Judex

Chapitre 3LES OISEAUX DE NUIT

Vers une heure du matin, une puissanteautomobile s’arrêtait aux alentours de Château-Rouge.

Quatre hommes en descendirent.

C’étaient Moralès, Amaury de la Rochefontaine,le docteur et le Coltineur.

Tandis que Crémard restait sur le siège de salimousine, Moralès, suivi des trois autres, s’engageait dans lesentier qui conduisait aux ruines.

Après avoir fait promettre à ses complicesqu’aucune violence ne serait exercée contre son père, l’amant deDiana s’apprêtait à réaliser la promesse que lui avait siastucieusement arrachée sa maîtresse.

Son plan, qui lui avait d’ailleurs étéentièrement suggéré par la Monti, était d’une grande simplicité etd’une remarquable audace…

Emporté par sa passion, il allait l’accomplirsans la moindre hésitation.

Désormais aucun remords ne pouvaitl’arrêter.

L’aventurière l’avait trop entièrementressaisi pour qu’il s’embarrassât d’aucun scrupule.

Tout d’abord… il s’en fut écouter à la portede la chambre où couchait son père.

Il n’entendit que le bruit d’une respirationrégulière, indice d’un profond sommeil.

– De ce côté-là, fit-il, tout vabien…

Néanmoins, pour plus de tranquillité, il donnaun tour à la clef qui était demeurée dans la serrure.

Et il s’en fut rejoindre ses collaborateursqui avaient déjà pénétré dans la cellule de Favraut… d’autant plusfacilement que, par une incroyable négligence, le verrou extérieurn’en avait pas été tiré.

Sans s’arrêter à ce détail, qui d’ailleursfacilitait sa besogne, le docteur aperçut, étendu sur le lit desangle et enroulé dans une couverture, une forme humaine semblantdormir…

En un clin d’œil et avec une dextérité quisemblait révéler une longue pratique, l’étrange médecin appuyacontre la bouche du prisonnier un bâillon fortement chloroformé,tandis que le Coltineur, qui s’était muni de tous les accessoiresnécessaires, le ligotait rapidement… solidement, dans sacouverture.

Moralès demeuré dans le couloir et l’oreilletoujours aux aguets avait assisté de loin à cette scène, quis’était passée en moins de temps qu’il n’en faut pour ladécrire.

Très satisfait de la rapidité avec laquelle cehardi coup de main avait été exécuté, l’amant de Diana guida etéclaira la marche de ses deux associés qui emportaient le banquier,et les accompagna jusqu’à la voiture.

– Maintenant, fit-il, vite à Paris.

– Et vous, patron ? interrogeaCrémard, qui avait remis son moteur en marche.

– Moi, je reste.

– Pourquoi ? interrogèrentsimultanément le docteur et le Coltineur.

– C’est mon affaire ! répliquasèchement Moralès. La besogne est faite. C’est l’essentiel. Lereste me regarde.

– Alors en route ! fit le sinistrewattman en démarrant.

La vérité était que, son forfait une foisaccompli, Moralès venait seulement d’en comprendre l’infamie etd’en mesurer les conséquences.

Par un dernier vestige de respect humain etsurtout par crainte des représailles que Judex ne manquerait pasd’exercer contre lui lorsqu’il découvrirait sa trahison, RobertKerjean avait résolu de se créer un alibi aux yeux de son père.

De nouveau, il gravit le sentier quiconduisait aux ruines… pénétra dans le souterrain et s’en futfrapper à la porte de la chambre du vieux Kerjean.

Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt…

Moralès eut un moment de surprise… Il était enface de Roger de Trémeuse… qui s’exclama :

– Je vous croyais parti !… Votrepère m’avait dit que vous alliez vous engager dans la Légionétrangère.

– En effet…, répliquait Robert et je n’ainullement changé d’avis… mais j’ai été mis sur les traces d’uncomplot ayant pour but d’enlever le banquier Favraut… Alors, vite,je suis revenu ici en toute hâte, afin de vous prévenir.

– Vous avez donc revu la Monti ?interrogea nettement le frère de Judex.

