Judex

Chapitre 5LE GUET-APENS

Lorsque Jacques de Trémeuse qui, sans en avoirl’air, n’avait rien perdu des mouvements du canot, s’était entenduinterpeller en ces termes : « Hé ! bonsoir, chermonsieur Judex ! », malgré tout son incomparablesang-froid, il n’avait pu réprimer un tressaillement… et il s’étaittout de suite redressé, faisant face à l’adversaire.

C’est que, tout de suite, il avait reconnu lavoix railleuse, mordante qui vibrait à ses oreilles.

– Diana…, se dit-il. La lutte s’engage…Attendons…

L’aventurière, qui portait avec une sorte decynique élégance son travestissement de marin, interrogeait,toujours gouailleuse :

– Peut-on vous demander ce que vousfaites, ce soir, sur cette jetée ?

D’autant plus hardie qu’elle se sentaitprotégée par les bandits qui étaient restés dans la barque, prêts àaccourir à son premier signal, l’ex-institutrice des Sablonsajouta :

– Serait-ce, par hasard, pour rimerquelque sonnet aux étoiles ?

– Non, répliqua Judex d’une voixincisive. J’attends Favraut !

– Ah ! vous attendez Favraut ?Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Qu’est-ce que cela peut vousfaire ?

Diana qui, malgré toute son audace et lasécurité que lui inspirait la présence de ses compagnons, sesentait quelque peu démontée par l’intervention de son mortel etredoutable ennemi, répondit cependant :

– J’ai été chargée par lui d’amener àbord du navire où il se trouve sa fille et son petit-fils auxquelsil avait demandé de le rejoindre.

– Et moi…, scanda Jacques de Trémeuse, jesuis venu pour vous empêcher de les assassiner.

– Que dites-vous ? grinça lamisérable, furieuse de voir ses plans déjoués.

Mais, malgré tout, elle voulutbluffer :

– Assassiner cette femme… cet enfant…mais monsieur vous êtes fou !

– Vous n’en êtes pas à votre coupd’essai.

– Monsieur… je ne comprends pas.

– Vous ne comprenez pas ?

Enlevant d’un geste brusque le béret queportait l’aventurière dont les longs cheveux bruns se dénouèrentaussitôt pour retomber sur ses épaules, Judex s’écria :

– Allons… Diana Monti, puisque nous voilàenfin face à face, jouons franc jeu et pas d’inutile comédie.

Mais la maîtresse de Moralès, brandissantsoudain le revolver qu’elle dissimulait derrière son dos, le braquavers la poitrine de Judex qui, sans se départir de son calme,écarta l’arme d’un geste irrésistible avant que Diana ait eu letemps de presser sur la détente et déclara sur ce ton pleind’autorité impérieuse :

– Pas de nerfs… madame, je vous en prie…si vous saviez dans quel but je suis ici, vous ne chercheriez pas àvous débarrasser de moi, bien au contraire.

Comme Diana avait eu un mouvement de surprise,Jacques de Trémeuse, profitant de l’ascendant qu’il venait deconquérir si promptement sur son ennemie, formulaaussitôt :

– Je ne suis animé que d’intentionsextrêmement pacifiques. Vous pouvez constater que je suis sansarmes. Je suis tout simplement venu pour négocier la rançon dubanquier Favraut.

– La rançon du banquier Favraut !répétait la Monti, de plus en plus étonnée.

– Parfaitement !

Marie Verdier gardait un silence qui prouvaittoute sa surprise. Alors, Judex reprit sur un ton de loyauté et denoblesse bien fait pour vaincre les hésitations de soninterlocutrice :

– Voulez-vous que nous en parlions toutde suite ?

– Mais… volontiers, monsieur.

– Bien.

