Judex

Chapitre 3L’HONNEUR… OU RIEN

– Mariette, demandaitMlle Gisèle de Birargues à sa femme de chambre,vous êtes sûre que Mme Bertin n’a pastéléphoné ?

– Oui, mademoiselle.

– C’est extraordinaire ! Jel’attendais à dix heures… Il est onze heures et demie passées…Comme elle est toujours d’une exactitude scrupuleuse, je crainsqu’elle ne soit malade ou qu’elle n’ait eu un accident.

– Mademoiselle veut-elle que je demandeau valet de pied ?

– C’est inutile. SiMme Bertin ne vient pas, je vous enverrai cetaprès-midi prendre de ses nouvelles.

Et Gisèle, vraiment adorable dans sa toilettedont la fraîcheur exquise et le goût parfait évoquaient un de cesgracieux tableaux de Latour, le pastelliste merveilleux duXVIIIe siècle, gagna le grand salon où, en attendant ledéjeuner, elle se préparait à déchiffrer un délicieux rigodon deLulli, lorsqu’elle s’arrêta sur le seuil…

Elle venait d’apercevoir son frère, qui,écroulé sur un canapé, la tête entre les mains, semblait en proie àune douleur extrême.

– César, mon ami…, fit-elle au comble del’émotion et de la surprise.

– Gisèle… toi ! s’écriaM. de Birargues, en faisant apparaître un visageruisselant de larmes.

– Pourquoi pleures-tu ? interrogeala jeune fille, de plus en plus émue… Il est donc arrivé unmalheur ?… Est-ce que notre père ou notre mère ?

– Oh ! non, rassure-toi, fitaussitôt le jeune marquis… C’est moi… c’est moi seul…

Il s’arrêta… reculant devant la honte d’unaveu à l’être si adorablement chaste qui s’avançait les mainstendues vers lui, comme pour lui offrir sans condition tout l’appuide sa tendresse.

– Parle, je t’en prie, invitait Gisèle…Tu sais bien que tu peux entièrement compter sur moi… Je t’aitoujours raconté mes petites peines, toi, tu peux bien me confiertes gros chagrins !

– Non pas à toi !… pas àtoi !

– Pourquoi ?

– Parce que c’est impossible !

– Je ne peux pas rester dans une pareilleincertitude… Allons, réponds-moi. Qu’y a-t-il ?

– Il y a… eh bien, il y a que je suis unmisérable !

– Toi, mon frère !…

– Oui… moi !

– Ce n’est pas possible !

– Ah ! ma pauvre petite, si tusavais…, bégaya le malheureux garçon, fou de remords et dehonte…

Avec cette distinction d’âme, ce tact de cœuret cette noblesse de caractère qui n’appartiennent qu’aux êtresd’exception, aux natures d’élite, Gisèle reprenaitaussitôt :

– César, écoute-moi. Je n’ignore pas quedepuis un certain temps tu mènes une existence qui n’est pas sanscauser beaucoup d’inquiétude à nos parents… Mais je sais égalementque tu n’es pas mauvais… et que, surtout, tu m’as gardé toute tonaffection… Si tu as commis une vilaine action et que je puisset’aider à la réparer… ton devoir est de tout me dire ; car tuaggraverais encore ta faute en me la cachant… Je ne suis plus uneenfant à laquelle on dissimule jalousement toutes les laideurs dela vie… J’ai vingt ans… et je suis ta meilleure amie… Quoi que tuaies pu faire – et je me refuse à croire que tu sois aussi coupableque tu t’en accuses –, je suis là pour te pardonner, pour teconseiller et pour te sauver… Tu es Birargues comme moi… Noussommes du même sang, de la même race. Notre devise est :Aut honor aut nihil. L’honneur ou rien. Au nom de cethonneur que chaque génération des nôtres a grandi aux yeux dumonde, je te somme, mon frère, de me dire toute lavérité !

Vivement impressionné par cette apostrophe àla fois si fière et si touchante, César de Birargues s’étaitressaisi.

