Judex

Chapitre 5JACQUELINE

Cocantin, qui s’était empressé de quitter lechâteau en emportant les deux lettres de Judex, était rentré chezlui littéralement affolé.

– Pour mes débuts, se disait-il, en voilàune histoire ! Que dire ? Que faire ! Je ne saisplus, moi !… C’est effrayant ! J’en suismalade !

Le fait est qu’il y avait de quoi bouleverserun homme qui, trois semaines auparavant, menait une vie des plusjoyeuses en même temps que des plus banales, et que rien,d’ailleurs, ne prédisposait au métier de détective.

En effet, jusqu’à l’âge de quarante ans,Cocantin avait vécu d’une rente assez rondelette que lui faisaitson oncle, le sieur Ribaudet, fondateur-directeur de l’AgenceCéléritas.

Il avait partagé son existence entre deuxpassions : les femmes et Napoléon.

Il va de soi que la première lui avait coûtéinfiniment plus cher que la seconde.

L’héritage Ribaudet était venu fort à propospour le tirer d’embarras. Mais l’oncle ayant exigé par testamentque son neveu lui succédât effectivement dans ses fonctions,Prosper Cocantin avait été forcé, presque à son corps défendant, deprendre du jour au lendemain la direction de l’agence.

Et voilà que, pour sa première affaire, iltombait sur le drame le plus déconcertant et le plus redoutable quel’on pût imaginer !

– Si j’allais, se disait-il, racontertout à la police, à la grande, à la vraie, à la seule qui devraitexister !

Mais, au moment de sortir, il se ravisa.

– Voyez-vous qu’à la Préfecture, on meprenne pour le complice de Judex… ou pour Judex lui-même ! Lemieux pour moi est de garder le silence sur cette ténébreuseaffaire. C’est dit : je me tairai !

Il crut avoir retrouvé le calme et la paix…Mais pas du tout ! Pendant deux jours, il lutta contre lahantise de Judex… Pendant deux nuits, il ne cessa d’être en proieaux cauchemars les plus terrifiants…

Afin d’échapper à cette obsession, Cocantin sepréparait à déchirer en tout petits morceaux les deux lettresauxquelles commençait à trouver une sorte de parfum diabolique,lorsqu’il songea :

– Favraux avait une fille… Ai-je le droitde la laisser dans l’ignorance des circonstances si troublantes quiont précédé la mort de son père ?

Fort perplexe – car c’était un très honnêtegarçon –, il continuait à contempler les deux messages, lorsqu’ilreleva la tête.

Lentement, son regard se dirigea vers le bustede Napoléon placé sur le haut d’un cartonnier ; et ledétective malgré lui se demanda :

– Qu’eût-Il fait à maplace ?

La réponse ne se fit pas longtemps attendre…Cocantin venait d’avoir l’impression que la voix du maître vibraità ses oreilles, lui lançant impérieusement cet ordre :

– Préviens la famille !

Le directeur de l’Agence Céléritas n’avaitplus qu’à obéir… Quelques heures après, il arrivait au château desSablons et faisait prier Mme Aubry de bien vouloirlui accorder un entretien confidentiel au sujet d’une affaire trèsgrave et très urgente.

Bien que Jacqueline, qui venait d’assister àl’enterrement de son père, fût toute brisée de chagrin etd’émotion, elle consentit à recevoir le détective qui, après s’êtreincliné respectueusement devant elle, attaqua :

– Madame, je vous demande pardon de venirvous troubler dans votre peine. Mais, en possession d’un secret defamille qui vous intéresse tout particulièrement, j’ai compris queje n’avais pas le droit de garder le silence.

Puis, avec la plus complète franchise, lesuccesseur de Ribaudet raconta à Mme Aubry ladémarche que le banquier avait faite à son agence, ainsi que tousles événements qui l’avaient précédée et suivie.

Et lui remettant les deux lettres de Judex àl’appui de ses dires, il conclut, satisfait de lui et la conscienceen repos :

– Maintenant, madame, que j’ai fait toutmon devoir, il ne me reste plus qu’à vous adresser, avec tous mesregrets, l’hommage de mon profond respect.

Jacqueline, qui avait lu les deux messages,s’écria avec l’accent de l’indignation la plus vive :

– Ces lettres sont une infamie etpréludent sans doute à quelque chantage !

– Madame…, protesta Cocantin, avecl’accent de la plus vive sincérité, je vous jure que je suis tout àfait incapable…

– Monsieur, interrompit la fille dubanquier, je ne vous accuse nullement ; je vous remercie, aucontraire, de votre si parfaite loyauté. Mais vous comprendrez queje sois bouleversée à la pensée que la mémoire de mon père puisseêtre un instant suspectée… Aussi, je tiens avant tout à éclaircircette affaire.

– Vous avez raison, madame.

– Et si j’ai besoin de vosservices ?…

– Vous pourrez entièrement compter surmoi, promit le directeur de l’Agence Céléritas qui se retira aprèsavoir salué Mme Aubry jusqu’à terre.

