Judex

Chapitre 4LE FILS

– Qu’as-tu, mon fils ?…

Telles furent les premières paroles de lacomtesse lorsqu’elle vit apparaître dans le vaste hall de sonchâteau, Jacques de Trémeuse, soucieux et grave… comme unannonciateur sinon de mauvaises nouvelles, mais tout au moins degraves événements.

– Mère, reprit Judex, après avoirembrassé tendrement la noble femme, vous m’avez toujours élevé dansun sentiment si puissant de la droiture et de l’honneur… qu’il mesemble que je ne serais plus digne d’être votre fils, si jetrompais plus longtemps la confiance que vous avez mise en moi.

– Jacques, reprenaitMme de Trémeuse très intriguée… que veux-tudire ?

Alors, avec le plus loyal des courages, Judexdéfinit tout d’un trait :

– Je viens vous demander de me délier demon serment.

Julia Orsini eut un sursaut destupeur :

– Ton serment…, répéta-t-elle. Tu ne l’asdonc pas tenu ?… Pourtant, tu m’as écrit que justice étaitfaite ! M’aurais-tu donc menti, toi, un Trémeuse, toi, monfils ?

– Favraut n’est pas mort !

– Tu dis ?

– Favraut est en mon pouvoir… Enfermédans un cachot dont nulle puissance humaine ne saurait le fairesortir et dans l’impossibilité de communiquer avec qui que ce soitau monde.

– Mais il est vivant ! scandait lacomtesse, avec un accent d’une âpreté farouche.

Puis tout de suite, elle ajouta, tandis queses yeux étincelaient de haine :

– Pourquoi avoir eu pitié de ce bandit…A-t-il eu pitié de ton père, lui ? Oui, pourquoi avoir manqué,ton frère et toi, à la foi jurée ?

– Roger n’est pour rien dans ma décision…Je l’ai prise seul et de mon plein gré… Je veux, ma mère, enassumer devant vous l’entière responsabilité.

– Pourquoi ? Pourquoi ?haletait la comtesse, au comble de l’indignation.

– Ma mère, répondit Jacques, avec unaccent d’incomparable noblesse… J’ai bien voulu être un justicier,mais à présent, je le vois, je n’ai pas l’âme d’un bourreau.

– Jacques, tu m’as trahie.

– Mère !

– Tu as trahi ton père !

– Laissez-moi vous dire…

– Tu as failli à ta tâche !… Tu asoublié que tu étais mon fils… Je ne te le pardonneraijamais !

– Mère ! suppliait Jacques, avec laplus respectueuse, mais la plus véhémente des fermetés : jevous adjure de m’écouter.

– Parle ! consentait la grande dame,en se laissant tomber sur une chaise gothique et en s’immobilisanten une sorte de morne désespoir.

D’une voix grave, solennelle, Judexcommença :

– C’est seulement lorsque Favraut a étédescendu dans sa tombe que je me suis demandé si j’avais le droitde l’y laisser. Jusqu’alors, je vous l’affirme, pas un instant jen’avais hésité, pas une minute je n’avais été troublé par lamoindre arrière-pensée. Mon âme était demeurée de bronze, mon cœurd’airain. J’étais le juge inflexible que rien ne pouvait toucher.Mais un événement inattendu n’allait pas tarder à apporter en moile doute et l’inquiétude. La fille du banquier Favraut, à la suited’une conversation où je dus lui mettre sous les yeux la preuve descrimes de son père, abandonna généreusement sa fortune àl’Assistance publique. Alors il me sembla entendre une voixintérieure qui me disait : « Après un tel geste, tu n’aspas le droit d’imposer à Favraut le supplice atroce auquel tu l’ascondamné. Je l’ai donc retiré de son cercueil et je l’ai rappelé àla vie…

– Et, maintenant, tu veux le sauver toutà fait ?

– Peut-être…

– Malheureux !

– Oui, ma mère, vous avez raison dem’appeler malheureux ! Je le suis au plus profond de mon être…Malheureux… parce que je suis épouvanté de ce que j’ai faitmoi-même… Malheureux parce que, frappant un coupable qui l’avaitcent fois mérité, j’ai entraîné dans la plus pitoyable desinfortunes une innocente qui se double d’un être charmant… d’unemère incomparable… je devrais dire d’une sainte.

– Sa fille !

– Oui, sa fille…, répétait avec forceJacques de Trémeuse, sa fille dont les larmes m’avaient inspiré unepitié que j’avais réussi à vaincre, mais dont l’abnégation, lecourage et l’esprit de sacrifice ont brisé en moi une volonté queje croyais d’acier, puisque cette volonté, ma mère, était la vôtre…sa fille, enfin, qui m’est apparue depuis quelques jours, avec uneauréole de martyre touchante et qui vous attendrirait vous-même…puisqu’elle m’a fait pleurer…

– Tu l’aimes !… s’écria Julia Orsinien revenant vers son fils.

Et, tout en le contemplant avec une expressiontragique, elle ajouta, tandis que sa voix s’assombrissait de laplus amère des déceptions :

– Et moi qui croyais avoir atteint monbut… Moi qui croyais avoir trempé vos cœurs d’une telle haine querien ne pourrait avoir de prise sur eux… Voilà où j’en suis, voilàoù nous en sommes ! Qu’attends-tu donc pour ouvrir la porte deson cachot à l’ennemi de ton père ?… Oui, qu’attends-tu pourle rendre à sa fille ?

– Que vous me releviez de mon serment,déclarait loyalement Judex.

