Judex

Chapitre 3LA VEUVE

Le jour même, l’effondrement en Bourse deM. de Trémeuse était un fait accompli…

Après la débâcle, le comte était rentré chezlui…

Sa femme, qui l’attendait, lui ouvrit toutgrands ses bras… car elle avait lu sur son visage l’atroceréalité.

– Courage…, fit-elle avec une sublimesimplicité… Nous travaillerons et nous lutterons ensemble pourélever nos deux fils et en faire des hommes dignes du nom qu’ilsportent.

– Merci…, réponditM. de Trémeuse en serrant tendrement la comtesse contrelui.

Puis, tout en s’efforçant d’être calme, ilreprit :

– Pardonnez-moi, Julia, de vous entraînerdans mon propre malheur.

– Ne parlez pas ainsi.

– Il ne nous reste plus rien… jusqu’àcette maison qui va être vendue.

– Qu’importe ! Ne serons-nous pastoujours ensemble ?

Mais, d’une voix sourde,M. de Trémeuse poursuivait :

– Oui, ensemble… à porter le poids de lahonte.

– De la honte ?

– Ma pauvre amie… vous ne connaissez pasl’opinion publique. Non seulement on ne me pardonnera pas d’avoirsuccombé, mais les nombreux et modestes actionnaires de messociétés minières resteront à jamais convaincus que je suis unmalhonnête homme.

– Non, non, ce n’est pas possible,protestait violemment Mme de Trémeuse. Vous,l’être le plus loyal qui soit au monde ! Vous, la victimed’une machination infâme !…

Mais la noble femme s’arrêta.

Pour rien au monde elle n’eût voulu ajouteraux tortures de son époux en lui laissant soupçonner la démarchequ’elle avait tentée auprès de Favraut, et surtout la scèneabominable qui s’était déroulée dans le bureau du banquier.

Et… cherchant à communiquer au comte toute labelle flamme d’énergie qu’elle sentait flamber en elle, ellel’enveloppa d’un de ces admirables regards qui sont à la fois toutl’amour et toute la volonté ; puis elle ajouta :

– Rappelez-vous que vous vous devez àvous-même autant qu’à vos enfants.

Sur un ton farouche… le gentilhomme réponditsimplement :

– Je ferai mon devoir !…

Et mettant un long baiser au front de sonépouse… il fit simplement :

– Merci… mon amie…

Sous prétexte d’écrire quelques lettres, il seretira dans son cabinet de travail.

À ce moment, Jacques et Roger, accompagnés parleur précepteur, revenaient du collège.

Mme de Trémeuse, aveccette fermeté d’âme qui la caractérisait, jugea qu’il était inutilede laisser ses deux fils dans l’ignorance de la catastrophe.

Elle les fit venir près d’elle.

Avec une grande simplicité d’expression, elleles mit au courant de la situation, terminant ainsi :

– Vous êtes assez grands tous deux pourcomprendre quel est votre devoir.

À ces mots, Jacques et Roger s’étaientprécipités dans les bras de leur mère et de leurs cœurs généreux unseul cri avait jailli :

– Pauvre père !

Et voilà qu’au même instant une détonationsourde retentit au premier étage.

Mme de Trémeuse a blêmi,et tandis que ses enfants, tremblants d’une instinctive épouvante,demeuraient figés sur place, elle gravit quatre à quatre l’escalierqui conduit au premier étage…

Elle va droit au bureau de son mari… Elleentre… M. de Trémeuse est étendu à terre… tenant encore,dans sa main crispée, le revolver avec lequel il vient de sefrapper…

La comtesse affolée se jette sur lui… C’est envain qu’elle cherche à le ranimer… La balle a traversé le cœur…

C’est fini !…

Sur la table, une lettre bien en évidence estadressée à Mme de Trémeuse ; et lorsquecelle-ci, revenue de son premier anéantissement, a la force de ladécacheter, voici ce qu’elle lit :

Ma chère Julia,

Je meurs, parce que je ne veux pas quel’on puisse dire que le comte de Trémeuse a survécu à sondéshonneur.

Vous me comprendrez, vous m’approuverez,j’en suis sûr ! Car je ne fuis pas en lâche, je tombe engentilhomme.

