Judex

Chapitre 2VERS LA GRANDE ÉPREUVE

Durant le trajet, pas un mot ne fut échangéentre les deux frères et le père de Jacqueline.

À mesure qu’on approchait de la villa, le pasdu banquier devenait de plus en plus hésitant…

Non dégagé entièrement de l’influence enquelque sorte hypnotique que Diana Monti exerçait sur lui, ilgardait au fond de l’esprit une arrière-pensée d’inquiétude qui luifaisait se demander :

– N’était-ce pas elle qui avaitraison ?…

Et il se revoyait replongé dans une captivitédont rien désormais ne pourrait le tirer.

Qui sait même si Judex, averti par cetteévasion, n’allait pas lui faire subir les affres terribles d’uneincarcération cellulaire dans les souterrains duChâteau-Rouge ?

Aussi, lorsqu’en arrivant devant la grille dela propriété des Trémeuse, Favraut reconnut derrière les barreauxle vieux Kerjean qui, lui aussi, attendait avec une anxieuseimpatience le retour de Judex, éprouva-t-il un sentiment de terreurinsurmontable qui se traduisit par ces mots bégayés d’une voixblanche :

– Lui… mon geôlier !…

Mais, doucement, Jacques rassurait :

– Non, Favraut… ce n’est pas un piège… jevous l’ai déjà dit… Nous vous avons pardonné.

Croyant rêver – car… son âme si naturellementingrate se refusait à croire à la possibilité d’une aussi sublimeclémence, – le banquier, toujours guidé par Jacques et Roger, gagnala maison.

Judex le fit entrer dans un salon… et, luidésignant un fauteuil, fit simplement, non plus avec un accentd’autorité irrésistible, mais sur le ton de la politesse la plusparfaite :

– Veuillez vous asseoir… monsieurFavraut… Je vais faire savoir à madame votre fille que vous êteslà.

Et il se retira, dominant non sans effortl’émotion qui, en cet instant si tragiquement décisif, s’étaitemparée de lui.

Favraut, demeuré seul… entendait encore vibrerà son oreille cette phrase qui avait enfin mis un terme à toutesses incertitudes :

– Je vais faire savoir à madame votrefille que vous êtes là…

C’était donc vrai !… Il étaitlibre !… libre !… Il allait retrouver sa force, soninfluence et sa fortune… son or…

Et, dans son premier mouvement d’impétueuxégoïsme, toutes ses fièvres passées, toutes ses cupiditésmomentanément engourdies se réveillèrent en un irrésistible etfoudroyant désir d’ambitions effrénées, de revancheséclatantes.

Redevenu maître de lui-même et de ses biens,de nouveau en possession de ce levier formidable qu’est larichesse, il eut un instant de griserie folle, inouïe.

Oubliant tous ses crimes passés, prêt àrecommencer son œuvre de domination, dévastatrice, bravant avec lamême insolence qu’autrefois… les protestations, les menaces et mêmela révélation de son infamie, non seulement il crut qu’il avaitreconquis sa puissance si mystérieusement effondrée, mais il sepersuada qu’il n’avait pas cessé un seul instant d’être le grandmarchand d’or, l’un des rois de la finance contemporaine… Et ce futpour lui une minute de frénésie joyeuse… dans laquelle il oubliatout : famille… amis… ennemis… Diana… Judex… Kerjean… pour neplus que contempler, dans un étincellement féerique, le fleuve d’orqui recommençait à couler vers ses caisses… lorsque la portes’ouvrit, livrant passage à Jacqueline qui tenait son petit Jeanpar la main.

À la vue de sa fille, qui avait remplacé sesvêtements de deuil par une robe blanche toute simple qui luidonnait une expression de grâce et de douceur infinies, lebanquier, s’arrachant à cette ivresse morale qui, depuis le départde Judex, s’était emparée de lui, eut un cri étouffé :

– Ma fille !

– Mon père, mon père !… frémitJacqueline qui, toute aux élans de son amour filial, se précipitavers Favraut qu’avait déjà rejoint le petit Jean.

Sur le seuil… Judex contempla un instant cespectacle.

Il eût voulu être tout à la joie dupardon.