– Jamais ! Je suis liéemoi-même ! rugit la Corse. Et tant que je vivrai, ou tum’obéiras, ou tu seras parjure… Choisis !

– Ah ! Mère ! vous mebrisez !

– Crois-tu donc que toi, tu ne me brisespas davantage ?

Alors… en un mouvement de désespoir effrayant,Jacques s’écria :

– C’est affreux ce qui m’arrive ;car depuis que j’ai vu pleurer cette femme, je me demande si, commeje l’avais cru jusqu’à ce jour, la vengeance est bien undevoir !… Oui, j’en arrive à douter que nous ayons le droitd’exercer encore la justice.

– Cette passion criminelle t’a faitperdre la raison… clamait Mme de Trémeuse,toujours dévorée de ce feu intérieur que rien n’aurait puapaiser.

Mais Judex ripostait :

– Qui sait si elle ne m’a pas plutôtconduit vers la lumière ?… Qui sait si elle ne m’a pas ouvertles yeux sur la vérité ?

– Jacques… tu blasphèmes…

– C’est ma conscience qui parle devantvous.

– Songe à ton père !

– Je ne l’oublie pas ! Et plus jepense à lui, plus je me demande si l’être si profondément généreux,si sincèrement humain qu’était le comte de Trémeuse, eût approuvé,en ce monde, l’acte de sa veuve et de ses fils.

– Tais-toi ! Je ne t’ai pas dittoutes les nuits où je me réveillais en sursaut, au cours d’affreuxcauchemars j’entendais la voix de la victime me crier avec unaccent qui me faisait peur : « Quand donc enfin lemisérable qui m’a abattu sera-t-il frappé à son tour ?… Quanddonc cessera de triompher ce bandit insolent, ce monstreinfâme ? Son exécution est d’autant plus sacrée qu’elle nefera pas que me venger, mais qu’elle arrêtera le cours de sescrimes… qu’elle préservera tous ceux dont il causerait encore laruine, dont il ferait le désespoir. Jacques, mon fils… mon enfant…que de fois l’ai-je entendue, cette voix ! Non, tu ne voudraispas qu’elle retentît de nouveau à mon chevet… pour me reprocherd’avoir failli à la tâche, pour me rendre responsable de tafaiblesse et de ton égarement. Je le sens bien, je ne supporteraispas une pareille épreuve… oui, j’en mourrais ! »

– Mère chérie, mèrebien-aimée !…

Superbe à la fois de haine et de tendresse,emportée par ces sentiments qui, depuis de si longues années,s’étaient exclusivement partagé sa vie, Julia Orsinis’écria :

– Aurais-je enfin retrouvé monenfant ?

Et en proie à une fièvre ardente, la comtessecontinua :

– Écoute-moi, mon fils. Ressaisis-toivite… Oublie le mirage trompeur d’un amour qui ne peut pas existeren ton cœur, tant il est en dehors de la nature, tant il devraitt’indigner toi-même ! Redeviens ce que tu as été jusque-là, lejusticier dans tout ce que ce mot comporte d’immense et desurhumain. Raffermis dans ta main tremblante le glaive prêt à s’enéchapper. Frappe sans pitié, frappe sans faiblesse… ou bien, j’yconsens, garde cet homme prisonnier pour toujours dans ce cachotqui doit être pour lui le tombeau du désespoir. Mais te relever deton serment, ainsi que tu me le demandes… permettre à ce bandit dereparaître sur la scène du monde, jamais ! Ce serait de tapart un crime et une folie… Un crime… parce que tu serais parjureau serment dont aucune puissance ne me fera te relever… une folie,parce qu’en rendant la liberté à Favraut, tu me trahirais, moi, tamère, en me livrant de nouveau à sa haine !

Comprenant que rien ne désarmerait sa mère,Jacques, courbant le front devant l’implacable volonté à laquelleil venait si cruellement de se heurter, fit d’une voixforte :

– Favraut restera prisonnier jusqu’à lafin de ses jours.

– Merci, mon fils.

– Ne me remerciez pas, ma mère !Vous venez de me rappeler à mon devoir… C’est moi qui dois plutôtvous demander pardon de l’avoir oublié…

La fille des Orsini redressa sa hautetaille ; et, dans sa robe noire, sous sa chevelure blanche,avec son visage tourmenté, elle apparut telle la personnificationde la Némésis antique, fille de la Nuit, dispensatrice de toutesles vengeances et de toutes les justices.

– Jacques…, fit-elle d’une voix profonde,je te pardonnerai lorsque je serai sûre que tu auras arraché de toncœur la fleur vénéneuse qui a failli l’empoisonner.

Jacques s’inclina devant sa mère…

Aucune autre parole ne fut échangée entreeux.

Le pacte que Jacques voulait briser sortait decette tragique épreuve plus intangible que jamais.

L’âme en proie aux tortures les plusdouloureuses… rivé à une chaîne qui, maintenant, à chaque pas,allait lui entrer dans la chair, le justicier s’éloignait ressaisi,dominé par la Fatalité.

Et quand il se fut éloigné, Julia Orsini,essuyant deux larmes de colère, qu’elle avait contenues jusqu’alorsavec le plus fier courage, s’approcha du portrait de son mari, eten le contemplant avec un regard qui était tout elle-même, elles’écria en la fascination impérieuse d’une tâche qu’elle croyaitinéluctable et sacrée :

– Puisque tes fils ont trahi leursserments, c’est moi qui te vengerai !

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