Et Jacques de Trémeuse reprit, tout aussitranquille que s’il eût discuté ses intérêts particuliers avec sonnotaire :

– Je n’userai pas de périphrases… Enaffaires, j’ai toujours pour principe d’aller droit au but ;et je vous prie de bien vous convaincre que ce n’est pas autrechose qu’une affaire que nous traitons. Si, comme je l’espère, nousaboutissons au résultat que je désire, non seulement j’oublierailes circonstances dans lesquelles elle aura été conclue, mais jem’empresserai de rayer de ma mémoire jusqu’au souvenir de ceux quil’auront traitée avec moi. Cette déclaration doit donc entièrementvous rassurer.

– En ce cas, monsieur…, répliqua Diana,voyons quelles sont vos conditions.

– N’est-ce pas à vous plutôt de me fixerles vôtres ?

– Je vous avoue que je n’ai guère eu letemps d’y réfléchir. Comme vous le dites, c’est une affaire…

– Une très grosse affaire…

– Qui demande à ce qu’on y pense…

– Mais qui a besoin d’être enlevée trèsrapidement.

– Je ne suis pas seule.

– Oh ! c’est tout comme.

– Je vous assure que c’est trèsembarrassant.

– Alors, proposait finement Judex,voulez-vous me laisser me substituer un instant à vous ?

– Volontiers.

– Et vous parler avec une franchise quivous offusquera peut-être, mais que vous ne manquerez pas – carvous êtes fort intelligente – de trouver indispensable ?

Diana Monti qui n’était pas sans éprouver uneinstinctive admiration pour l’homme vraiment extraordinaire qu’elleavait devant elle, se disait :

– Toi, mon gaillard… tu as beau être trèsfort… Si tu crois me rouler… tu te trompes… et je vais te prouverque Diana Monti est de taille à te répondre.

Et, tout haut, elle fit sur un ton deconciliation plus apparente que réelle :

– Je vous avouerai que la façon plutôtoriginale avec laquelle vous vous êtes présenté à moi n’avait pasété sans m’inspirer une certaine méfiance, et justifiait parconséquent le geste de défense dont j’ai cru devoir user enversvous.

Puis, tout en plaçant ostensiblement sonrevolver dans la poche de sa vareuse, elle ajouta avec un aimablesourire que tempérait l’éclat sombre de son regard :

– La correction de votre attitude et devotre langage, en me rassurant entièrement… me permet donc de vousentendre en tout repos… Parlez, monsieur, je vous écoute.

Judex reprenait :

– Négligeant tous les détails et toutesles circonstances qui, depuis un certain temps, nous ont mis enconflit tous les deux, je ne veux m’occuper que de la question quinous intéresse présentement, c’est-à-dire le rachat de Favraut.D’abord, pourquoi m’avez-vous enlevé le banquier ? Pour vousfaire épouser par lui… et vous emparer de sa fortune… après vousêtre débarrassée de sa fille et de son petit-fils. Ne protestezpas !… Je vous ai prévenue que je vous dirais des chosesdésagréables. Mieux vaut commencer par là… et nous en débarrassertout de suite, afin d’éviter un malentendu qui pourraitcompromettre le résultat de nos négociations… Écoutez-moi doncjusqu’au bout, je vous en prie ; et je vous garantis que vousn’aurez pas à vous en repentir.

Diana, de plus en plus intriguée par le tourque prenait cette singulière causerie, fit d’une voixsourde :

– Continuez…

Judex, impassible, déclarait :

– Votre plan, désormais, ne peut plusréussir.

– Vous croyez ? ponctuait Diana.

– J’en suis sûr. Pour en arriver à vosfins, et vous l’avez admirablement compris, vous avez résolu desupprimer Jacqueline Aubry et son fils… non pas seulement parce quevous voulez vous emparer de leur part d’héritage, mais encore etsurtout parce qu’ils sont devenus des témoins gênants, etparfaitement capables, en révélant à Favraut toute votre conduite,de vous perdre à ses yeux et de démolir à jamais l’échafaudage quevous avez si habilement construit. Grâce à un heureux concoursd’événements sur lesquels je ne veux pas m’attarder, vous n’avezpas réussi à exécuter cette partie si importante de votreprogramme… Ce soir, vous avez encore une fois échoué… et vouséchouerez toujours… Quand je devrais ne pas rentrer vivant à lavilla de Trémeuse…

– Vous n’avez rien à craindre de moi,affirmait Diana, très avide de lire entièrement dans le jeu de sonpartenaire.