– Ah ! Gisèle ! Gisèle !reprit-il. C’est en t’écoutant que je comprends mieux encore toutemon indignité – oui, toute mon infamie !… Tu veux savoir ceque j’ai fait ?… Eh bien, soit, je vais parler ; car jesens bien à présent que le récit de ma faute ou plutôt de mon crimene saurait ternir ton inaltérable pureté.

– Mon pauvre ami !

– Ne me plains pas ! Je souffre,oui, je souffre atrocement ; mais j’ai mérité de souffrir centfois davantage !…

Et d’une voix haletante, saccadée, le marquispoursuivait :

– Follement épris d’une jeune femmerespectable entre toutes, et ne pouvant réussir à vaincre sarésistance, je l’ai fait enlever… par des gens auxquels j’avaisversé cinq mille francs d’avance, et qui, aujourd’hui, m’enréclament quinze mille pour me rendre ma victime.

– Malheureux !

Tandis que Gisèle se sentait envahie de laplus déchirante angoisse, César poursuivait avec l’exaltation d’uncriminel qui se décide tout à coup à entrer dans la voie desaveux :

– Cette somme de quinze mille francs, jene l’ai pas… Peu importe, je me fais fort de la trouver en quelquesheures… Mais ce qu’il y a de terrible, c’est que ces bandits ont enleur possession une lettre de moi établissant nettement que j’aiété l’instigateur du rapt accompli par eux, c’est-à-dire leurcomplice. Grâce à cela, ces gredins vont me faire chanterabominablement. Ils ont déjà commencé… Il faut donc à tout prix queje me tire de leurs griffes… et que je sauve cette femme devenuepar ma faute plus que leur prisonnière, leur otage !…

– Quelle est cette infortunée ?demanda Gisèle, avec un accent de pitié infinie.

– Jeanne Bertin…, laissa échapper leravisseur en baissant la tête.

– Oh ! c’est horrible !s’exclama Gisèle en un sanglot… cette pauvre créature si douce, sibonne !… Frère, qu’as-tu fait là ?

– Tu vois bien que je suis unmisérable ! reprit César, qui ajouta… bouleversé à la vue del’abîme qui s’ouvrait devant lui : Maintenant que je t’ai toutdit… conseille-moi… Je ne sais plus, moi… j’ai peur de devenir fou…Tout à l’heure, quand tu es entrée, je me demandais si je ne devaispas me tuer… oui, me tuer !

– Frère, ne parle pas ainsi… Tu doisvivre pour réparer, pour racheter…

– Je suis prêt à tout pour cela !Mais… quelle honte pour moi, si je suis obligé d’étaler mon infamiedevant un étranger !… Où aller ?… À qui m’adresser ?Parmi nos amis, quel est l’homme assez sûr pour recevoir mesconfidences… et assez fort pour m’aider à venir à bout de cesmalfaiteurs ?… Moi, je n’en vois pas.

– Et moi, j’en vois un ! ripostaénergiquement Gisèle.

– Qui donc ?

– Notre père !

– Notre père ! frémit César… Il estle dernier auquel je devrais m’adresser.

– Il est le seul qui puisse encore tesecourir.

– Il me chassera !

– Il te sauvera… Viens !

*

* *

Lorsque le duc de Birargues vit entrer sesdeux enfants dans son cabinet de travail, tout de suite, à laphysionomie bouleversée de Gisèle et à l’attitude déprimée deCésar, il comprit que celui-ci avait commis quelque méfait et que,conseillé par sa sœur, il venait implorer sa pitié. Mais il étaitloin de soupçonner que son fils s’était rendu coupable d’un acteaussi inqualifiable et qu’en ce moment son honneur et celui dessiens était à la merci de deux maîtres chanteurs de la pireespèce.