Demeurée seule, Jacqueline relut d’abord lapremière sommation.

Non content de ruiner et de déshonorer lesgens, il faut encore que vous les assassiniez. Je vous donnel’ordre, pour expier vos crimes, de verser la moitié de votrefortune à l’Assistance publique. Vous avez jusqu’à demain soir, dixheures, pour vous exécuter.

JUDEX !

Puis, ce fut l’autre, véritable glasd’avertissement suprême :

Si avant dix heures, vous n’avez pas verséà l’Assistance publique la moitié de votre fortune mal acquise,ensuite, il sera trop tard. Vous serez impitoyablementchâtié.

JUDEX !

Et la jeune femme, envahie par une terreurindicible, songeait que c’était précisément lorsque dix heuressonnaient à l’horloge de la salle à manger, que le banquier étaittombé foudroyé.

– Plus de doute !s’écria-t-elle en un sanglot déchirant… Mon père a été victime d’uncomplot tramé dans l’ombre. Mon père a été assassiné !

Jacqueline qui, jusqu’à ce jour, n’avaitjamais soupçonné l’intégrité du financier, traitant, comme tantd’autres, de mensonges odieux et de calomnies stupides les rares etvagues accusations qu’elle avait entendu çà et là porter contrelui, se demanda, avec un sentiment de sourde terreur si ces rumeursne reposaient pas sur un fond de vérité.

Aussitôt, elle se révolta contreelle-même.

– Mon père un voleur, un assassin !Certes, il aimait l’argent… il était âpre au gain, et impitoyableenvers ceux qui se jetaient en travers de ses projets. Mais de là àcommettre des crimes aussi épouvantables… Non, non, c’estimpossible !… Père, père chéri, pardonne-moi d’avoir pueffleurer ta mémoire d’un pareil soupçon !…

Tout en s’efforçant de redevenir maîtressed’elle-même, Jacqueline sonna un domestique.

– Bontemps, interrogea-t-elle, M. lemarquis de la Rochefontaine a-t-il quitté le château ?

– Oui, madame. Il est parti pour Paris,en auto, il y a environ un quart d’heure.

– Alors, dites à M. Vallières que jedésire lui parler.

Quelques instants après, le secrétaire deFavraux se présentait devant Jacqueline.

Pâle, silencieuse, la fille du banquier leconsidéra d’un de ces longs et profonds regards quiexpriment : « Êtes-vous vraiment un ami ? »

L’expression de bonté sincère et mêmeattendrie qui se lisait sur les traits de Vallières la rassuraaussitôt ; car tout de suite, elle fit sur un ton pleind’énergie :

– Monsieur Vallières, mon père avait pourvous beaucoup d’estime. La veille de sa mort, il me disait encorecombien il était reconnaissant à son ami William Simpson – de NewYork – de vous avoir adressé à lui.

Comme Vallières s’inclinait d’un air grave,ému, Jacqueline continua :

– Je sais donc que l’on peut avoirentièrement confiance en vous.

Et, lui tendant les deux lettres de Judex,elle ajouta :

– Voici ce qu’un agent d’affaires vientde m’apporter… Lisez…

– M. Favraux m’avait mis au courant,répliqua le secrétaire, en reconnaissant les deux messages.

– Ah ! vous saviez ?

– Oui, madame, et je dois ajouter queMonsieur votre père n’avait prêté à ces lettres qu’une trèsmédiocre importance.

– Et pourtant, s’écria Jacqueline, il asuccombé juste à l’heure indiquée par elles !

– C’est exact !

– Voilà pourquoi je ne puis rester dansune aussi terrible incertitude… Je vous demanderai donc dem’accompagner à la Préfecture de police.

Vallières, considérant Jacqueline d’un air dedouloureuse sympathie, reprenait :

– Voulez-vous, madame, me permettre devous donner un respectueux conseil ?

– Je vous en prie.

– N’allez pas à la Préfecture.

– Pourquoi ?

– Ne me forcez pas à préciser.

– Au contraire, reprenait Jacqueline, jeveux tout savoir.

– Contentez-vous de pleurer votre père,sans chercher à savoir ce que fut son passé.

– Son passé ! fit Jacqueline en uncri de terrible angoisse. Son passé ! Les accusationscontenues dans ces lettres seraient donc vraies ? Alorspourquoi déjà m’avoir caché l’existence de ces deux messages ?Oui, pourquoi ces réticences et tout ce mystère ?… MonsieurVallières, au nom du ciel, parlez !…

– Madame…, hésitait encore le secrétairetout tremblant d’émotion.

– Vous ne voyez donc pas que vous metorturez affreusement…, s’écria Jacqueline en éclatant en sanglots.Oh ! je vous en supplie, dites-moi que mon père estinnocent ! Au nom de mon fils, je vous en conjure,affirmez-moi, jurez-moi qu’il n’y a pas un mot de vrai dans cettehistoire !

Tout en inclinant tristement le front,Vallières articula d’une voix dans laquelle il y avait deslarmes :

– Hélas ! madame… C’est lavérité !

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