Judex

Chapitre 4LE PARDON DU FORÇAT

Tandis que Diana qui, pour la première foispeut-être de son existence mouvementée, avait senti le frisson dela peur lui glacer les veines, collait son oreille contre lacloison, Kerjean, sans perdre une seconde, poussa le puissant maisgrossier verrou qui fermait la porte du réduit.

– Celle-là, je la tiens !…grommela-t-il… Maintenant, à l’autre !

Et revenant vers Moralès qui s’était relevé…il allait, se plaçant entre Jacqueline et lui, subir vaillamment lechoc auquel il s’attendait, lorsque, à sa grande surprise, il setrouva en face d’un homme effondré, à l’attitude douloureuse… auvisage bouleversé, au regard chargé de larmes…

Tout tremblant… n’osant lever les yeux…Moralès questionna… timidement… faiblement :

– Monsieur… vous êtes PierreKerjean ?

– Oui !

Alors, après avoir hésité… l’amant de la Montilaissa échapper :

– Je suis votre fils !

– Toi… Robert ! fit le vieux meunieren un cri de désespoir.

Puis, maîtrisant son indicible émotion, ilpoursuivit d’une voix sourde, haletante :

– C’était donc vrai… ce qu’on m’avait dità la mairie du village ? Mon fils ! mon Robert !…Toi que je revois encore si doux, si aimant… toi pour qui ta mèreet moi nous avions fait de si beaux rêves, je te retrouve ici, surle point d’accomplir un crime abominable !

– Père ! s’écria Moralès, avec unaccent déchirant… Père, je vous en prie, pardonnez-moi.

Avec un accent de douleur poignante, Kerjeanreprenait :

– Je n’ai pas le droit… mon fils… det’adresser de reproche, car tu pourrais me répondre :« Si je suis devenu un bandit, c’est de votre faute ;c’est vous qui m’avez montré le mauvais exemple… c’est vous qui,après avoir fait mourir de chagrin ma mère, m’avez laissé seul…sans appui, sans conseils… avec cette seule étiquette qui m’apoursuivi dans la vie : « Fils de faussaire… enfant debagnard ! »

« Certes, je pourrais te prouver que jen’ai pas été aussi misérable que tu peux le croire… et que,subissant l’influence d’un homme cent fois plus coupable que moi…de ce banquier Favraut dont tu as dû entendre prononcer le nom etque sa situation formidable mettait à l’abri, lui, des atteintes dela justice, j’ai été surtout la victime de mon ignorance et de macrédulité.

« Mais mieux vaut nous éviter uneexplication aussi atroce. Je te dirai seulement que si j’aisupporté ma peine, si je ne me suis pas laissé aller aux idées desuicide qui me hantaient, depuis surtout que j’avais appris la mortde ta pauvre mère, c’était pour toi, rien que pour toi !… monfils ! car aussitôt ma peine terminée… je voulais revenir enFrance… pour te retrouver… J’espérais tant que tu étais resté unhonnête homme… Tu le promettais si bien… et je me disais :Quand il verra son vieux père venir à lui… rongé de remords… quandil entendra sa défense… quand il connaîtra toutes les circonstancesdans lesquelles il a été condamné, c’est-à-dire tous les piègesqu’on a tendus à sa faiblesse, toutes les tentations qu’on a faitmiroiter à ses yeux, peut-être alors ne le repoussera-t-il pas toutà fait… peut-être consentira-t-il même à ce que de temps en temps,à l’insu de tous, il vienne s’asseoir à son foyer ?

« Oui, je me berçais de cette douceespérance… Et c’est moi, l’ancien forçat, qui arrive à temps… pourt’empêcher d’être un assassin !

– Non, père, non, je vous le jure, je nesuis pas un assassin !

– Pourtant !…

– Vous n’avez donc pas entendu ?

– J’étais tout au fond de notre ancienjardin… isolé dans ma douleur… lorsque des cris qui partaient del’intérieur du moulin m’ont arraché à mon rêve. Alors, je me suisprécipité… je t’ai vu te battant avec une femme… cherchant àarracher un couteau… sans doute pour frapper cette malheureuse quevoilà !

Et Kerjean désignait Jacqueline qui, plongéedans une sorte de sommeil cataleptique, toute blanche et touteglacée, ne semblait plus tenir à l’existence que par un fil.

