Judex

Chapitre 1LA VILLA DES PALMIERS

Vers dix heures du matin, sous l’éblouissanteclarté d’un soleil radieux, une vaste et confortable berlineautomobile, toute couverte de poussière, stoppait devant l’entréeprincipale d’une riche villa de la côte méditerranéenne, située enplein golfe de Saint-Tropez, à une brève distance du joli petitport de Saint-Maxime.

Un jeune homme de haute taille à l’allurearistocratique, vêtu avec la plus sobre élégance et qui, depuis unmoment, semblait guetter avec impatience l’arrivée de la voiture,se précipita, demandant au wattman qui lui souriaitaffectueusement :

– Eh bien… frère ?

– Tout s’est admirablement passé.

– Aucun incident ?

– Aucun.

– Et lui ?

– Il va aussi bien que possible.

Tandis que l’habile chauffeur qu’était Rogerde Trémeuse, sautait à bas de son siège, Judex, d’un geste brusque,ouvrait la portière… et se trouvait en face d’un homme d’un certainâge, aux traits accentués, énergiques, à la barbe et aux cheveuxpresque blancs. Celui-ci fit aussitôt, en lui désignant un hommequi, vêtu d’un costume d’intérieur en drap sombre, coiffé d’unecasquette de voyage, était étendu sur une sorte de lit-couchette etsemblait dormir paisiblement :

– Vous voyez, monsieur, que nous avonsentièrement suivi vos instructions, et que nous vous ramenons votreprisonnier dans le meilleur état possible.

– Avec mon frère et vous, Kerjean,j’étais tranquille.

Et regardant Favraut, dont le visagesoigneusement rasé révélait un calme parfait, l’ancien meunier desSablons ajouta :

– Grâce au stupéfiant que nous lui avonsfait prendre au départ, il a été très sage… D’ailleurs, depuisqu’il a pleuré, il n’est plus le même homme… Sa folie est devenuetrès douce… Plusieurs fois, il est revenu à lui en cours de route…Il n’a fait entendre aucune protestation… Il ne s’est livré à aucunmouvement de colère… Il nous a simplement demandé s’il verraitbientôt son petit-fils. Nous lui avons répondu que oui… Alors, iln’a plus rien dit et il s’est tenu tout à fait tranquille.

– Durant le trajet, vous n’avez faitaucune rencontre fâcheuse ?

– Nous avons scrupuleusement suivil’itinéraire que tu nous avais indiqué, intervenait Roger… Évitantles grandes agglomérations, nous avons roulé principalement lanuit, et choisi dans la journée, pour nous reposer, des coinsisolés qui nous mettaient à l’abri de toute indiscrétionpossible.

Favraut… venait de rouvrir les yeux.

En apercevant la silhouette de Judex, qui seprofilait devant lui, il eut un léger tressaillement, tandis qu’uneexpression de crainte se répandait sur ses traits.

– Nous sommes arrivés… monsieur Favraut,fit Kerjean avec une certaine douceur.

– Arrivés…, bégaya le dément, quicontemplait Judex… avec une terreur sans cesse grandissante.

– Rassurez-vous, fit celui-ci, il ne voussera fait aucun mal. Vous allez être, au contraire, entouré de tousles soins que réclame votre état.

Et, comme surpris par le ton de cette voixqui, hier encore si menaçante, se faisait aujourd’hui presquemiséricordieuse, le banquier qui s’était assis sur sa couchettemettait dans son regard tout l’émoi hésitant de son cerveaudésemparé. Judex reprit lentement, et en cherchant à réveiller lacompréhension en cette âme plongée dans le plus tragique et le plusobscur des désarrois :

– De même que vous avez dû la vie ausacrifice de votre fille, vous devrez cette amélioration de votresort à la tendresse de votre petit enfant.

– Jean ! murmura le prisonnier enjoignant instinctivement les mains.

Jacques de Trémeuse venait de rallumer laseule lueur capable de briller encore au milieu de cesténèbres…

– Venez…, fit-il avec autorité.

Docilement, Favraut se leva… et, s’appuyant aubras de Kerjean, il descendit de l’auto et pénétra à la suite deJudex dans un jardin entouré de hautes murailles et au milieuduquel s’élevait un assez vaste pavillon… dans lequel les troishommes pénétrèrent.

