Judex

Chapitre 6LE DOSSIER RÉVÉLATEUR

Jacqueline, fléchissant sous le poids de cettenouvelle douleur, s’était laissée tomber sur un canapé, prête às’évanouir.

– Ah ! madame ! s’écriaVallières sur un ton de respectueux reproche… Pourquoi m’avez-vousforcé à vous révéler ces choses ?

La jeune femme, faisant appel à toute sonénergie, répliqua :

– Non ! laissez… je seraiforte ! Ne vous excusez pas, monsieur Vallières. Vous avezbien fait… oui, très bien fait de me prévenir. Maintenant,achevez ! Je vous répète que je veux tout connaître… C’est àla fois mon droit et mon devoir !

– En ce cas, madame, veuillez me suivre,invita Vallières en offrant son bras à Jacqueline et en laconduisant jusqu’au cabinet de travail du banquier.

Tandis que la jeune femme s’asseyait devant lebureau de son père, Vallières s’approcha d’une boiserie sculptéequi ornait un angle de la muraille et fit jouer un ressort secret.Un panneau se déplaça, laissant apparaître une excavation pratiquéedans la muraille.

– C’est là, déclara le secrétaire, queM. Favraux dissimulait ses documents confidentiels. Il n’y aque très peu de temps qu’il m’avait révélé l’existence de cettecachette en me faisant lui jurer, s’il venait à disparaître, debrûler tous ces papiers… J’allais le faire, madame, au moment oùvous m’avez appelé près de vous…

Jacqueline eut alors le sublime courage de seplonger dans l’étude du dossier volumineux que Vallières avaitdéposé devant elle et qui contenait la preuve indiscutable queFavraux, par ses manœuvres, aussi sournoises que criminelles, avaitprovoqué le krach du Continental Consortium, labanqueroute de la Rente universelle, la faillite desPhosphates du Delta, l’incendie des Docks deNew-City. Le bilan effroyable se chiffrait par plusieursmilliers de familles ruinées, par de nombreux suicides et enfin parla mort, dans les flammes, de plus de cent travailleurs.

– Vous saviez tout cela, monsieurVallières ? reprenait Mme Aubry, d’une voixlourde de sanglots. Comment, vous, un honnête homme, avez-vous purester le secrétaire de… M. Favraux ?

À ces mots, une lueur étrange passa dans leregard de Vallières qui, courbant le front, murmura d’une voixétranglée :

– Je n’ai pas toujours été un honnêtehomme…

Prise de vertige en face de l’abîme d’infamieet de honte qu’elle venait d’apercevoir tout à coup, Jacquelinearticula simplement :

– Laissez-moi, monsieur Vallières.

– Madame…, exprima le secrétaire, je n’aipas besoin de vous dire que tout ceci restera enfermé à jamaisentre nous.

Et, l’air mélancolique d’un homme qui n’a plusrien à espérer sur terre, il se préparait à partir.

Jacqueline le retint.

– Monsieur, fit-elle, avec une expressionde dignité admirable, je souhaite que la franchise un peu tardivedont vous avez fait preuve à mon égard vous assure le pardon desfautes que vous avez pu commettre.

Vallières s’inclina. Deux larmes discrètes,lointaines, apparaissaient au fond de ses yeux. Et il sortit, plusvoûté que de coutume.

Alors, la fille du banquier put donner librecours à son désespoir.

– Ainsi, se disait-elle, mon père quej’aimais et que je redoutais, tant il m’apparaissait supérieur auxautres, n’était qu’un misérable qui a causé la ruine de tant debraves gens… la mort de tant d’innocents ! Cette fortune qu’ilnous a laissée à mon fils et à moi a été acquise dans le sang etdans les larmes ! Quelle chose abominable ! Il me sembleque je vais entendre sans cesse monter à mes oreilles lesmalédictions et les plaintes des victimes. Oui, déjà ils mecrient : « Tout cet or… il n’est pas à toi… ni à tonfils… il est à nous… Ton père nous l’a volé ! »

Alors un cri déchirant lui échappa :

– Mon fils… mon Jean bien-aimé !

C’est qu’une pensée encore plus atroce, unecrainte encore plus épouvantable venait de lui broyer le cœur.

– Judex !… Judex !…,songeait-elle…

« Quel est cet homme assez puissant pouravoir frappé à l’heure fixée par lui, au milieu d’une fête, monpère que rien n’a pu arracher à son destin ? Qui sait si,poursuivant sa vengeance, il ne va pas me frapper à mon tour, ainsique mon enfant ? Peu importe !… Je suis prête àtout ! Mais mon petit !… Pitié pour lui !…Pitié !

Une phrase terrible vibra soudain à l’oreillede l’infortunée :

– Est-ce que ton père, lui, a eu pitiédes innocents ?

– Mon Dieu !…, sanglota-t-elle,éperdue… Comment détourner la menace que je devine suspendue surnos têtes ?… Comment désarmer Judex ?

Tout à coup, le visage de Jacqueline cessa derefléter le désespoir et la terreur. Une sorte d’ardeur mystiqueillumina son regard. Une expression de volonté sublime etsurhumaine se répandit sur ses traits, transformant miraculeusementla créature frêle et désemparée en une femme noblement vibrante detous les courages et de toutes les énergies. Puis, s’emparant desdossiers révélateurs, elle les serra contre sa poitrine et lesemporta dans sa chambre en murmurant sur un ton de résolutionfarouche :

– Je sais maintenant ce qui me reste àfaire !

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