Mais cependant une cruelle inquiétudesubsistait en lui…

N’ayant pas encore revu la comtesse deTrémeuse, il ignorait donc l’entretien définitif que celle-ci avaiteu avec la fille du banquier… et il se demandait :

– Lorsque Jacqueline apprendra la vérité…quelle sera son attitude à mon égard ? Mepardonnera-t-elle ?… ou bien ne voudra-t-elle plus voir en moique Judex…, celui qui a frappé son père ?…

Et… il s’en fut rejoindre sa mère.

– Favraut est là…, fit-il, je l’ai laisséavec ses enfants.

Et, d’une voix qui tremblait légèrement, ilajouta :

– Maintenant, nous n’avons plus qu’àattendre la décision suprême !

Lisant dans le cœur de son fils,Mme de Trémeuse répondit aussitôt :

– J’ignore ce que fera le banquier…

– Peu importe…, fit nerveusement Judex,j’ai conscience d’avoir fait mon devoir, tout mon devoir. Je ne lecrains pas…, je l’attends…

– J’aime cette fière réponse…, répliquaJulia Orsini, elle est digne de toi… digne de nous… C’est ainsi quemoi-même j’envisage la situation vis-à-vis de cet homme. S’il exigeun débat au grand jour, je suis prête à l’affronter devant tous,prête à revendiquer, à la face du monde aussi bien que devant Dieu,la responsabilité de ma vengeance. Mais, je me hâte de le dire,j’ai l’impression très nette… que dis-je, j’ai la convictionabsolue que Favraut n’osera rien faire contre nous… et qu’en toutcas, sa fille sera là pour l’en empêcher…

– Vraiment… mère…, s’exclama Jacques deTrémeuse en un transport de juvénile espérance, vous croyez queJacqueline demandera à son père d’oublier ?

– J’en suis sûre.

– Qui peut vous donner une certitudepareille ?

– Jacqueline a tout découvert.

– Mon Dieu !

– Elle s’est aperçue que Judex, Vallièreset toi, vous ne formiez qu’un seul personnage.

– Alors ?

– Avec toute la loyauté que je lui devaiset toute la franchise dont je suis capable, je lui ai révélé lavérité… lui donnant toutes les explications de notre conduite etlui faisant part des sentiments qu’elle t’avait inspirés.

Timidement, cette fois, Jacquesinterrogeait :

– Eh bien, mère ?

Alors, en un sourire où semblaient revivretoutes les joies abolies, et qui reflétait l’amour lointain etsublime, éternel, qui avait été toute sa vie, la comtesse deTrémeuse fit, avec cette expression adorable, divine, quin’appartient qu’aux mères :

– Je ne puis te dire qu’une chose, monfils… Jacqueline sait tout… et elle t’aime.

– Mère !

Tel fut le seul mot qui jaillit des lèvres deJudex… en un cri de joie sans limite, de bonheur sans mélange.

– Oui, elle t’aime ! répétaitMme de Trémeuse… qui… comme pour elle-mêmeajouta : L’amour a été plus fort que la haine… C’était écritlà-haut… et je n’ai pas le droit d’en vouloir à Dieu.

Mais le visage de Jacques s’étaitassombri…

La flamme d’espérance qui brillait en sonregard s’était éteinte.

Surprise, la comtesse lui demanda :

– Qu’as-tu, mon fils ?… Pourquoicette mélancolie soudaine ?… Que crains-tu doncencore ?

Judex gardant le silence, Julia Orsiniinsista :

– Crains-tu peut-être que, dans unsentiment de tendresse maternelle mal comprise, je n’aie exagéré,altéré la vérité ?

– Ma mère, j’ai trop de confiance en vouspour ne pas être convaincu que tout ce que vous venez de me direest l’émanation même de la réalité.

– Eh bien, alors ?

– Et Favraut ?

À peine Judex avait-il prononcé ce nom que descris se faisaient entendre :

– Au secours… vite… au secours !

Judex bondit jusqu’à la porte, car il avaitreconnu la voix de Jacqueline.

Suivi de sa mère, il entra dans le salon où ilavait laissé la jeune femme avec son père… et, tandis que la filledu banquier se précipitait vers lui en un geste de détresseéperdue, il aperçut, étendu sur un canapé et ne donnant plus signede vie, Favraut près duquel le petit Jean priait à genoux et enpleurant…

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