Judex

Chapitre 4LE VERDICT

Moralement écrasé par cette formidableépreuve, en même temps que brisé physiquement par les efforts qu’ilavait tentés pour se dégager, Favraux avait de nouveau perduconnaissance.

Combien de temps demeura-t-il ainsi, prostré,anéanti, privé de toute notion de vie ?… Quand il reprit sessens, il eût été lui-même parfaitement incapable de lepréciser.

Il constata d’abord avec stupeur, puis avecépouvante, qu’il était étendu sur une sorte de lit de camp, dansune étroite cellule pénitentiaire, à la porte en chêne plein,percée d’un étroit guichet grillagé puis, détail étrange, qu’ilétait vêtu du costume réglementaire des détenus de l’État.

– Je suis perdu…, songea-t-il avecterreur. Cet homme me tient… Il ne me lâchera jamais.

Un soupir immense gonfla sa poitrine. Un crirauque s’échappa par trois fois de ses lèvres qui s’étaientrecouvertes d’une écume sanglante :

– Judex !… Judex !…Judex !…

Retombant sur sa couche, le banquier, reprisd’un désir intense de liberté, mordu, tenaillé par sa passion pourMarie Verdier dont il revoyait le regard profond, dont il entendaitla voix troublante, eut alors un éclair d’espérance…

– Qui sait…, se demanda-t-il, si ces gensnon point pour me châtier de mes prétendus crimes mais pour selivrer sur moi à quelque chantage, m’ont ainsi séquestré ?

Ignorant que pour tous, sauf pour ses deuxgeôliers, il reposait au fond d’une tombe dans le cimetière desSablons, le marchand d’or raisonnait :

– Oui… ce doit être cela… Tout cetappareil romanesque n’a été inventé que pour me frapper,m’influencer, me terroriser… et me priver des moyens dont un hommede ma force dispose encore même au fond du cachot le plussolidement cadenassé. Mais nous allons bien voir… Si c’est unequestion de rançon, je suis prêt à la discuter… je paierai unmillion… deux… trois, si c’est nécessaire… quitte ensuite à lesrécupérer par la force… Mais je sortirai vivant d’ici !…

Alors… il sembla au misérable que de l’autrecôté de la muraille s’élevait un ricanement fait de moquerie sanspitié et de sinistre défi.

Le père de Jacqueline tressaillit… dressantl’oreille. Puis, se levant, il promena son regard autour de lui…Bientôt, il recula, repris de frayeur, la gorge serrée… la sueuraux tempes. En haut de la muraille, au-dessus d’une table garnied’un pot à eau et d’une cuvette en grès, tel un œil implacable etdécidé à ne pas lui laisser un instant de répit, un miroirmétallique, manœuvré par une main invisible, l’épiait, le suivaitdans tous ses mouvements, dans ses moindres gestes, sans qu’il pûtéchapper à son inexorable surveillance.

Le banquier eut un rugissement de bêtetraquée… Il avait compris que ce miroir était là pour permettre àses bourreaux de se repaître de ses souffrances… de triompherférocement de son immense douleur et de sa lente agonie !

Sa captivité se compliquait d’une nouvelle etatroce torture, celle qui consiste, pour un prisonnier, à sentirpeser sur soi la perpétuelle observation d’un geôlier… nonseulement le jour, mais la nuit, pendant le sommeil sans trêve… etaprès s’être vu retrancher de toute espèce de commerce humain, dese replier en soi-même, de se réconforter dans l’isolement total deson être, il allait donc lui être interdit de pleurer tout à sonaise sur l’amertume d’un désespoir atroce !

L’être violent qu’était Favraux se rebellacontre cette nouvelle épreuve.

– Non, non, pas ça, pas ça !clama-t-il, en une crise de furie orgueilleuse.

Et, s’emparant d’une serviette placée sur latable, il se haussa sur la pointe des pieds et voulut en recouvrirle miroir… Mais le linge s’embrasa en une flamme rapide qui, en unclin d’œil, le volatilisa.

Le banquier, ivre de rage, s’élança en un bondformidable vers le miroir dont il chercha à s’emparer pour ledétruire en miettes. Mais une très forte décharge électrique lerenversa, tandis que tout près s’élevait, pour la seconde fois, lericanement diabolique qui le fit frémir cette fois… d’une indicibleépouvante.

– C’est l’enfer… l’enfer ! bégaya lepère de Jacqueline avec un rictus de damné.

Mais tout à coup, un nouveau cri lui déchirala gorge. En face de lui… sur le mur… tandis qu’un crépitementléger se faisait entendre, des lettres fulgurantes apparaissaientsur le pan de muraille près de la porte… et voici ce qu’illut :

Banquier Favraux,

Je vous avais condamné à mort… Votrefille, en abandonnant généreusement sa part d’héritage àl’Assistance publique, vous a sauvé la vie ; mais je vouscondamne à la réclusion perpétuelle.

JUDEX !

– À la réclusion perpétuelle !répéta le marchand d’or en claquant des dents.

Évoquant la silhouette énigmatique de cetétrange personnage qui s’était proclamé le justicier de ses crimes,Favraux comprit toute l’horreur de sa situation, toute l’étendue desa misère… Il ne pouvait plus douter… Il ne pouvait plus espérer…Il n’était pas, ainsi qu’il l’avait cru un instant, l’otage debandits audacieux et prêts à le remettre en liberté, moyennantfinances ; il se trouvait entre les mains d’un homme, d’uninconnu qui s’était donné, ou bien avait reçu la mission de vengerses victimes !

– C’est fini… bien fini…, songeait lemisérable. Plus de marchandage équivoque… Pas d’évasion possible…C’est la prison jusqu’au bout… la réclusion perpétuelle… entre cesquatre murs… et sous le regard du terrible miroir !

Alors, il se mit à pleurer, le fier agioteur…le voleur doré… l’assassin sans scrupules… Il pleura, non pas deremords et de honte… mais de colère et de rage… Il pleura sur cettevie de vanité, de luxe, de volupté et de puissance… Il pleura surcette femme tant désirée… sur la seule créature qui eût réussi àlui inspirer une de ces passions morbides qui suffisent à pervertirles cœurs les plus dignes, à entamer les cerveaux les mieuxrésistants… Ce fut à peine si, dans son désarroi, il s’arrêta à lapensée de sa fille, sacrifiée par lui à ses intérêts et à sesappétits… Un instant, l’image exquise de l’adorable petit Jeansembla devoir purifier ses larmes… Mais ce ne fut qu’un éclair…Égoïstement, férocement, il en revint presque aussitôt à lui-même,à sa douleur à lui… à sa détresse affreuse… et, tendant le poingvers le mur où les lettres de feu s’étaient évanouies, il s’écria…tout en s’effondrant sur le sol :

– Judex !… Judex !… Je saismaintenant pourquoi tu ne m’as pas tué tout à fait !

De l’autre côté, dans le vaste et lumineuxlaboratoire, Judex, quittant la machine électrique qui lui a permisde projeter dans la cellule le verdict dont il a frappé Favraux, arejoint son frère…

Grâce au miroir mobile que Roger faithabilement manœuvrer à l’aide d’une manette à arc concentrique,tous deux contemplent le marchand d’or… qui gît sur la dalle de soncachot… les épaules secouées par des soubresauts convulsifs etrâlant sans arrêt son effroyable désespoir.

Judex se penche vers son compagnon et luidemande sur un ton plein de gravité :

– Eh bien, Roger ?

– Frère, tu as raison, répond le jeunehomme d’un ton mystérieux. Elle ne pourra pas nous envouloir !…

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