– Oui… articula… Moralès… un hasard jevous le jure… mais un hasard que je bénis, puisqu’il m’a permis dedéjouer le nouveau projet de cette misérable.

Et, hypocritement, il ajouta :

– Voilà pourquoi je n’ai pas hésité unseul instant à me rendre au Château-Rouge. Je vous devais bien celaà tous… et je ne voulais pas surtout en cas d’accident que ni monpère, ni Judex, ni vous, vous puissiez croire un seul instant quej’avais été son complice.

– Vous avez très bien fait…, approuvaitRoger, non sans une certaine réticence.

Car il n’avait pas été sans remarquer letrouble de Moralès, malgré tous les efforts que faisait celui-cipour le dissimuler.

Puis, il ajouta avec la force paisible d’unhomme qui se sent entièrement sûr de lui :

– D’ailleurs, nous n’avons rien àcraindre, je fais bonne garde.

Et, désignant un homme entièrement dissimulésous la couverture de son lit, il fit :

– Le banquier Favraut n’est pas prêt àsortir d’ici.

– Le banquier Favraut ! répétaRobert au comble de la stupéfaction.

– Mais oui, fit Roger en découvrant levisage du prisonnier endormi.

– Comment ! C’est lui qui est couchélà !

– Vous le voyez bien… Devant son tristeétat, mon frère et moi nous avons eu pitié de lui… et nous l’avonstransporté dans cette chambre… où il sera mieux que dans soncachot.

– Et mon père ?

– Pour cette nuit, il est allé dormirdans la cellule de Favraut.

Moralès sentit une sueur froide l’inonder despieds à la tête.

Ainsi l’homme qu’il venait d’expédier à Parissous bonne garde n’était autre que le malheureuxKerjean !…

Pour ne pas s’effondrer, Robert dut faire surlui-même un effort inouï.

– Ah ! très bien…, bégaya-t-il, trèsbien… Maintenant, je n’ai plus qu’à me retirer… qu’à partir…

– Un instant ! fit simplement Rogerqui le considérait avec attention et anxiété. Il faut que j’aillejusqu’au laboratoire jeter un coup d’œil sur une préparationchimique… qui m’intéresse vivement… Attendez-moi en veillantFavraut… Je reviens dans quelques minutes.

Moralès n’osant refuser se laissa tomber surune chaise, envahi par une indicible épouvante, se demandant, si,en face de l’atroce réalité, il n’allait pas en finir avec lavie.

Car il sentait bien que, désormais, il luiserait impossible d’arriver à temps pour sauver son père.

L’auto devait être loin déjà… Il n’existaitpas de train pour Paris avant six heures du matin.

Un seul moyen lui restait… Tout avouer àRoger.

Mais n’était-ce pas se condamnerlui-même ?

Après tout, cela ne valait-il pas mieux que dedevenir, même inconsciemment, un assassin, un parricide !

Et Moralès allait sans doute se décider àimplorer le secours et la pitié du frère de Judex, lorsqu’ungémissement suivi d’un cri sourd, atroce, lui fit relever latête.

Favraut, assis sur son séant, le regardait deses yeux hagards et hallucinés.

À la vue de ce spectre vivant, l’amant deDiana eut un frisson d’épouvante…

Le banquier fit alors entendre un ricanementsinistre.

Puis… farouche… effrayant…, il sauta en bas deson lit ; et, les bras en avant, les mains agitées par unmouvement nerveux, ses forces décuplées par le délire quil’agitait, il s’avança vers Moralès qui, pâle de terreur, s’étaitlevé… cherchant à gagner la porte.

– Je veux en tuer un, râlait le fou. Jeveux en tuer un !… C’est bon de tuer… oui, c’est bon… c’estbon !…

Pour échapper à l’horrible étreinte, RobertKerjean s’élança dans le couloir et s’enfuit dans les souterrainspleins d’ombre.

Favraut eut un instant d’hésitation… Dans lahantise de son idée de meurtre, allait-il s’élancer à la poursuitede sa victime ?

Le banquier fit quelques pas pour gagner à sontour le couloir…

Mais presque aussitôt, il s’arrêta,chancelant… étourdi…

Son visage changea d’expression… exprimant lereflet d’une sorte de joie lointaine, enfantine… et, tombant sur lachaise que venait de quitter Moralès, il se mit à chantonner unesorte de mélopée traînarde… tandis que ses bras faisaient le gestede bercer un enfant.