Dites-le à nos fils… Et puisse ce terribleexemple forger leur cœur à toutes les épreuves !

Je leur adresse ma bénédiction suprême enmême temps que je vous envoie mon dernier baiser.

COMTE PIERRE DE TRÉMEUSE.

… Une heure après, la jeune veuve,prenant ses fils par la main, les conduisait jusqu’au chevet du litfunèbre où reposait le corps de leur père.

Tous trois s’agenouillèrent… et longtempsprièrent en silence.

Mais en face du mort, la fille des Orsinis’était retrouvée tout entière.

Lorsqu’elle se releva… il n’y avait plus placeen elle que pour la vengeance.

Désignant à ses fils celui qui avait été lemeilleur des époux, elle leur dit d’une voix stridente :

– Votre père est la victime d’un banditnommé Favraut. C’est lui qui, après l’avoir ruiné, a encore vouluson déshonneur. C’est lui qui lui a placé dans la main l’armefatale. C’est lui qui l’a assassiné !

Et vibrant de toute la douleur humaine, elleimposa :

– Mes fils, jurez à votre père que vousle vengerez.

Dans un geste tout de résolution farouche,Jacques et Roger qui, eux aussi, avaient du sang corse dans lesveines, s’écrièrent :

– Oui, mère… nous le jurons !

Quelques jours après ce drame horrible, aumoment où Mme de Trémeuse se préparait àdisparaître avec ses fils dans la plus modeste des retraites, unjeune homme qui se faisait appeler M. Bianchini, ingénieur,faisait demander à Mme de Trémeuse de luiaccorder une entrevue pour une affaire extrêmement urgente.

À ce nom, la jeune veuve eut un mouvement desurprise.

Elle se rappelait que, quelques joursauparavant, elle avait entendu son mari dire à sonsecrétaire :

– Voilà trois mois que je suis sansnouvelles de Bianchini… Il a certainement dû lui arriver malheur…C’est mon dernier espoir qui s’envole.

Mme de Trémeuse donnal’ordre d’introduire immédiatement l’ingénieur en sa présence.

– Madame la comtesse… fit-il, je viensd’apprendre seulement la fatale nouvelle. J’en suis d’autant plusbouleversé que je vous apportais une très heureuse nouvelle.M. de Trémeuse m’avait envoyé, il y a deux ans,prospecter des terrains aurifères en Afrique. Après de longues etpatientes recherches, au cours desquelles j’ai risqué cent fois mavie, j’ai découvert une mine d’or d’une richesse fabuleuse…

Un cri déchirant échappa à la comtesse.

– Ah ! monsieur… monsieur… pourquoine pas nous avoir prévenus plus tôt ? Mon mari serait encorevivant !

– Madame, reprenait Bianchini qui avaitpeine à dominer son émotion, ne me condamnez pas avant de m’avoirécouté. Là-bas, j’avais acquis la certitude que j’étais épié,guetté, par un certain Debord, agent d’un banquier nomméFavraut.

– Encore… toujours cet homme, scandait lacomtesse… dont le visage avait revêtu une expression de haineindicible.

– J’ai donc voulu, avant de câbler etd’écrire, m’entourer de toutes les précautions nécessaires… Car uneindiscrétion, et dans ce pays lointain c’est chose courante, eûttout perdu… Ces misérables m’auraient certainement assassiné, afinde bénéficier de ma découverte et de nous la voler. Voilà pourquoi,ignorant les terribles événements qui se déroulaient ici, au lieud’envoyer à M. de Trémeuse un message qui aurait pu êtresurpris en route, j’ai trouvé plus prudent et plus sage de venirmoi-même lui apporter la nouvelle. Mais, sachez-le, madame, jamaisje ne me consolerai de n’être pas arrivé à temps. Ce sera l’éternelchagrin de ma vie !

– Monsieur Bianchini, reprenaitMme de Trémeuse, vous avez agi suivant votreconscience… Je ne saurais vous en vouloir.

Et, tout en étouffant un sanglot, elleajouta :

– Alors, nous voilà riches ?

– À plus de cinquante millions.