Après avoir enfermé son prisonnier dans unechambre d’ailleurs très confortable, mais dont la fenêtre quidonnait sur la mer était garnie de solides barreaux, Judex emmenaKerjean dans une pièce voisine et lui dit :

– J’ai toujours eu pour principe de diretoute la vérité. Eh bien, sachez que ce n’est pas seulement parceque notre retraite du Château-Rouge a été découverte par nosennemis que j’ai voulu que Favraut fût transporté ici… c’est aussiparce que je ne me suis pas cru le droit de prolonger pluslongtemps le supplice d’un homme si cruellement frappé. On punit uncoupable, on ne torture pas un fou. C’est d’accord avec ma mère,épouvantée elle-même par l’horreur du châtiment que j’ai pris cettedécision. Cependant, Favraut reste et restera notre prisonnier… Ilest donc indispensable que sa présence ici demeure ignorée de tous…et que vous exerciez à la fois sur lui et sur les alentours la plusrigoureuse surveillance. Puis-je toujours compter survous ?

– Vous savez bien, monsieur, que je voussuis dévoué corps et âme.

– Je le sais… Et voilà pourquoi je suistranquille.

– Vos ordres, monsieur…, serontscrupuleusement exécutés…, s’engageait le vieux Kerjean.

« Quelle que soit la haine que m’inspirece bandit… l’affection que je vous porte est trop grande pour queje ne m’incline pas devant votre volonté.

Et, avec un sanglot dans la voix, ilajouta :

– J’espère, par un dévouement sansbornes, vous faire oublier la trahison abominable de mon fils.

– Votre fils…, répliquait Judex, est plusun malheureux qu’un misérable.

– Merci, fit le vieillard en serrant aveceffusion la main que lui tendait son bienfaiteur.

Roger venait d’apparaître avec sa mère. Tandisque Kerjean se retirait discrètement, Jacques se précipitait versMme de Trémeuse, toujours en deuil, toujoursdouloureuse, et dont le visage semblait cependant refléter, sinonde l’espérance, mais tout au moins une certaine douceur de pensée,de détente dans la volonté.

– Mon fils…, prononça-t-elle d’une voixredevenue humaine, mon fils, es-tu content ?

– Et vous… mère ? fit simplementJudex.

La femme en noir, levant les yeux vers leciel, déclara :

– Ton père me jugera.

– Je sens déjà qu’il vous approuve !murmura Jacques de Trémeuse en embrassant respectueusement la mainde la comtesse.

– Et Favraut ? demanda celle-ci,dont le regard reprit, à ce nom exécré, toute son expression dehaine farouche.

– Il paraît complètement apaisé, dompté…,affirmait Judex. Je crois d’ailleurs qu’il n’a plus guère notion duprésent ni du passé… Il n’y a que lorsqu’on prononce devant lui lenom de son petit-fils qu’il semble quelque peu revenir à laréalité… Alors… son visage s’adoucit, et il pleure.

– Le secret de son transfert a-t-il étébien gardé ?

– J’en ai la conviction… D’ailleurs,toutes mes précautions ont été prises… Nous serons là, Roger etmoi, pour surveiller les allées et venues des gens suspects et pourprévenir leurs agissements… Kerjean nous secondera puissamment… ilne faillira pas à sa tâche. Aucune évasion n’est à redouter… Etpersonne ne se doutera que la villa des Palmiers sert de résidenceau banquier Favraut !

Avec un accent dont il ne parvenait pas àmaîtriser l’émotion, Judex conclut :

– Maintenant, ma mère, il me reste à vousremercier du fond du cœur de ne pas m’avoir imposé une tâche quieût été au-dessus de mes forces et d’avoir compris que lesinnocents ne devaient point payer pour les coupables.

– Croyez, affirmait Roger, que moi aussije vous en suis reconnaissant !

Pendant un instant, Julia Orsini garda lesilence, enveloppant ses deux fils d’un regard de mélancolieprofonde. Puis elle reprit d’une voix lente :

– Je me suis trompée… J’aurais dû neconfier qu’à moi-même l’exécution de mes projets… Il n’y a qu’uncœur comme le mien, c’est-à-dire à tout jamais fermé à l’amour, quipuisse être implacable… Je supporte aujourd’hui les conséquences demon erreur. Me heurtant à la fatalité… j’ai dû m’incliner… j’ai dûfaiblir. Une voix intérieure soudain m’a crié : « Pourvenger ton époux, tu n’as pas le droit de torturer tesenfants ! » Alors, l’idée fixe de ma vie… qui, depuisvingt ans s’était installée en moi… au point d’y régner enmaîtresse impérieuse, en dominatrice absolue… s’est amoindrie…effritée… dans la lutte que tout à coup, j’ai dû soutenir contremoi-même !…

