Judex

Chapitre 5UNE MANŒUVRE HARDIE

À ces mots, Cocantin eut un sursaut, quimontrait toute l’influence qu’exerçait sur lui ce nommystérieux.

Mais, tout de suite, au regard rempli debienveillance que dirigeait vers lui l’énigmatique personnage, ledétective se sentit d’autant plus rassuré qu’il avait la conscienceabsolument tranquille et que, par conséquent, il n’avait rien àredouter de son étrange et puissant interlocuteur.

Se ressaisissant aussitôt, il reprit d’unevoix qui tremblait encore un peu, non plus de frayeur, maisd’émotion :

– Vous êtes monsieur Judex ?… Ehbien ! moi, je suis monsieur Cocantin.

– Je le savais.

– Croyez, monsieur Judex, que je suisenchanté de faire votre connaissance.

– Me permettrez-vous de vous serrer lamain ?

– Je n’osais vous le demander.

Et dans un mouvement spontané, le braveProsper tendit les deux mains à Judex qui s’en empara endisant :

– J’ai su, monsieur, que vous aviez fortbien servi mes intérêts… je vous en remercie…

– J’ai agi suivant ma conscience.

– Je vous en félicite.

– Croyez que je vous suis et que je vousserai toujours entièrement acquis.

– En ce cas, reprenait Judex… Vous memettez fort à mon aise pour vous demander ce que vous faitesici…

– Je travaille ! murmura Cocantin,en prenant un air important et confidentiel…

Et tout de suite, il ajouta :

– Je me suis juré de démasquer DianaMonti et sa bande.

– Ce qui fait, soulignait Jacques, quenous poursuivons le même but.

– Et ce qui prouve, ajoutait Prosper, queles honnêtes gens sont faits pour se rencontrer !

Passant son bras sous celui du détective,Judex l’entraîna vers une auto qui stationnait dans l’ombre àquelques mètres de là :

– Vous déplairait-il, monsieur Cocantin,demanda-t-il, que, pour cette nuit du moins, nous mettions nosefforts en commun ?

– Croyez, monsieur, que j’en serais trèsflatté et très enchanté.

– Alors… c’est unecollaboration ?

– Dont je suis profondément honoré.

Et, avec un accent de légitime amour-propre,Cocantin ajouta aussitôt :

– D’autant plus, monsieur Judex, que j’aiidée que je ne vous serai peut-être pas tout à fait inutile.

– J’en suis persuadé.

Le successeur du sieur Ribaudet, qui n’avaitjamais vécu de pareilles minutes, reprit, avec un accent de gravitéqui amusa beaucoup Jacques de Trémeuse :

– Il doit se passer, en ce moment, chezDiana Monti des choses tout à fait extraordinaires. Tout à l’heure,quelques instants avant que je n’aie l’honneur de vous rencontrer,une auto s’est arrêtée devant la maison de cette gueuse… car c’estune gueuse, monsieur Judex… Il n’y a pas d’autre expression…

– Veuillez poursuivre, monsieurCocantin.

– Trois hommes sont descendus de lavoiture… que vous voyez toujours là… et dont je me préparais àrepérer le numéro quand vous vous êtes si aimablement présenté àmoi.

– Ensuite ?

– Ensuite… ces hommes ont transporté àl’intérieur de la maison un volumineux paquet qui avait toutes lesapparences d’un être humain, enveloppé dans une couverture etsolidement ligoté… Alors, moi…

– Monsieur Cocantin… interrompit Judex…ne m’en dites pas davantage… Sachez seulement que vous venez de merendre un très grand service… et que je ne l’oublieraijamais !

Voyons maintenant comment et pourquoi Judex setrouvait là.

Vers le milieu de la nuit, Judex, qui était àParis, dans son cabinet de travail, assis devant sa table, avait envain cherché à échapper, par la lecture, à la torture lancinante deson impossible amour…

Toujours l’image de Jacqueline apparaissait àses yeux ; et toujours il entendait la voix de la jeune femmeproclamer l’arrêt terrible : « Je ne veux plus que l’onprononce son nom devant moi. »

Plus que jamais, il comprenait tout cequ’avait d’effroyablement tragique cette situation que lui avaitimposée la loi de vengeance, le serment inéluctable, lorsque lasonnerie du téléphone qui le reliait directement au Château-Rougevibra tout à coup.

