Judex

Chapitre 1PIERRE KERJEAN

Le Dr Gortais, directeur d’une importanteclinique aux environs de Mantes, venait comme chaque matind’arriver à neuf heures précises à son bureau. Après avoir prisconnaissance de son courrier et revêtu sa blouse et son tablierblanc d’hôpital, il s’apprêtait à se rendre au chevet de sesmalades, lorsque son garçon vint lui apporter une carte de visiteainsi libellée :

M. ROGER-JACQUES

avocat

Rue Michel-Ange, Paris.

Le praticien, impatienté, grommela :

– Qu’est-ce qu’il me veut encore,celui-là, juste à l’heure de ma visite ? Dites à ce monsieurde repasser à cinq heures.

Mais, se ravisant aussitôt, ilreprit :

– Attendez donc !Roger-Jacques ! Mais j’y suis ! C’est bien cela !J’allais faire une belle gaffe ! Joseph, faites entrer cemonsieur.

Tandis que le Dr Gortais, un peu bourrud’aspect, mais au fond brave homme et bon médecin, tout dévoué àses malades, s’installait devant son bureau et prenait dans undossier à portée de sa main une feuille de papier qui avait toutesles apparences d’un relevé d’honoraires, Joseph introduisait auprèsde son patron un jeune homme fort élégant, complètement imberbe, àla figure sérieuse, intelligente et sympathique.

– Veuillez donc vous donner la peine devous asseoir, maître Roger-Jacques, invitait fort aimablement ledirecteur de la clinique.

Le frère de Judex, après s’être inclinélégèrement, attaqua :

– Docteur, j’ai reçu un mot de votreéconome m’annonçant que le nommé Pierre Kerjean était complètementrétabli. En même temps vous me faisiez parvenir votre note pourfrais d’hospitalisation et soins médicaux qui s’élèvent à ce jour à945 francs 75 centimes.

– Parfaitement, monsieur.

– Voici mille francs, docteur.

– Je vais vous rendre…

– Inutile. Le surplus servira degratification aux infirmiers qui se sont occupés de monprotégé.

– Vous êtes mille fois aimable !

– Et maintenant, docteur, permettez-moide vous féliciter de l’habileté dont vous avez fait preuve enarrachant ce malheureux à la mort.

– Le fait est que lorsque vous m’avezamené ce pauvre diable, il était joliment mal en point et j’étaisbien convaincu qu’il ne passerait pas la nuit… Enfin, on a fait cequ’on a pu.

– Au delà, docteur.

– Je dois dire que le gaillard, bien quesexagénaire, est doué d’un de ces tempéraments de fer dont rien nesemble pouvoir venir à bout !…

– N’empêche que Kerjean vous doit lavie !…

Très sensible à ces félicitations, le DrGortais poursuivait :

– Vous allez voir comme il est beau… Unvieux chêne qui aurait retrouvé ses feuilles… Voulez-vous que jel’envoie chercher ?

– Auparavant, docteur, j’aurais besoin devous demander quelques renseignements.

– Je suis à votre entièredisposition.

– Kerjean ignore toujours monnom ?

– Vous m’aviez recommandé de le taire.J’ai suivi rigoureusement vos instructions…

– A-t-il fini par se rappeler lescirconstances dans lesquelles il avait failli périr ?

– Il a fini par nous dire qu’il étaittombé mourant de fatigue sur la route et qu’il n’avait pu se garerà temps d’une automobile qui arrivait à toute vitesse. Mais il nousa déclaré qu’il n’avait même pas eu le temps d’apercevoir lesauteurs de l’accident.

– Je vous remercie, docteur… Vous pouvezme présenter à ce brave homme.

– Vous l’emmenez ?

– S’il y consent.

Quelques instants après, Pierre Kerjean,complètement revenu à la santé, vêtu d’un costume modeste, d’unepropreté méticuleuse, la barbe taillée, les cheveux bien peignés,entrait dans le bureau du praticien.

– Mon ami, fit celui-ci, je vous présenteM. Roger-Jacques, avocat à Paris… qui, après vous avoirrecueilli sur la route, vous a conduit dans sa voiture jusqu’à maclinique et m’a demandé de vous guérir. C’est à lui, encore plusqu’à moi que vous devez, Kerjean, d’être encore de ce monde.

Le vieux chemineau avait d’abord enveloppéd’un regard plein de méfiance le jeune homme qu’il voyait pour lapremière fois…

Mais, presque aussitôt, ses traits sedétendirent et ce fut d’une voix où perçait une réelle émotionqu’il répondit :

– Bien souvent, monsieur, depuis que jesuis revenu à moi, j’ai demandé à M. le docteur le nom de lapersonne généreuse à qui je devais tous les soins dont j’étaisentouré. M. le docteur me répondait toujours qu’il ne pouvaitpas me le dire, et je me contentais de bénir en moi-même monbienfaiteur inconnu… Puisque enfin vous voulez bien vous révéler àmoi, croyez, monsieur, que je suis profondément heureux de vousexprimer ma vive gratitude.