– Mère…, s’écria Jacques en embrassantrespectueusement la main de la comtesse…

Mme de Trémeusepoursuivit avec l’accent de la plus poignante émotion :

– Ah ! mes fils, mes fils, je ne mereconnais plus ! Non seulement vous avez obtenu de moi lagrâce de Favraut, mais vous avez encore réussi à m’apitoyer sur sonsort… Et ce n’est pas tout… J’ai dû accueillir dans une villa, oùj’avais si souvent rêvé nous voir réunis, une fois l’œuvreaccomplie, oui, j’ai reçu chez moi, sous mon toit, dans ma maison,la fille et le petit-fils de ce misérable… J’ai dû jouer près d’euxune comédie qui répugne à ma loyauté, à mes instincts, à tout monêtre… leur mentir, moi, Julia Orsini, comtesse de Trémeuse… etenfin, par-dessus tout, me laisser aimer par ces deux êtres que jene devrais qu’exécrer… puisqu’ils sont du sang de l’autre…

– Et que vous-même, acheva Judex, vousvous êtes prise à aimer, tant vous avez compris que Dieu en lespréservant de la tare originelle n’avait mis en eux que clarté, quelumière, amour et bonté.

Comme Mme de Trémeuseavait un dernier geste de protestation découragée, Roger reprit àson tour avec effusion :

– Ne vous défendez pas !… Votretendresse pour nous vous avait désarmée… Le baiser du petit Jeanvous a conquise. Et vous devez déjà moins souffrir de vous sentirmiséricordieuse.

Alors, Mme de Trémeuse,dont ses fils avaient pris les mains, connut enfin, pour lapremière fois depuis vingt ans, la douceur des larmes quisoulagent.

Puis s’adressant à Jacques, elle luidit :

– Et toi… maintenant… quelle va être tonattitude envers cette jeune femme ?

– Elle vous croit la sœur deVallières…

– Ne crois-tu pas que ce soit une doubleet grave imprudence ?

– Pourquoi ?

– D’abord… pour toi-même.

– Je saurai imposer silence à moncœur.

– Ne m’as-tu pas dit que Jacquelinet’avait entrevu au moulin des Sablons ?

– Elle m’a dit elle-même, lorsque jejouais près d’elle le rôle de Vallières, qu’il ne lui était rienresté de cette éphémère vision.

– Et l’enfant, objectait Roger, net’es-tu pas rencontré avec lui à la pension de famille ?

– J’étais enveloppé dans ma cape… Le bordde mon chapeau était rabattu sur mon visage… Ce petit venait de seréveiller… C’est à peine s’il m’a regardé… s’il m’a vu… Sonattention a été tout de suite attirée et retenue par notre bonchien Vidocq… Les impressions d’un petit cerveau de cet âge ne sontguère durables…

Et avec un accent de volonté fébrile, ardente,Judex ajouta :

– Et puis, je vous l’assure, il estindispensable qu’il en soit ainsi. Je suis exposé à rencontrerJacqueline. Un jour, elle peut apprendre que je suis votre fils…Notre situation à tous, vis-à-vis d’elle, deviendrait extrêmementdélicate… Qui sait… si elle n’éveillerait pas en son esprit plusqu’une inquiétude un soupçon ?… Et pour rien au monde…oh ! non, pour rien, je ne voudrais qu’elle sût jamais que jesuis Judex ! C’est une dernière grâce, mère bien-aimée, mèrevénérée entre toutes, que je vous supplie de m’accorder !Puisque je vous ai juré que je ne faiblirai pas, puisque jamaisFavraut ne sera pardonné que si vous y consentez… n’hésitez pas àdonner à votre fils cette consolation suprême !

– Jacques ! Tu veux te faireaimer ! reprenait douloureusement, mais sans amertume, lacomtesse de Trémeuse.

Et comme une furtive rougeur colorait le beauvisage de Jacques, elle reprit :

– Tu espères donc me fléchir ?

Et Judex, tout en étreignant sa mère dans sesbras, eut enfin le cri d’aveu qui depuis un moment brûlait seslèvres :

– Peut-être !

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