Judex

Chapitre 1OÙ VALLIÈRES REPARAÎT

– Madame !… Madame ! s’écriaitJacqueline Aubry… en sanglotant dans les bras deMme de Trémeuse, je vous en prie… laissez-moirepartir pour Paris… Là, je m’adresserai à des hommes puissants quim’aideront, j’en suis sûre, à dissiper cette terrible énigme.

– Calmez-vous… ma chère enfant, suppliaitla comtesse… Mon fils Jacques vous a promis de vous rendre votrepère… Je le connais… il tiendra parole…

– Certes, j’ai confiance en lui, maisquels que soient son courage et sa bonne volonté, en se heurtant àcette force mystérieuse qui semble si redoutable… ne va-t-il paslui-même au-devant de grands dangers ?… Pourra-t-il lessurmonter ?… Ne succombera-t-il pas à la tâche… victimelui-même de la colère et de la haine de Judex ? Voilàpourquoi, après avoir si longtemps gardé le silence, j’estime quemon devoir est de parler.

– Gardez-vous-en bien, ma pauvre petiteamie, observait Julia Orsini.

– Pourquoi, madame ?

– Parce que dans l’intérêt de votre père,pour son salut… pour son honneur… il ne faut à aucun prix mêler lapolice à cette affaire.

Faisant asseoir la fille du banquier prèsd’elle, sur un grand canapé d’osier, tout au fond d’une vérandafleurie qui donnait sur la mer,Mme de Trémeuse poursuivit sur un tond’affection sincèrement maternelle :

– Je m’en rapporte à vos touchantesconfidences… Vous m’avez dit vous-même que le passé de votre pèren’était pas exempt de reproches.

– Hélas !

– Il est donc inutile, par une démarcheprécipitée, de rendre public ce drame qui doit à tout jamais resterdans l’ombre.

– Ah ! madame… madame… c’estaffreux… Mon pauvre père… quand on pense… qu’il était ici… toutprès de moi… N’est-ce pas la Providence qui nous arapprochés ?… N’est-ce pas elle qui a conduit jusqu’à lui… monenfant… son petit-fils montrant ainsi que l’expiation avait assezduré… et que la justice des hommes devait s’incliner devant lajustice de Dieu ?

– Votre père est vivant…, reprenait lafemme en noir. C’est un fait assez rassurant par lui-même pourouvrir votre cœur aux plus légitimes espérances.

– Certes… madame…, mais qui me dit queJudex, se sentant découvert…, ne l’aura pas conduit dans une prisontellement secrète, que nul ne pourra jamais la découvrir ?

Mme de Trémeuse,conformément au plan qu’elle avait arrêté avec ses deux fils,déclarait avec force :

– Je suis sûre que Judex n’est pour riendans la disparition de M. Favraut.

– Madame, que me dites-vous là ?s’exclamait Jacqueline, en pâlissant encore davantage.

– Ma chère enfant, reprenait JuliaOrsini, avec un accent d’autorité qui se tempérait du plus délicatintérêt et de la plus affectueuse bienveillance, je vous dois lavérité ! L’homme que nous avons trouvé ligoté dans le jardinde la villa des Palmiers a consenti à sortir enfin de ce mutismedans lequel il semblait vouloir à jamais se renfermer ; etvoici ce qu’il nous a révélé : Judex, qui avait à se venger dubanquier Favraut…, avait résolu de le tuer. En faveur de votregeste si sublimement généreux… pour vous, pour votre fils, rien quepour vous, il s’est décidé à lui laisser la vie… et il l’a condamnéà la prison perpétuelle. Mais, bientôt, votre père est tombémalade… très malade…

– Mon Dieu !

– Judex… toujours pour vous… l’a faittransférer, du cachot où il le gardait… à l’abri de touteinvestigation humaine… dans cette villa, où votre fils l’aretrouvé. Et alors… il s’est passé un fait surprenant… inattendu…qu’il faut que je vous révèle… Tandis que votre petit Jean,messager de la Providence… comme vous le dites si bien, venait vousannoncer qu’il avait retrouvé son grand-père… des individuspénétraient dans le jardin de la villa des Palmiers, se jetaientsur le gardien que Judex avait chargé de veiller nuit et jour surM. Favraut… et l’emmenaient dans une direction que, jusqu’à cemoment, il a été impossible de préciser.