Judex s’empara du récepteur… C’était Roger quilui téléphonait :

– Moralès vient de rentrer… sous prétextede parler à son père… Intrigué par le trouble qu’il manifestait, etqu’il cherchait en vain à dissimuler, je suis allé pour réveillerKerjean qui, selon tes instructions, était allé se coucher dans lacellule de Favraut… Et j’ai constaté que Kerjean avait disparu… Uneforte odeur de chloroforme régnait encore dans la pièce… La portequi défend le couloir principal et qui ne se manœuvre que par unmécanisme secret, avait été ouverte… Quand je suis revenu versMoralès pour lui demander des explications, il avait égalementdisparu… Je l’ai cherché en vain… Affolé par le résultat de sonacte, il a dû regagner Paris en toute hâte. Pour moi, il n’y aaucun doute, Moralès nous a trahis… Croyant nous arracher Favraut,il a fait enlever son père.

Judex, sans perdre un instant, avait téléphonéau garage voisin, où, nuit et jour, une puissante auto pilotée parun wattman d’une adresse et d’une fidélité à toute épreuve, étaitprête à accourir au premier appel.

Reconstituant dans son esprit toutes lespéripéties du drame qui venait de se dérouler… Judex s’était faitconduire immédiatement chez Diana… pensant bien que c’était là queles ravisseurs avaient dû conduire celui qu’ils avaient pris pourFavraut… et espérant bien arriver à temps pour sauver le malheureuxKerjean des représailles que la terrible aventurière ne manqueraitd’exercer contre lui…

Les renseignements que venait de lui fournirCocantin prouvaient à Judex que, comme toujours, il avait dupremier coup d’œil envisagé nettement et compris tout à fait lasituation.

Il n’y avait aucun doute à garder… Kerjeanétait chez Diana…

Pour le sauver, il n’y avait pas une minute àperdre.

Or, si Judex était la prudence même, et s’ilavait pour principe de ne jamais risquer inutilement sa vie, ilsavait mieux que tout autre prendre, au cas échéant, la décisionrapide et nécessaire et se livrer à ces attaques dites brusquéesqui, en paralysant l’adversaire, le mettent d’un seul coup auxtrois quarts à merci.

C’était à l’une des opérations de ce genrequ’avec la rapidité de décision qui le caractérisait, il avaitrésolu de se livrer.

– Monsieur Cocantin, reprit-il sur un tonde cordiale autorité.

– Monsieur Judex…, fit le détective quiavait respecté le silence, d’ailleurs bref, du justicier.

– Êtes-vous armé ?

– Jusqu’aux dents…

– Eh bien, il n’y a pas à hésiter… Nousallons faire irruption tous deux chez Diana… et lui enlever saproie… Cela vous convient-il ?

– Monsieur Judex ! répliqua Prosper,sur un ton de bravoure qui l’étonna lui-même… avec un homme tel quevous, que ne ferait-on ?… Où n’irait-on pas ?… Qui nebattrait-on pas ?

– Alors… en avant !

Judex, accompagné de Cocantin qui, après avoirassuré son poignard entre ses dents, avait pris dans chaque main unrevolver, s’acheminait déjà vers la porte de l’immeuble… lorsqu’ils’arrêta.

Un bruit de voix s’élevait dans levestibule…

– Ce sont eux, fit Jacques, qui se jetaaussitôt avec Prosper dans l’encoignure de la porte cochère quiavait déjà abrité le directeur de l’Agence Céléritas.

La porte s’ouvrit, livrant passage à Crémard,qui sauta sur son siège… puis au docteur et au Coltineur, quiétendirent sur les coussins le vieux Kerjean, de plus en plusétroitement ligoté… et enfin à Amaury de la Rochefontaine, qui pritplace à côté du wattman.