Roger tendit la main à Kerjean endisant :

– Soyez certain que chaque jour je mefélicite de vous avoir sauvé la vie.

– Vous êtes un homme de cœur, monsieur,et je vous remercie.

– Je tâche simplement d’être humain…

– Encore merci.

– Maintenant, monsieur Kerjean, reprenaitle frère de Judex, que comptez-vous faire ?

– Je n’en sais trop rien…, réponditl’ancien meunier des Sablons… d’un ton mélancolique… À mon âge, cen’est pas très commode de trouver de l’ouvrage.

– Si je vous offrais une bonne place bientranquille, où non seulement vous seriez à l’abri du besoin jusqu’àla fin de vos jours, mais où l’on vous laisserait encore le tempsde vaquer à vos affaires de famille ?…

À ces mots, Kerjean considéra, cette fois, soninterlocuteur d’un air stupéfait.

– Monsieur, fit-il, vous me voyez confusde toutes les bontés que vous avez pour moi. Puis-je savoir commentje les ai méritées ?

– Parce que vous êtes malheureux.

– C’est vrai ! fit le vieillard.

Et avec un accent de douloureuse amertume, ilajouta d’une voix sourde, en courbant le front :

– Vous ne me connaissez pas ?

Le frère de Judex le fixant alors bien en facerépliqua d’une voix aux vibrations étranges :

– Vous vous trompez, Kerjean, je vousconnais ; et c’est parce que je vous connais que je veux vousemmener avec moi.

Kerjean qui, à ces mots, avait redressé latête, demeura un instant silencieux, immobile, soutenant avec forcele regard de Roger.

Puis, d’un ton résolu, il répliqua :

– C’est entendu, monsieur. Je voussuis !

Après avoir pris congé du Dr Gortais, le frèrede Judex et son protégé quittèrent la clinique et montèrent dansune rapide et puissante automobile qui les emmena directement auChâteau-Rouge.

En route, Roger avait prévenuKerjean :

– Vous allez voir des choses qui vontvous surprendre et vous réjouir… Pour l’instant je ne puis vous endire davantage. Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance envous…

Le chemineau, de plus en plus intrigué, suivitdocilement Roger…

Celui-ci, après l’avoir fait monter auxruines, le conduisit à travers le dédale de couloirs et desouterrains au milieu desquels il était impossible de sereconnaître et l’introduisit auprès de son frère qui travaillaitdans son laboratoire.

À la vue de Kerjean, Judex se leva, superbe,imposant, plus énigmatique que jamais dans son dolman de veloursnoir… qui faisait ressortir l’élégance de sa stature, en même tempsque l’étrange beauté de son visage.

– Kerjean…, attaqua-t-il, en dehors demon frère et de moi… vous êtes le seul être vivant qui ait pénétrélibrement dans cette salle. Ainsi que mon frère a dû vousle dire, j’ai résolu de faire votre bonheur.

– Le bonheur…, croyez-vous que cela mesoit encore possible ? fit l’ancien bagnard.

– Je veux tout mettre en œuvre pour vousl’assurer…

– Qui vous dit que je l’aiemérité ?

– J’en suis sûr, parce que vous avezsouffert, parce que vous souffrez.

– Vous savez donc ?

– Je sais que vous êtes une victime dubanquier Favraux et cela me suffit.

– Vous le haïssez donc ?

– Plus que vous ne pouvez le haïrvous-même.

Alors Kerjean s’écria en un rugissement derage :

– Pourquoi ne puis-je plus me venger delui ? Pourquoi faut-il que la mort me l’ait volé ?

– Favraux n’est pas mort ! laissaéchapper solennellement Judex.

– Favraux n’est pas mort ? répétaitKerjean avec un accent de doute. Pourtant, monsieur, j’ai lu dansun journal qu’il avait succombé subitement au milieu d’un granddîner.

– Et moi je vous dis que Favraux estvivant !… fit Judex d’une voix éclatante…

Et, saisissant Kerjean par le bras, il l’amenajusqu’au miroir métallique qui donnait dans la cellule du banquier,et que Roger fit lentement manœuvrer.

À la vue de son ennemi, gisant, en costume deprisonnier sur les dalles d’une cellule et prostré dans ledésespoir d’une morne épouvante, le vieux Kerjean s’écria, lespoings crispés, le sang aux tempes, saisi à la fois d’une joie etd’une fureur indicibles :

– C’est lui ! je le reconnais… C’estbien lui !… le bandit !… le monstre !… Il estvivant… vivant… vivant !

Tandis que Roger remettait le miroir en place,Kerjean se tourna vers Judex, qui, superbe de dignité imposante etde calme vengeur… les bras croisés… attendait.

Et le vieux meunier des Sablons, dominé luiaussi par la majesté émanant du mystérieux personnage qui leconsidérait avec une expression d’indicible bonté,s’écria :

– Qui donc êtes-vous ?…

Judex répondit :

– Ce que vous allez être vous-même,Kerjean… Je suis un justicier !

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