Moralès protestait avec véhémence :

– Non, père, je n’ai pas voulu la tuer…Je voulais au contraire la défendre… contre cette misérable que tuas vue là, tout à l’heure, et qui, devant mon refus de frapper uneinnocente avait décidé de la frapper elle-même.

– Pourquoi ?

– Père… ne me forcez pas… surtout en cemoment, à vous découvrir l’abîme effroyable dans lequel j’ai faillitomber… Plus tard, bientôt… je vous dirai tout… Mais pasmaintenant… je vous en supplie… pas maintenant !…

Moralès, ou plutôt Robert, avait proféré cesmots avec un accent tellement déchirant et sincère, que Kerjean necrut pas devoir insister.

– Quelle est cette malheureuse ?fit-il en s’approchant de Jacqueline.

– C’est la fille du banquier Favraut,révéla aussitôt Moralès.

– La fille du banquier Favraut !répéta l’ancien meunier… la fille de…

Mais tout à coup, il se tait… En même tempsqu’une vive stupeur se lit dans ses yeux, une expression étrange sereflète sur tout son visage.

Kerjean vient de reconnaître dans la jeunefemme étendue sur le banc… l’inconnue dont il a trouvé le portrait,caché dans un volume sur le bureau de Judex.

Alors, dissimulant son trouble, il revientvers son fils… et plongeant son regard dans le sien, il luidit :

– Robert… tu ne m’as pas menti ?

– Non, père, je vous ai dit lavérité !…

« J’ai commis des actes coupables… Oui,je l’avoue, j’ai fait de bien vilaines choses… Mais, si je suisdevenu un malhonnête homme… c’est surtout parce que j’ai étéentraîné par cette femme qui est là… derrière cette cloison… et quicertainement nous écoute.

« Oui, je ne crains pas de le crier… trèshaut… devant elle… C’est elle qui a été mon mauvais génie… C’estelle qui m’a entraîné sur la pente fatale… C’est elle qui, abusantde la passion qu’elle m’avait inspirée… a fait de moi l’êtreméprisable et dégradé que je suis.

« Mais, père, je ne saurais trop vousl’affirmer de toutes mes forces… je me suis ressaisi à temps… Oui,au moment où, mettant le comble à son infamie, elle a voulu placerdans ma main le couteau d’un assassin… oh ! alors… j’ai vuclair en moi-même, j’ai compris… je me suis révolté… Ce couteau, jen’ai plus songé qu’à le lui arracher pour le lui enfoncer dans lecœur… et si vous n’étiez pas entré… je la tuais… je la tuais… sanspitié… Ensuite, j’aurais été me livrer à la justice… qui auraitfait de moi ce qu’elle aurait voulu. Mais au moins j’aurais eu laconsolation de penser que je n’étais pas tout à faitinfâme !

Comme un ricanement diabolique arrivait dugrenier, Moralès fou de rage autant qu’exaspéré de colère,s’écria :

– Ah ! mon père, laissez-moi enfinir avec cette gueuse, laissez-moi écraser cette vipère…

– Non, reste là !… ordonnait levieux Kerjean avec autorité. Tu n’as pas le droit, toi, d’être unjusticier. C’est une besogne qui n’appartient qu’à ceux qui en sontvraiment dignes. Écoute-moi… Ce que je vais te dire est très grave…De ta réponse dépendent toute ta vie et la mienne.

– Parlez, mon père, répliquait Robertavec la plus respectueuse soumission.

– Es-tu vraiment bien décidé à ne plusrevoir cette femme ?

– Jamais !

– Es-tu prêt à redevenir un honnêtehomme ?

– Je vous le jure !

Le vieux Kerjean considéra un instant son filsavec une fixité puissante, comme s’il voulait pénétrer jusqu’auplus profond de son cœur.

– Je te crois…, fit-il au bout d’uninstant.

Et désignant Jacqueline à Moralès, ilfit :

– Je te confie cette malheureuse… Tu m’enréponds comme de toi-même ?

– Oui, père !

– Je m’en vais prévenir celui qui seul, àmes yeux, représente la justice.

– Père ! s’écria Robert… dont levisage s’était baigné de larmes… Père, qu’allez-vous faire demoi ?

Et Kerjean ouvrant ses bras à son fils, en ungeste large, spontané, superbe, s’écria :

– Ma pauvre femme, si tu nous vois delà-haut… pardonne-moi comme je lui pardonne !

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