– Monsieur…, reprenait Julia Orsini, dontles yeux brillaient d’une ardeur étrange, le dévouement dont vousvenez de faire preuve à notre égard vous indique comme notreassocié dans cette affaire. Dès demain, j’entends que tout soitrégularisé en ce sens… Vous repartirez aussitôt en Afrique avecpleins pouvoirs. Je compte que mes fils auront en vous l’appui dontils ont besoin.

Bianchini s’inclinait devant la noble femme,en disant :

– Leur fortune est faite… madame… J’enprends devant vous l’engagement solennel.

L’ingénieur n’avait nullement exagéré ;sa découverte était vraiment prodigieuse…

Grâce à son intelligence qui était égale à saloyauté, il sut en tirer promptement un parti encore plusconsidérable qu’il ne le soupçonnait lui-même… tenant vis-à-vis dela veuve et des fils du comte de Trémeuse bien au-delà de sespromesses.

Alors, en même temps qu’elle se consacraitentièrement à l’éducation de ses fils, la comtesse s’efforçad’intensifier en eux l’idée de vengeance qu’elle avait semée enleurs jeunes cerveaux… et ce fut ainsi qu’elle parvint à faire deJacques et de Roger non pas seulement deux hommes de premier ordre,mais deux implacables justiciers…

Elle développa avec un art infini lesaptitudes particulières de chacun… Jacques, que sa vasteintelligence prédisposait aux études approfondies, devint une sortede savant, ouvert à toutes les idées modernes les plus hardies enmême temps qu’un vrai philosophe dédaigneux de tout ce qui nel’élevait pas au-dessus des misérables contingences humaines… Rogerfut au contraire le type accompli du sportif infatigable, duplein-airiste intrépide, utilisant les merveilleuses qualitésphysiques dont il était doué…

Jacques fut la tête… Roger le bras… Tous deuxs’adoraient… Unis par le même serment, ils eussent considéré lemoindre différend entre eux comme un véritable sacrilège…D’ailleurs, ils s’étaient si bien assimilé la volonté de leur mère,qu’ils ne formaient plus avec elle qu’une véritable trinité de lavengeance unie en une seule pensée et ne vivant plus que par unmême cœur… Parfois la comtesse sut modérer leur impatience. Ellevoulait en effet frapper à coup sûr… Non seulement, il ne fallaitpas que Favraut échappât au châtiment qu’elle lui réservait, maiselle tenait essentiellement que la peine fût aussi terrible que lecrime avait été infâme…

Jacques et Roger qui avaient pour leur mèreune vénération toute proche du fanatisme se laissèrent guider commeils s’étaient laissé convaincre. Et lorsque la comtesse jugea queses fils étaient suffisamment préparés et armés pour la lutte,après avoir dit à Roger : « Tu obéiras à ton frère commeton frère m’obéira à moi-même »… du fond de son austèrerésidence, elle donna le signal des hostilités.

Pour la première fois depuis la mort tragiquede son mari, elle eut un tressaillement de joie quand elle reçut deJacques cette première lettre :

Chère maman,

Désormais, je m’appelle Vallières, je suisvieux, voûté, blanchi… Je rentre comme secrétaire chez Favraut…Nous serons vengés !

JACQUES.

Au bout d’un an seulement, elle recevait cebillet, encore plus bref que le précédent :

Le moment que j’attends depuis des annéesva venir… Favraut sera frappé le soir des fiançailles de safille.

Et enfin ce télégramme, si terrible dans sonlaconisme voulu :

C’est fait !

Alors Mme de Trémeuses’était levée… et, les mains jointes… les yeux vers le ciel, elleavait remercié Dieu de lui avoir permis de devancer sa justice.

Chaque jour, la fille des Orsini avait relules trois messages de Jacques attendant avec une impatience fébrilequ’il vînt lui-même avec Roger lui faire le récit de l’événement envue duquel, tant d’années, elle n’avait cessé de vivre…

… Et voilà que son fils lui écrivait quedans quelques heures, il serait près d’elle !

Oh ! comme elles lui parurent longues,ces heures… tant elle avait hâte de le serrer dans ses bras et delui dire : « Merci ! » au nom de la victime… aunom de l’époux enfin vengé… au nom du père qui, du fond de satombe, avait sans doute entendu les cris terribles d’agonie pousséspar Favraut se réveillant, cloué pour l’éternité, entre lesplanches d’un cercueil !

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