Le duc de Birargues était la noblesse même.Son existence n’était pas seulement celle d’un homme de bien, il enavait aussi consacré une grande partie à l’étude des questionssociales importantes de notre temps. Ses belles qualités naturelless’en étaient enrichies d’une grande hauteur de vue, d’une sincèrehumanité et d’un parfait esprit de justice. S’il était fier de sontitre et de son rang, c’était uniquement parce qu’il avait le droitde s’en estimer digne.

Toujours très maître de lui, il regardasuccessivement César avec sévérité et Gisèle avec tendresse. Puisil attaqua :

– Monsieur mon fils a encore fait dessiennes et veut faire plaider sa cause par sa sœur… Je vousavertis, monsieur, que c’est la dernière fois que je vous viens enaide. J’en ai assez… Combien vous faut-il ?

César, se jetant aux pieds deM. de Birargues, bégaya d’une voix étouffée :

– Mon père… pardonnez-moi.

– Sauvez-le, supplia Gisèle.

À ces mots, saisi de la plus poignanteinquiétude, le duc de Birargues s’était dressé d’un seulmouvement.

– Monsieur, ordonna-t-il à son fils…Relevez-vous et parlez… Je vous l’ordonne !

César, vibrant de la plus terrible émotion etdu plus ardent repentir, fit à son père le récit de l’horribleaventure.

Le duc de Birargues eut la force admirabled’écouter son fils jusqu’au bout, sans l’interrompre et sanslaisser apparaître sur son visage un autre sentiment que celui dela douleur.

Quand César eut terminé, il reprit, sur un tond’autorité vraiment souveraine :

– Où se trouveMme Bertin ?

Le front bas et n’osant regarder son père enface, César répondit :

– À Chevilly-sur-Seine… Villa Brossard…sur la route de Médan à Vernouillet.

– Bien… Cela me suffit.

Puis, dominant sa colère, le duc de Birarguespoursuivit, avec un accent de dignité incomparable :

– J’ose espérer, monsieur, que voustiendrez à réparer par une conduite exemplaire l’acte abominableque vous avez commis. Votre tort a été de croire que votrenaissance et votre fortune vous donnaient tous les droits… lorsque,au contraire, elles vous imposent tous les devoirs… Plus on esthaut, monsieur, moins on doit chercher à descendre… Plus on doit,au contraire, s’efforcer de se grandir… Car le seul moyen de sefaire pardonner le bonheur que l’on n’a pas conquis soi-même est dele faire servir à celui de son prochain… Si les nôtres avaienttoujours mis cette maxime en pratique, peut-être eût-on moinsguillotiné d’aristocrates sous la Révolution et peut-être aussioccuperions-nous une autre place dans le monde et dansl’État !

« Vous me dites que votre sœur vous aconseillé de vous adresser à moi… Elle a bien fait… Car seul, jesuis en pouvoir d’éviter un scandale qui rejaillirait sur toutenotre famille. J’ajouterai que tout ceci restera entre nous… Votremère, elle-même, ignorera votre conduite… et je m’efforcerai mêmed’en effacer peu à peu en moi le souvenir. Quant à vous, monsieur,vous allez quitter cette maison et partir pour notre terre desCévennes où vous attendrez mes ordres… Là, face à face avec votreconscience, vous pourrez mesurer la profondeur de l’abîme où vousavez failli tomber. Et vous vous rappellerez notre devise :Aut honor aut nihil. L’honneur… ou rien.

« Maintenant, retirez-vous, monsieur. Jevous ai parlé comme on se le doit entre gentilshommes. Prouvez-moipar votre obéissance et votre respect que vous êtes encore monfils ! Allez !

– Mon père, reprenait César… Je n’osevous exprimer ma reconnaissance infinie… Car je sais que je n’aipas le droit de rien ajouter aux paroles que vous venez deprononcer. Cependant laissez-moi vous dire un mot, un seul…

– Parlez !

– Cette jeune femme ?

Alors… le duc de Birargues fit avec unesimplicité admirable qui acheva de bouleverser le jeunemarquis :

– C’est moi seul, maintenant qui ai ledroit de la sauver !

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