Judex

Chapitre 3LA FIANCÉE DE COCANTIN

Miss Daisy Torp, ainsi que nous l’avons déjàdit et que nous l’avons vu, était une de ces femmes dontl’intrépidité n’avait point de limites.

Peut-être le lecteur jugera-t-il nécessaireque nous lui esquissions en quelques traits rapides l’histoire decette jeune et charmante personne qui est appelée à jouer un rôleimportant et même décisif dans ce récit.

Ses qualités de bravoure, de charme et debeauté ne peuvent en effet que donner à toutes et à tous l’envie defaire avec elle plus ample connaissance.

Miss Daisy Torp était la fille unique d’unriche industriel de Chicago.

Destinée à recueillir une de ces fortunesimmenses telles qu’on n’en rencontre guère qu’aux États-Unis, ellen’en avait pas moins reçu une instruction et une éducation des plussoignées, son père et sa mère la destinant à quelque grand seigneureuropéen plus ou moins décavé et dont elle n’eût point manqué, touten remplissant l’escarcelle, de faire le plus heureux des hommes… àla condition, toutefois, qu’il ne froissât pas son caractèreextrêmement indépendant, et la laissât libre de se livrer à sesexercices sportifs dont elle avait toujours raffolé.

Car, non seulement Miss Daisy Torp nageaitcomme une ondine, mais elle montait à cheval comme un centaure…pilotait une automobile aussi bien qu’un coureur professionnel… ettenait l’épée aussi bien que d’Artagnan lui-même.

Mais… un désastre financier avait ruiné sesparents.

Son père trouva dans une banque un modesteemploi qui lui permit d’assurer ses vieux jours… et Miss Daisytrouva également une place de dactylographe dans une grande maisonde cinéma.

Mais elle ne put y rester huit jours.

Elle avait soif de grand air, de liberté, devoyages… Elle sentit que si elle demeurait plus longtemps enferméede neuf heures du matin à six heures du soir, à taper… sur unemachine à écrire, elle deviendrait, immanquablement,neurasthénique.

Alors elle prit une grande résolution.

– Je veux partir en Europe… tenterfortune… Avec mes capacités et mon énergie, il n’est pas possibleque je ne réussisse pas à la retrouver.

Après avoir sollicité et obtenu la bénédictionpaternelle, Miss Daisy Torp, munie du léger viatique quereprésentaient ses économies, prenait passage sur un paquebot àdestination de Saint-Nazaire.

Loin de rechercher l’aventure facile etprofitable sur laquelle sa beauté lui donnait tous les droits decompter, la jeune Américaine était, au contraire, bien résolue à nedevoir son succès qu’au travail.

Extrêmement pratique, très businesswoman, c’est-à-dire très femme d’affaires, elle n’avait pointpris sa décision à l’aveuglette.

Elle avait, au contraire, un plan bien arrêté…et qui consistait à utiliser les talents sportifs vraimentprodigieux qu’elle avait su acquérir au temps de son ancienneopulence.

Une fois à Paris, elle eut vite fait de sedébrouiller.

Tout d’abord, pour attirer l’attention surelle, elle participa à une course nautique qui consistait àparcourir toute la partie de la Seine qui va de Charenton auPoint-du-Jour.

Elle arriva bonne première, battant de vingtbrasses le célèbre nageur anglais Toto Lehmoine… battant ainsi tousles records… et décrochant, du premier coup, le championnat dumonde.

Quelques jours après elle remportait uneseconde victoire, non moins éclatante, dans le fameux circuitd’automobile d’Auvergne… où on la vit, sur les routes les plusdifficiles et dans les virages les plus dangereux, dépassersuccessivement tous ses adversaires.

Miss Daisy Torp était lancée, et sans que celalui eût coûté un centime de réclame.

Alors, tout simplement, elle fonda à Paris,boulevard Malesherbes, une salle d’armes, à l’usage des femmes dumonde, où les élèves ne tardèrent pas à affluer.