L’image radieuse de son petit-fils venait-ellede surgir tout à coup au regard du dément ?…

Sans doute… car… bientôt… à la chanson sansparoles succéda un nom :

– Jeannot !

Et deux larmes, suivies de nombreuses autres,coulèrent sur les joues ravagées du prisonnier… qui, calmé etdouloureux, demeura là, esquissant faiblement son même gesteprotecteur et caressant d’aïeul attendri.

Pour la première fois, l’ange du remordsvenait de le frôler de son aile.

*

* *

Les trois bandits, c’est-à-dire Crémard, ledocteur et le Coltineur, étaient arrivés à Paris avec leurprisonnier.

Diana et Amaury attendaient avec impatience lerésultat de l’expédition.

Crémard était tout de suite monté leurdire :

– Ça y est ! Le typard est en bas…on va vous le monter en douce.

– Et Moralès ? interrogea laMonti.

– Il est resté au château.

– Ah ! par exemple ! Pourvuqu’il n’ait pas encore fait quelque sottise !

– Qu’importe ! observaitM. de la Rochefontaine tandis que Crémard s’éloignait.Nous tenons le banquier… c’est l’essentiel… Le reste est peu.

– Et me regarde…, acheva l’aventurièretandis que sa prunelle s’éclairait d’une lueur de meurtre.

Et elle ajouta :

– Il faudra à tout prix que je medébarrasse de ce Moralès… Il devient par trop insupportable.

Et comme Amaury de la Rochefontaine avait unsigne de tête approbatif, elle observa :

– Laissons-le tranquille pour l’instant.Et préparons-nous à recevoir de notre mieux le brave banquier quiva être à la fois bien heureux et très surpris de nous devoir saliberté !

Le docteur et le Coltineur apportaient leurhomme toujours étroitement ligoté… qu’ils déposèrent au milieu dusalon dans une vaste et confortable bergère.

– Je lui ai donné la dose massive…,expliquait le médecin. Cela valait mieux ! De cette façon iln’a pas bronché… et il nous a laissés bien tranquilles pendant laroute.

Tout en parlant, le praticien desserrait lesliens et dégageait la tête du soi-disant Favraut… lorsqu’un cri decolère se fit entendre :

– Ce n’est pas lui ! s’exclamaitDiana en dévisageant l’ancien meunier des Sablons qui, sousl’action du puissant soporifique que lui avait administré ledocteur, demeurait plongé dans une torpeur absolue.

Et en proie à une rage folle, l’aventurièrehurla :

– Cet homme, je le reconnais ! C’estPierre Kerjean… C’est le père de Moralès !

– Nous avons été trahis ! repritAmaury, non moins furieux que sa terrible associée.

– Trahis !… Par qui ? ripostaitla Monti. Voyons… ce n’est certainement pas Moralès qui nous auraitlivré son père à la place de Favraut. Quant à Judex, même pour nousjouer un mauvais tour, il n’irait pas s’exposer à perdre un sidévoué serviteur… car il sait très bien que quand je tiens maproie, je ne la lâche jamais ! Il y a là certainement unquiproquo, que je renonce à m’expliquer. Est-ce que la fatalités’acharnerait contre nous ? Eh bien, quoi qu’il en soit… je neme tiens pas pour battue. Je continue la lutte !

Et, désignant Kerjean d’un geste plein demenace, elle s’écria :

– Pour commencer, il va falloir fairedisparaître cet homme. Si, demain, on trouvait dans la Seine soncadavre débarrassé de ses liens, tout le monde croirait à unaccident ou à un suicide.

– Diana ! voulut interrompreAmaury.

– Vous ! silence ! imposa laMonti… On est avec moi ou contre moi. Il n’y a pas de milieu… et jene connais pas les demi-mesures. Choisissez !

Dominé par l’aventurière, M. de laRochefontaine courba la tête.

Le gentilhomme décavé acceptait de se fairecomplice de ces bandits.

Pierre Kerjean était irrémédiablementcondamné.

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