Judex ripostait :

– Tant mieux pour moi, pour vous et pourtous ! Je résume… Vous devez donc renoncer à vous emparer desmillions de Favraut… et même à le faire reparaître sur la scène dumonde… et cela autant dans votre intérêt que dans le sien. Caraussitôt qu’il voudra réclamer ses droits… sa fille se dresseraentre lui et vous. Et tandis que lui m’accusera de l’avoirséquestré, Jacqueline vous accusera d’avoir voulu vous débarrasserd’elle et de son fils. Nous avons donc intérêt, vous autant quemoi, à ce que Favraut reste dans sa tombe. Somme toute, il n’y aque vous, Moralès et moi, qui sachions qu’il est vivant. Car jesuppose que vous n’avez pas été assez imprudente pour mettre lesgens que vous avez employés entièrement dans la confidence de sonaventure.

– Certes ! Mais il y a sa fille.

– Je m’en charge !…

– Cependant…

Et Judex, auquel il répugnait de mentir, mêmeà une criminelle de l’envergure de Diana, fit sur un tonagacé :

– Je vous répète que je m’en charge. Vousvoyez donc bien que tout peut très bien s’arranger… au mieux de nosintérêts devenus communs.

– Peut-être ! cédait peu à peul’aventurière qui semblait vivement impressionnée par les argumentsde son adversaire.

Celui-ci achevait :

– Qu’allez-vous faire de Favraut ?Il va être extrêmement embarrassant. Il vous sera sinon impossible,mais tout au moins extrêmement difficile de l’isoler entièrement…Tôt ou tard, ou il vous échappera ou on le découvrira. Tandisqu’avec moi… rien à craindre… je vous garantis que cette fois, jeprendrai de telles précautions que nul, pas même vous, ne pourrapénétrer jusqu’à lui. Rendez-moi donc votre prisonnier, je vous lerépète, autant pour votre sécurité que pour la mienne.

Et, pour achever de vaincre les dernièreshésitations de l’aventurière, Judex posa, en baissant lavoix :

– Un million pour vous… si vous accepteztout de suite.

À ces mots, Diana eut une seconde devertige.

– Un million…

Fascinée par l’appât de cette somme encoreplus qu’entraînée par les arguments de Judex, elle allait accepter,lorsque, tout à coup, la lumière se fit dans son esprit, luirévélant instantanément toute la vérité.

– Je vois clair dans son jeu, sedit-elle… Il est amoureux de Jacqueline… Il n’y a pas à en douterun seul moment… Il veut lui rendre son père pour pouvoir l’épouser.Quant au million qu’il me propose, peut-être me le donnera-t-ilpour en finir plus vite… quitte ensuite à me livrer à la justice ouplutôt à sa justice… et à me frapper implacablement.

Et tout de suite, elle songea :

– Pourquoi risquer une partie avec depareils doutes… quand je le tiens, lui, et quand je peux m’endélivrer à tout jamais ? Oui, au lieu de lui livrer lebanquier, c’est moi qui vais le livrer à Favraut. Et nous verronsensuite, si, comme il le prétend, Jacqueline et son enfant sont sibien invulnérables.

– Monsieur, reprit-elle après un brefsilence, j’ai bien écouté tout ce que vous venez de me dire. Je nevous cacherai pas que vous m’avez vivement impressionnée… Aussisuis-je toute prête à m’entendre avec vous… et à vous remettreFavraut en échange du million que vous m’avez promis. Mais à unecondition.

– Laquelle ?

– Je vous l’ai déjà dit, je ne suis passeule.

– Il y a Moralès ?

