Judex

Chapitre 4ET LORSQUE DIX HEURES SONNÈRENT

Les salons du château des Sablons, ornés àprofusion des fleurs les plus belles, tout étincelants de lumièreet d’or, regorgeaient de l’élégante cohue que le marchand d’oravait cru devoir inviter aux fiançailles de sa fille.

Amaury de la Rochefontaine, superbe,magnifique et rayonnant de bonheur, ne quittait pas sa fiancée.

Jacqueline, qui ne songeait qu’à son filsadoré, écoutait d’une oreille distraite les paroles toutes detendresse enveloppante que lui prodiguait le beau marquis.

Quant au banquier, il allait d’un groupe àl’autre, recevant les félicitations de ses invités, plastronnantsuivant son habitude, lançant de temps en temps un coup d’œilrapide vers Mlle Verdier à laquelle il avait dûfaire doucement violence pour qu’elle assistât au dîner.

La jeune institutrice se tenait modestement àl’écart, comme si elle s’effrayait de se trouver au milieu d’unmonde trop brillant pour elle…

Favraux semblait avoir complètement oublié lesmenaces de Judex, lorsque Cocantin, qui, impeccable dans son fracde soirée, s’était mêlé aux invités, s’approcha du banquier.

Prenant un air solennel, il lui murmura àl’oreille, sur un ton d’énigmatique importance :

– Tout va bien !

La vérité était que le détective avait en vainfouillé le château de la cave au grenier, exploré les communs etles dépendances, sondé les buissons les plus épais du parc ;il n’avait absolument rien trouvé… sauf Favraux… qui, à l’abri d’unépais berceau de verdure, échangeait avecMlle Marie les plus tendres propos.

Cocantin n’eut d’ailleurs pas le temps debluffer davantage.

Une porte s’ouvrait à deux battants, laissantapercevoir un majestueux maître d’hôtel, qui lança d’une voixsonore :

– Monsieur est servi !

Les convives pénétrèrent dans la superbe salleà manger du château où les attendait une table merveilleusementdécorée.

Dans cette atmosphère toute de plaisir et debonne chère, promptement la conversation devint brillante,animée…

Par instants, un éclat de rire féminin, sonorecomme un choc de cristal, dominait le ronronnement actif desbavardages emmêlés…

Compliments, potins, critiques, médisancesallaient leur train habituel…

Dans un salon voisin un orchestre égrenait ensourdine tout un chapelet de valses lentes… lorsque Favraux seleva, la coupe à la main, pour porter le toast d’usage.

La pendule monumentale fixée à l’un despanneaux de la salle marquait exactement dix heures moins deuxminutes.

Le silence s’établit non sans peine.

Puis, d’une voix quelque peu altérée, et dontles circonstances expliquaient l’émotion, Favrauxcommença :

– Mesdames, messieurs, permettez-moi devous proposer la santé de ma fille, Mme JacquelineAubry, et du marquis Amaury de la Rochefontaine.

Un murmure approbateur circula dansl’assemblée.

Favraux continuait :

– C’est avec une joie d’autant plusgrande qu’elle se manifeste au milieu de vieux amis, que je vousexprime, mon cher Amaury, ainsi qu’à toi ma chère enfant, tous lesvœux de bonheur que je forme…

Soudain, le banquier s’arrêta comme si laparole lui manquait.

C’est qu’instinctivement ses yeux venaient dese porter vers l’horloge et de constater que les aiguillestouchaient presque à l’heure fatidique annoncée par Judex…

Alors le père de Jacqueline se rappelal’effroyable menace.

Une angoisse indicible le secoua d’un frissonmortel.

Toute son énergie, toute son audacel’abandonnèrent en une seconde ; car il se dit denouveau :

– Si c’était vrai ? Si, en ce momentmême, la main de ce justicier inconnu allait s’appesantir surmoi ?

Cependant, il luttait encore…

Avec une force contrainte, d’un ton nerveux,saccadé, il voulut reprendre, s’adressant aux jeunesmariés :

– Oui, tous les vœux que je forme pourvotre bonheur.

Mais les mots s’étranglèrent dans sagorge…

Une sueur froide apparut à ses tempes… Untremblement convulsif agita ses mains… Pour dissimuler son trouble,il porta à ses lèvres la coupe de champagne qu’il vida d’untrait.

Dix heures sonnaient à l’horloge.

Alors, le visage de Favraux se contracta enune convulsion hideuse…

Sa coupe lui échappant des mains se brisa surla table…

Par trois fois, il battit l’air de ses brasaffolés, et tandis qu’un râle effrayant s’échappait de sa gorge, ils’effondra abattu, foudroyé.

Judex avait tenu parole !

En un tumulte indescriptible, on se précipiteau secours de Favraux qui ne donne plus signe d’existence.

On le transporte au salon ; on l’étendsur un canapé. Malgré tous les soins qui lui sont prodigués, on nepeut le rappeler à la vie…

Un médecin, ami de la famille, qui assiste audîner, constate que le financier a succombé à une embolie…

Jacqueline, que son fiancé, ainsi queVallières ont en vain essayé d’arracher à ce triste spectacle,Jacqueline obligée de se rendre à l’horrible évidence, s’écroule àgenoux, sanglotant éperdument auprès du corps de son père, tandisque Marie Verdier, l’institutrice du petit Jean, d’un regard où selit à la fois l’amertume et l’épouvante, contemple, dissimuléederrière une tenture, le cadavre du marchand d’or dont le facièsconserve dans la mort un atroce rictus de mystérieuse terreur, desurhumaine épouvante !…

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