– Sait-on quels sont ces gens ?

– On le sait.

– Ils s’appellent ?

– Diana Monti et Moralès… et ils ne sontautres que l’ex-institutrice Marie Verdier et son amant qui, déjàpar trois fois, ont tenté de vous assassiner.

– C’est épouvantable !

– Laissez-moi finir, mon enfant. Forts dece renseignement, Jacques et Roger se sont mis immédiatement encampagne… Ils ont déjà recueilli des indications précieuses… Je nepeux que vous le répéter : consolez-vous et espérez.

– Mais ce serviteur de Judex vous a-t-ildit… ?

– Il a refusé énergiquement de nousdonner le plus petit détail… Mais, d’une voix qui tremblaitlégèrement, il a cependant ajouté : « Judex n’est pas unhomme… c’est toute une famille, qui a voulu se venger. »

Et, tout en embrassant au front la fille deson bourreau, Mme de Trémeuse ajouta avec unaccent de profonde pitié :

– Il nous a dit aussi que le repentirétait entré dans le cœur de votre père… et sachez qu’il n’est pointde faute ni de crime qui ne se rachètent par les larmes.

– Oh ! que vous êtes bonne de meparler ainsi ! s’écria Jacqueline en rendant son baiser à lacomtesse. Sans vous, que deviendrais-je ?… Je ne sais plus…Quoi qu’ait pu faire le banquier Favraut… je ne puis oublier quec’est mon père… et je voudrais tant aider à son salut… hâter sadélivrance… Heureusement que vous êtes près de moi… Si votre frère,le bon Vallières, était ici… lui aussi me guiderait… meconseillerait… Pardonnez-moi cet instant de défaillance… J’ai tantsouffert… non seulement ces temps derniers, mais depuis longtemps,je pourrais même dire depuis toujours !… Je n’ai pour ainsidire pas eu de mère… La mienne est partie si vite ! sivite !… J’étais enfant… et pourtant, je la vois… je la verraitoujours… toute frêle, toute chétive… l’air sans cesse effrayé…s’effaçant toujours, tremblant devant mon père… Peut-êtresavait-elle ?… Peut-être est-elle morte de tout cela ?…C’est effrayant… Et moi qui n’ai jamais eu que des sentimentsd’affection… d’attachement… moi qui rêvais une existence douce etcalme… et qui aurais tant voulu aimer, être aimée… Fille sans mère…épouse sans mari… voilà quel aura été mon sort… Si je n’avais pasmon fils, je demanderais à mourir… Mon petit Jean bien-aimé, ilaura été la véritable joie de ma vie… mon seul rayon debonheur.

– Voilà pourquoi vous n’avez pas le droitde vous laisser abattre.

– Vous avez raison, madame… C’est ce quedisait toujours mon bon ami Vallières… Oh ! comme je seraisheureuse de le revoir pour lui dire combien vous êtes bonne, vousaussi… Il me semble que je vous connais depuis toujours. C’estétrange, mon cœur est allé vers vous tout de suite… et aussi versles vôtres… M. Roger… M. Jacques…

En prononçant ce dernier nom, la voix deJacqueline eut une vibration étrange et tout de suite… comme sielle obéissait à une de ces impulsions instinctives que rien nepeut arrêter, elle ajouta ces mots qui étaient comme l’aveuinconscient d’un sentiment dont elle ne s’était pas encore renducompte et qui peut-être venait seulement d’éclore en elle àl’instant même :

– Oh ! oui, monsieur Jacquessurtout.

Alors, comme si, instantanément, elle voyaitclair en elle, brisée, éperdue à la fois de douleur et d’espoir, dedétresse et d’amour, elle laissa retomber sa tête sur l’épaule deMme de Trémeuse, tandis qu’elle sanglotaitdans le désarroi de sa pauvre âme affolée :

– Pardonnez-moi, madame,pardonnez-moi !

Jacques de Trémeuse qui, tout près de là, setenait caché derrière un massif de roses, et n’avait rien perdu decette émouvante et tragique causerie, demeurait comme enextase…

Et ses lèvres se prirent à murmurer comme enune prière de reconnaissance infinie, de ferveur suprême :

– Elle m’aime !… Ellem’aime !…

*

* *

Le môme Réglisse, qui savait être sérieux àses moments perdus, était assis dans un confortable rocking-chairet s’absorbait consciencieusement dans la grave lecture duTemps, lorsque, tout à coup, un bruit de pas sur legravier lui fit relever la tête.