Puis, cédant aux propositions que lui faisaitl’imprésario d’un grand cirque parisien…, elle consentit, enéchange d’un cachet vraiment américain, à venir, chaque soir,exécuter dans la piste nautique du célèbre établissement un de cesplongeons de la mort qui ont pour résultat de donner la chair depoule à un public le plus souvent… bien chair de dinde.

Ce fut la consécration suprême.

Miss Daisy Torp avait triomphé… par elle-même…toute seule ; elle pouvait en être fière et s’accorderquelques jours de repos au bord de la Méditerranée, où l’excellentProsper l’avait retrouvée… s’ébattant dans les flots bleus… telleune exquise et svelte ondine.

Telle était la femme qui, autant pardévouement spontané que par amour de l’imprévu, n’avait pas hésitéun seul instant à se précipiter au secours de Judex.

Tout d’abord, elle avait nagé doucement, sansbruit, entre deux eaux… afin de ne pas attirer sur elle l’attentiondes gens qui se trouvaient dans le canot.

Tandis qu’ils accostaient, elle s’était tenueà l’écart… faisant la planche, et observant avec curiosité tous lesmouvements des passagers…

Lorsque ceux-ci eurent tous pris pied sur lepont ; et que le canot amarré au brick-goélette ne contintplus personne, elle se rapprocha de l’Aiglon… s’orienta,dans l’intention bien arrêtée de monter, elle aussi, à bord de cenavire.

Mais comment exécuter cette opération sansattirer l’attention de personne ?

Daisy n’était pas femme à demeurer longtempsembarrassée.

En faisant le tour du bateau, elle aperçut unbout de filin qui pendait au bastingage… Elle s’en saisit… d’unepoigne vigoureuse… et, tout en arc-boutant ses pieds contre lacoque de l’Aiglon, elle parvint ainsi à se hisser presquejusqu’à la hauteur du pont… lorsque des voix qui partaient del’intérieur du brick parvinrent jusqu’à elle.

Il lui sembla qu’elle venait d’entendre unnom, celui que Cocantin avait prononcé tout à l’heure :« Judex ! »

Un hublot s’ouvrit tout près d’elle, sur leflanc du bâtiment.

Daisy parvint à s’en approcher assezrapidement… Elle y colla son œil… tandis qu’une expression decuriosité et de surprise se répandait sur son visage.

L’ondine allait assister à toute la scène quenous venons de décrire entre Judex, Favraut, Diana et Moralès.

Cramponnée à son filin… le corps appuyé contrela paroi du bateau…, elle eut la force et la volonté d’attendrejusqu’à la fin de ce tragique colloque dont elle avait compristoute la terrible et sinistre signification.

Lorsque tout fut terminé, lorsque Judexattaché au pilier, ligoté et bâillonné, fut laissé seul dans lacabine… Miss Daisy Torp, qui n’avait plus qu’un but… sauver l’amide Cocantin, attendit encore un moment… réfléchissant aux moyensqu’elle allait employer pour arracher Judex à ses ennemis.

Puis, avec des précautions infinies, ellerecommença à grimper le long du bastingage… et l’oreille auxaguets, et retenant son souffle… elle parvint ainsi jusqu’ausabord… et jeta un long coup d’œil sur le pont… L’arrière du bateauoù se trouvait la cabine dans laquelle Diana et ses complicesavaient lié Jacques de Trémeuse était désert… Tous les matelots,rassemblés à l’avant, écoutaient les ordres de leur capitaine…Favraut et Diana, de l’autre côté du navire, paraissaient plongésdans une conversation des plus intimes… Miss Torp aperçut aussiMoralès… qui, dissimulé derrière les ballots, les épiait dansl’ombre.

Alors elle n’hésita pas… D’un bond plein desouplesse, elle s’élança sur le pont… puis, se faufilant avecl’agilité d’une panthère, elle gagna l’escalier de la cabine, sedemandant, tandis qu’elle descendait les marches :

– Pourvu qu’ils ne l’aient pas enfermé àclef…

Presque aussitôt elle respira.