– Oui, il y a Moralès… il y a aussiFavraut… Avec le premier, il nous sera facile de nous entendre.Mais avec le second…

– Je ne saisis pas très bien.

– Vous n’ignorez pas qu’il a perdu laraison ?

– Oui… je le sais !

– En ce moment, il est hanté par une idéefixe… revoir sa fille et son petit-fils.

– Eh bien ?

– Tant qu’il ne les aura pas retrouvés,il refusera de quitter le navire où nous l’avons transporté, et sinous insistons trop vivement, je crains un scandale… des violences…Alors je ne sais que faire… Peut-être… si vous envoyiez chercherMme Aubry… mais vous allez encore dire que je veuxme venger, l’attirer dans un guet-apens…

Judex se taisait…

Une lueur étrange, sublime flambait dans sonregard…

Sans doute son cœur d’amant venait-il de luiinspirer quelque sublime, et généreuse idée ; car au bout d’uninstant, tandis qu’un reflet d’incomparable noblesse illuminait sestraits, il fit d’une voix mâle et résolue :

– Voulez-vous me conduire auprès deFavraut ?

– Comment cela ? répliquait Dianatoute interdite de tant d’audace…

– Je vous l’ai dit… je suis sansarmes.

Et réprimant la joie sauvage… féroce quis’était emparée d’elle à la vue de son ennemi qui se livrait ainsià elle dans un but dont elle ne pouvait et ne voulait approfondirles raisons secrètes, elle fit d’une voix rauque,saccadée :

– Eh bien… suivez-moi !

Quelques instants après, la petite chaloupes’éloignait du quai, emportant Jacques de Trémeuse… qui, restédebout au milieu de la barque, dominait de sa haute stature lesbandits avec lesquels il venait d’engager la lutte suprême… tandisque la lune se voilait derrière les gros nuages qui, depuis unmoment, s’amoncelaient à l’horizon.

*

* *

Tout doucement, Cocantin, qui venait d’avoirun long et mystérieux conciliabule avec Miss Daisy Torp… sortit desa cachette… et, s’avançant vers le port, regarda avec uneexpression d’inquiétude la barque qui s’éloignait versl’Aiglon, mouillé à quelque cents mètres du rivage.

D’une voix entrecoupée, il confiait àl’Américaine qui l’avait suivi :

– C’est elle… c’est la Monti… j’en suissûre… je la connais… Et elle l’emmène. Elle a dû le rouler… commeelle m’avait roulé, moi ! Ah ! la gueuse ! Daisy, jene suis pas tranquille !… En voyant Judex monter à bord de cecanot, il me semble que j’assiste à l’embarquement de Napoléon pourSainte-Hélène. Oui, j’ai le pressentiment qu’il va arriver malheurà mon ami.

« Et rien… ni bachot… ni youyou… pas mêmeune périssoire… pas même une coquille de noix. Ah ! si jesavais nager, moi !

À ces mots, une expression de malice etd’audace se répandit sur la jolie figure de Miss Daisy Torp.

– Vous aimez beaucoup ce Judex ?demanda-t-elle.

– C’est un grand cœur ! fitsincèrement l’excellent Prosper.

– Eh bien, ne vous inquiétez pas !déclara l’intrépide Américaine. C’est moi qui irai à son secours.Laissez-moi faire, je sens que je réussirai.

Et la charmante créature se débarrassant en untour de main de son chapeau, de son manteau, de sa robe, et de seschaussures, apparut bientôt sur la jetée… en un maillot de soienoire qu’elle avait l’habitude de porter en guise de chemise,suivant la mode américaine.

– Daisy… Daisy, où allez-vous commeça ? questionnait le détective malgré lui.

– Au secours de Judex, lança la jolienageuse, en exécutant un plongeon magistral dans la mer… et engagnant entre deux eaux le brick-goélette où venait d’accosterJacques de Trémeuse.

– Si elle le sauve, s’écria Cocantin dansun élan sublime, eh bien !… j’en ferai ma femme…

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