Judex

Chapitre 3LES DEUX FRÈRES

Judex, en proie à une des luttes les pluspoignantes qui aient jamais bouleversé un cœur humain, étaitdemeuré longtemps enfermé dans son cabinet de travail, comme perdudans une douloureuse rêverie qui mettait sur son beau visage unvoile de navrante tristesse.

– Et il n’y a rien à faire, rien !murmura-t-il d’une voix angoissée. Quelle chose affreuse que lafatalité !

S’emparant de sa perruque et de sa faussebarbe, il allait sans doute reconstituer, grâce à un maquillageatteignant la perfection même, le personnage de Vallières qu’ilavait joué d’une façon si extraordinaire auprès du banquier et desa fille… et qui avait nécessité de sa part de longues préparationset de minutieuses études, lorsqu’on frappa légèrement à laporte :

– Qui est là ? fit Judex sur un tond’impatience.

– Roger…

– Qu’y a-t-il ?

– J’ai besoin de te voir tout desuite.

Judex s’en fut ouvrir.

En l’apercevant sous ses traits naturels,Roger sursauta :

– Quelle imprudence !murmura-t-il.

– Tais-toi…, imposa le faux Vallières enfaisant pénétrer son frère dans son bureau dont il refermasoigneusement la porte.

Roger attaquait sur un ton où perçait unelégère inquiétude :

– Qu’as-tu donc ? Tu semblesbouleversé, malheureux même. Pourquoi, tout à coup, au risque de tetrahir, as-tu arraché le masque sous lequel tu te cachais pouraccomplir à la fois une œuvre de bonté et un devoir dejustice ?

– Lis cela…, fit simplement Judex en luitendant la lettre que deux heures auparavant lui avait dictéeJacqueline.

Roger en prit connaissance et, l’airmélancolique, la rendit à son frère qui reprit aussitôt :

– Tu as lu ?

– Oui… j’ai lu !

Répétant les propres termes de la missivequ’il savait déjà par cœur, l’ennemi du banquier scanda d’une voixsourde, étouffée :

Quant à vous, votre nom mystérieux évoquetoujours pour moi le sombre drame de la mort de mon malheureuxpère. Je n’ose le répéter et ne le lis qu’avec effroi… Je demande àVallières de ne pas le prononcer devant moi.

Et Judex ajouta, avec un accent dedésespoir :

– Frère, toi qui sais… comprends-tu ceque je peux souffrir ? N’est-ce pas que c’est une choseaffreuse ?

– Jacques… courage…, reprenait Roger.

– Courage !… C’est ce que je necesse de me répéter à moi-même. Mais en aurai-je assez pour allerjusqu’au bout ?

– Que dis-tu là ?

– Écoute-moi, reprenait Judex… Lorsque jeme suis attelé à la tâche sacrée qui nous avait été ordonnée… j’aipris, comme toi d’ailleurs, la résolution de fermer mon cœur à toutamour, tant que nous n’aurions pas accompli notre œuvre, non devengeance, mais de justice.

« Comme toi, mon frère… j’ai réussi à metenir à l’abri de toute passion… jusqu’au jour où, sous les traitsde Vallières, j’ai réussi à pénétrer dans l’intimité du banquierFavraut.

« Et voilà que bientôt je me suis aperçuque peu à peu, malgré moi, un sentiment que je prenais pour del’amitié, de la sympathie, m’était inspiré par cette douce jeunefemme… qui, dès le premier jour, m’était apparue – et je ne metrompais pas – comme une des victimes de l’égoïsme tyrannique deson père.

« Ce sentiment qui aurait pu affaiblir mavolonté, je l’ai combattu avec un tel acharnement que je suisparvenu à le dominer assez victorieusement, pour qu’il nem’entravât pas dans la terrible besogne que j’avais à accomplir…Mais… à la suite d’une scène profondément émouvante avecJacqueline, scène où j’ai pu mesurer toute la noblesse de son âmeen même temps que la pureté de son cœur, je t’ai dit :

« Frère, cette malheureuse, sans s’endouter, vient de sauver l’existence de son père… Après ce qu’elle afait, nous ne pouvons plus laisser ce misérable se réveiller entreles quatre planches d’un cercueil… Si grands soient ses crimes, sijuste soit notre ressentiment, nous n’avons plus le droit de luiimposer la plus atroce des agonies, le plus hideux des supplices,mourir enterré vivant !… Alors tu m’as répondu :« Frère, tu es l’aîné ! Tu es le maître… Ordonne,j’obéirai. » Et tu m’as dit cela, n’est-ce pas, mon Roger,parce que ta conscience te dictait aussi ce verdict de souverainepitié.

– Et surtout ! reprit Roger, parceque j’avais compris que tu aimais.

– Frère, tu te trompes ! protestaitJacques avec une sombre énergie… À ce moment-là, je ne l’aimais pasencore d’amour, tandis qu’aujourd’hui, où je la connais mieux, oùj’apprécie encore plus hautement son âme, où je sais tous lesdangers qu’elle a courus, où je l’ai recueillie pantelante, auxtrois quarts morte, dans ce moulin des Sablons… je l’admire etl’adore avec toute la ferveur d’un cœur à jamais conquis… eh bien…Roger c’est terrible… Roger… tu vas me blâmer, tu vas peut-être memaudire… mais il faut bien pourtant que cet aveu sorte de moi,parce qu’il m’étouffe.

Et Judex, saisissant son frère dans ses bras,lui dit :

– Il y a des moments où je me demande sije ne vais pas lui rendre son père.

– Jacques ! s’écria Roger enpâlissant… souviens-toi que nous sommes liés par le plus sacré, leplus solennel des serments.

– Et si je m’en faisais délier ?

– Ne te berce pas d’une pareilleillusion.

– Si j’essayais ?

– Tu te briseras contre la plus noble deshaines.

Jacques se taisait, courbé sous le poids de laplus grande des afflictions. Roger, doucement, voulutreprendre :

– Mon ami…

Mais, soudain, Judex releva la tête :

– Frère, dit-il, tandis qu’une flammed’espoir illuminait son visage… je vais être obligé de te quitter…pendant vingt-quatre heures… Je suis tranquille au sujet de notreprisonnier… Kerjean fera bonne garde.

« Pendant ce temps, tout en continuant àveiller sur Jacqueline, je te prie en grâce d’aller chercher sonenfant, et de le ramener au plus tôt près d’elle.

– Je pars tout de suite… pour Loisy,consentait aussitôt Roger, qui souffrait de la douleur de sonfrère.

– Merci…

– Et toi… courage !

Les deux frères qui semblaient marqués tousdeux par un destin, longuement s’étreignirent.

Et Roger prononça cette phrase mystérieuse àl’oreille de Judex, qui tressaillit :

– Tu l’embrasseras pour moi !

– Je te le promets !

Une heure après, Jacqueline encore sousl’impression de son émouvante entrevue avec l’ancien secrétaire deson père, recevait le message suivant :

Madame,

Obligé de m’absenter brusquement, je croispouvoir vous annoncer que conformément à votre désir votre enfantsera auprès de vous ce soir ou demain. Je vous supplie de ne pasbouger de votre chambre avant mon retour qui ne sauraittarder.

Veuillez agréer, madame, l’expression demon respectueux dévouement.

VALLIÈRES.

– Le brave homme ! fit simplementJacqueline en portant la lettre à ses lèvres.

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