Se croyant à l’abri de toute investigationindiscrète et sachant leur victime dans l’impossibilité de tenterla moindre évasion, les bandits n’avaient même pas songé à prendrecette précaution.

Promptement… la jeune femme ouvrit la porte…et s’en allant droit à Judex elle lui arracha le voile noir qui luicouvrait la tête.

En voyant cette femme en maillot noir… touteruisselante d’eau, et qui se présentait à lui d’une façon aussiinattendue… Judex eut un regard de surprise… qui allaitimmédiatement s’illuminer d’un clair rayonnement d’espérance, car,à voix basse, Miss Daisy Torp lui dit :

– Ne craignez rien… Je suis la fiancée deCocantin… et je viens vous sauver.

Tout de suite, en femme qui se rend compte dela valeur des minutes, l’audacieuse Américaine, inspectant des yeuxla pièce dans laquelle elle se trouvait cherchait un instrumentquelconque qui lui permît de délivrer le plus rapidement possiblele prisonnier.

Ne voyant rien tout d’abord, elle ne putréprimer un geste d’impatience… Mais, apercevant l’entrée d’unesoupente qui donnait dans la cabine, elle s’y précipita… C’étaitune sorte d’alcôve où se trouvait le lit du capitaine… À unportemanteau était suspendue une longue casaque de cuir, munie dedeux larges poches, dans laquelle Daisy plongea la main, enretirant successivement un large coutelas… et un revolver.

– All right ! fit-elleentre ses dents… Maintenant, tout va marcher à merveille.

Revenant vers Judex… elle s’empressa de luienlever son bâillon… et de lui trancher ses liens…

Après avoir endossé la veste du capitaine,elle remit le revolver à Jacques de Trémeuse tout en luidisant :

– Je garde le couteau… de cette façon,nous aurons chacun de quoi nous défendre.

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’unbruit de pas se faisait entendre dans l’escalier…

– Attention ! fit Judex, qui aprèsavoir fait grandement, noblement, le sacrifice de sa vie, seretrouvait à présent plus que jamais prêt pour la lutte suprêmequ’il allait engager contre ses ennemis.

La porte s’ouvrait, livrant passage à Moralèsqui, après un mystérieux conciliabule avec le capitaine del’Aiglon venait rendre visite au prisonnier.

Le fils du vieux Kerjean n’eut même pas letemps de pousser un cri.

En effet, à peine avait-il mis le pied dans lacabine, que Judex, qui se dissimulait dans un angle, bondit surlui, lui portant à la tempe un coup formidable avec la crosse durevolver.

L’amant de Diana chancela… complètementétourdi… mais il ne tomba pas à terre… Fort adroitement, Jacques deTrémeuse l’avait reçu dans ses bras et lançait d’une voix brève,sifflante, à Miss Daisy Torp, ravie de se trouver en collaborationavec un homme qui semblait lui aussi un sportif dans toutel’acception du mot :

– Chère mademoiselle… veuillez me donnerun coup de main pour attacher, à son tour, ce gredin au pilier.

Quelques instants après, Moralès était ficelé…aux lieu et place de Judex, qui avait eu la précaution de luirecouvrir également la tête avec le voile noir dont, par unraffinement de cruauté, Diana Monti l’avait affublé.

Et, après avoir compté les cartouches de sonrevolver, Judex fit, en s’adressant à Daisy Torp :

– Maintenant, mademoiselle… suivez-moi. Àprésent, grâce à votre intervention providentielle… c’est moi quivais commander… à bord de l’Aiglon.

– Passez… mon capitaine…, fitaussitôt la jeune Américaine.

Et, tandis que Judex s’engageait à pas de loupdans l’escalier qui conduisait au pont du navire, la fiancée deCocantin, enveloppée dans la veste en cuir du capitaine Martelli,murmura, tandis que son visage s’illuminait de la plus légitime desfiertés et de la plus douce des allégresses :

– Je crois que mon ami Prosper va avoir,comment dit-on déjà en France, un coin… oui… c’est cela… un coin debouché !

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