rassuré… Aucun scandalen’éclatera… je garderai le silence… Quant à votre fils, puisqu’ilse repent, de grand cœur je lui pardonne, mais à la condition qu’ilm’oublie…

– Oh ! merci ! merci !s’écria Gisèle, en tombant dans les bras de la noble créature…,tandis que M. de Birargues s’écriait au comble del’émotion :

– Ah ! madame ! madame !combien je serais fier de vous appeler ma fille.

Jacqueline répliquait :

– Ici-bas, monsieur, il ne me reste qu’undroit et un devoir : être mère… Je n’appartiens plus qu’à monenfant ! C’est désormais le seul but et l’unique objet de mavie.

S’inclinant respectueusement devant cettecréature d’abnégation et de sacrifice qui se drapait si noblementdans le mystère d’une douleur que l’on pressentait insondable, leduc de Birargues fit simplement :

– Veuillez me dire, madame, où je doisvous conduire ?…

– À Neuilly !

Au même instant, un coup de sifflet stridentretentit à quelque distance. Instantanément, tous les chiens, fox,limiers et vendéens, bondirent dans la forêt et disparurent dansles halliers.

Deux hommes, cachés derrière un épais buissonqui bordait la route, avaient tout entendu… et tandis que l’auto duduc de Birargues reprenait la route de Paris, Judex, haletantd’émotion, Judex transformé, bouleversé, méconnaissable, Judex,enfin, que Roger avait dû retenir pour l’empêcher de s’élancer surles traces de la voiture, murmura d’une voix frémissante :

– C’est un ange !…

Cependant, à travers un dédale de souterrainsformé par d’anciennes carrières et qui communiquait avec la villaBrossard, Diana et Moralès avaient gagné la campagne… afind’échapper aux visiteurs inattendus et menaçants qui avaient tout àcoup surgi devant eux.

Ils atteignaient la sortie, sorted’anfractuosité au milieu des roches, recouvertes de lierre…lorsque tout à coup un bruit provenant du couloir qu’ils venaientde quitter… se fit entendre…

– Ah ! ça, firent-ils, en mêmetemps… le passage secret aurait-il été découvert ?…Aurions-nous été suivis ?

Après s’être consultés du regard, tous deuxs’armant de leurs revolvers, se placèrent de chaque côté del’entrée du souterrain, le doigt sur la détente, et prêts à vendrechèrement leurs existences…

Le bruit se rapprochait peu à peu, sans qu’ilfût possible d’en préciser la nature ni l’origine… lorsque tout àcoup une exclamation de surprise échappa aux deux bandits… Uncaniche blanc, dressé sur ses pattes de derrière, venaitd’apparaître, portant entre ses crocs une large enveloppe… qu’illaissa tomber devant Moralès…

Le rasta s’en empara aussitôt… Elle étaitadressée à Mme Diana Monti, et ainsiconçue :

Si vous ne voulez pas partager le sort dubanquier Favraux, ne vous trouvez jamais sur le chemin de safille.

JUDEX.

Et voilà que Diana et Moralès… aperçoivent auloin… véritable boule blanche lancée à toute vitesse, le canichequi s’enfuit.

Furieux… ils s’élancent… et tirent sur luiplusieurs coups de revolver…

Mais Maxime a de l’avance… Les balles nesauraient l’atteindre, et, lorsqu’il se sent tout à fait hors deportée, il se retourne sur ses adversaires et leur lancesuccessivement plusieurs ouah ! ouah ! ouah !d’ironie joyeuse, et disparaît derrière un talus, les oreilles auvent et le pompon en l’air.

– Judex !… Judex ! rageMoralès… Quel peut bien être cet homme ? Et pourquois’intéresse-t-il ainsi à la fille du banquier ?

Alors avec un calme terrible et une énergiefarouche, la Monti murmure lentement :

– Il faut le savoir… et je lesaurai !

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