À peine celle-ci démarrait-elle… que Judex,sans perdre une seconde, courait vers son auto, y faisait monterProsper ; et, après avoir murmuré quelques brèves paroles àl’oreille de son chauffeur, s’installait près du détective tout enlui disant :

– Je crois, cher monsieur Cocantin, queje vais vous faire assister à un spectacle peu ordinaire…

*

* *

L’auto des bandits filait à une belle allure.Celle de Judex n’avait d’ailleurs aucun mal à la suivre à unedistance suffisante pour ne point se faire remarquer… sanstoutefois la perdre un instant de vue.

Mais il était facile de deviner que sonmécanicien était entièrement maître de la route et qu’il n’auraitqu’un très léger effort à faire au cas où il voudrait la rejoindreet même la dépasser.

Le chauffeur de Judex, qui obéissaitcertainement à des instructions très nettes, semblait pourl’instant uniquement décidé à conserver ses distances. Ce fut ainsique les deux voitures, après avoir traversé une partie de lacapitale, franchirent la porte Maillot et traversèrent le bois deBoulogne, se dirigeant vers la Muette pour gagner les bords de laSeine, où, suivant les instructions de Diana, les sinistres coquinsqui s’étaient fait ses complices, comptaient précipiter l’infortunéKerjean…

Mais… Judex n’allait pas leur en donner letemps…

En effet, tandis que les deux voituresroulaient sur la vaste chaussée déserte qui descend vers le fleuve,Jacques de Trémeuse lança un simple mot dans le cornet acoustiquedont l’autre extrémité aboutissait près de l’oreille duchauffeur.

Celui-ci accéléra aussitôt son allure… Enquelques instants, il arriva à la hauteur de l’auto poursuivie, ladépassa… et alors, dans une manœuvre extraordinaire, après avoircouvert une cinquantaine de mètres… le wattman donna un violentcoup de volant à gauche… barrant carrément la route à Crémard qui,stupéfait, fit instinctivement manœuvrer ses freins… s’arrêtant àquelques centimètres de la première voiture.

Judex et Cocantin avaient aussitôt bondi àterre… Revolver au poing, ils se préparaient à donner l’assaut àleurs adversaires. Mais ceux-ci n’étaient pas hommes à se laisserprendre sans opposer une vive résistance. Déjà, Amaury, sautant enbas de l’auto, fonçait sur eux… déchargeant son browning dans ladirection de Judex… qu’il avait, sinon reconnu, tout au moinsdeviné. Mais presque en même temps plusieurs autres détonationsretentirent.

C’était Cocantin qui « donnait »avec toute son artillerie.

L’un des coups, tout au moins, avaitporté ; car M. de la Rochefontaine s’effondrait surla chaussée, le front troué d’une balle, tandis que le docteur etle Coltineur se défilaient prudemment dans la nuit… vite rejointspar Crémard qui avait jugé prudent d’abandonner sa voiture etson colis. Aidés par leur wattman, Judex et Cocantintransportèrent aussitôt Kerjean dans leur voiture et reprirent laroute du Château-Rouge.

Judex, après avoir dégagé l’ancien meunier desSablons, s’efforça, aidé de son mieux par le détective, de leramener à la vie. Bientôt, le père de Moralès rouvrit les yeux… Envoyant Jacques près de lui, une expression de sérénité se répanditaussitôt sur son visage.

Mais presque aussitôt ce fut une angoissedouloureuse, mortelle, qui se révéla dans son regard.

Un nom… un cri… un sanglot… jaillit de seslèvres toutes blanches :

– Mon fils !

– Rassurez-vous, mon ami, fit Judex avecun accent de bonté infinie : Favraut est toujours dans lessouterrains de Château-Rouge.

À ces mots, Kerjean parut respirer pluslibrement… Sa main étreignit fiévreusement celle de l’homme qu’ils’était donné pour maître… puis ses paupières se refermèrent, et ilparut retomber dans une profonde torpeur.

– Le pauvre homme ! fitM. de Trémeuse… comme il va souffrir quand il saura toutela vérité !

Et Cocantin, qui ne cessait de regarderJacques avec l’admiration la plus illimitée, fit à voix basse, maisavec une expression de ferveur touchante :

– C’est étonnant ce que ce Judexressemble à Bonaparte !…

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