Un vieux monsieur, vêtu d’une redingote etcoiffé d’un chapeau haut de forme, venait d’apparaître au milieudes palmiers.

– Mince alors ! papaVallières ! s’écria Réglisse en courant vers le visiteur.

Et, le prenant par la main, il le guidajusqu’au perron de la villa… tout en poussant les exclamations lesplus joyeuses.

Attirées par les cris de l’enfant, Jacquelineet Mme de Trémeuse étaient accourues.

À la vue de son grand ami, le visage deJacqueline s’éclaira d’une joie charmante.

– Vous ! fit-elle… Moi qui, cematin, disais à madame votre sœur combien je serai heureuse de vousvoir près de moi !…

Vallières répondait :

– Votre vœu aura été vite exaucé…

Et, entraînant Vallières jusqu’au salon,Jacqueline ajouta :

– Il vient de se passer ici des chosesvraiment extraordinaires.

– Je suis au courant, expliquaitVallières… Je viens de rencontrer à la gare de Saint-Raphaël monneveu Jacques qui m’a tout raconté.

– Mon pauvre père…, fit tristement lajeune femme… qui s’empressa de déclarer : Je ne saurais vousdire, cher ami Vallières, combienMme de Trémeuse s’est montrée bonne enversmoi… Jamais je n’oublierai…

Mais le petit Jean interrompit :

– Maman, il y a un homme sur laterrasse.

Roger sortit aussitôt du salon et se trouva enface d’un matelot du port, qui lui remit une lettre pourMme Jacqueline Aubry et s’empressa dedisparaître.

Roger de Trémeuse rapporta aussitôt la lettreà sa destinataire, qui la décacheta et lut à haute voix, avec uneémotion profonde :

Ma chère fille,

Je suis libre enfin, et je veux te revoir.Viens ce soir, à dix heures, sur la jetée avec le petit Jean. Si tule veux, rien ne vous séparera plus de ton père.

Je vous embrasse tous deux bientendrement.

MAURICE-ERNEST FAVRAUT.

– C’est entendu !… déclaraJacqueline. J’irai à ce rendez-vous.

Mais Vallières, qui, à la lecture de cemessage, avait pris un air grave et réfléchi,intervenait :

– Certes, je trouve tout naturel que vousrépondiez à l’appel de votre père… et croyez que je ne chercheraisnullement à vous en dissuader… bien au contraire… si je necraignais pas que cette lettre ne dissimulât un piège dans lequelon veut vous faire tomber.

– Cependant… cet écrit est tout entier dela main de mon père…

– Qui vous dit précisément qu’on ne lui apas en quelque sorte tenu la main… et qu’on ne s’est pas servi delui comme d’un instrument inconscient pour vous attirer dans unguet-apens ?

– Cependant…

– Attendez, chère madame, et laissez-moivous poser une simple question. Qui a enlevéM. Favraut ?

– Diana Monti.

– C’est-à-dire Marie Verdier,l’ex-institutrice des Sablons, devenue votre ennemie acharnée…implacable… et qui, déjà à plusieurs reprises, a cherché à sedébarrasser du témoin gênant que vous étiez pour elle.

Vallières poursuivait, encouragé par lessignes de tête approbatifs de Mme de Trémeuseet de Roger :

– J’estime donc que vous commettriez unegrave imprudence en obéissant à cette invitation dont l’origine meparaît des plus suspectes. C’est donc moi qui irai à ce rendez-vousà votre place.

– Mais si, comme vous le dites, il cachequelque machination de mes ennemis ?

– Je saurai la déjouer, soyeztranquille ; et si votre père se trouve vraiment à l’endroitindiqué, je me charge de le ramener ici, et de le rendre à votretendresse.

– Mon frère vient de vous parler lelangage de la raison et de la sagesse…, appuyaitMme de Trémeuse.

– Puisqu’il en est ainsi, accordaitJacqueline, je m’en rapporte entièrement à vous. Et puis, quisait ?… Nous aurons peut-être d’ici là des nouvelles deM. Jacques.

Et elle ajouta en rougissantlégèrement :

– Ne m’en veuillez pas, mon bon amiVallières, mais j’ai le pressentiment que c’est lui qui me rendramon père !

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