Judex

Chapitre 5LES EXPLOITS DU MÔME RÉGLISSE

Lorsque le môme Réglisse, après avoir couruaprès son chapeau, vit l’automobile de Diana et d’Amaury lui brûlerla politesse, en proie à une violente et subite colère, ils’exclama :

– Zut ! ils ont mis lesvoiles !

Aussitôt, il s’élança en criant sur les tracesde la voiture…

Comprenant bientôt qu’il n’avait aucune chanced’être entendu et encore moins de rattraper le véhicule… il prit leparti très sage, après avoir montré le poing aux fuyards quidisparaissaient dans un nuage de poussière, de rentrer directementchez ses parents nourriciers et de leur raconter ce qui venait dese passer.

Précisément, le frère de Judex venaitd’arriver en auto, apportant aux Bontemps une lettre signéeVallières et dans laquelle celui-ci les priait de lui remettre lepetit Jean afin de le reconduire près de sa mère.

Surpris, effrayé par le récit du mômeRéglisse, Roger qui avait immédiatement tout deviné, dit à Marianneet à son père qui, bouleversés d’inquiétude, parlaient d’allerprévenir immédiatement la police :

– Gardez-vous bien de tenter aucunedémarche qui pourrait indiquer à ces gens que nous sommes déjà surleurs traces. Laissez-nous faire, M. Vallières et moi… Et sivraiment cette Marie Verdier et ce M. de la Rochefontaineont enlevé le petit Jean, je vous garantis que nous ne tarderonspas à le rendre à sa mère.

– Que le bon Dieu vous entende ! fitMarianne.

Et comme Roger regagnait sa voiture, le mômeRéglisse, implora :

– M’sieu, emmenez-moi avec vous pourretrouver le gosse !

Le frère de Judex considéra un instant lepetit bonhomme… Puis, il décida :

– Si tes parents y consentent…soit !

– Mais oui, mon bon monsieur, acceptaitle papa Julien.

– Surtout donnez-nous vite des nouvelles,fit Marianne.

– Dans vingt-quatre heures nous seronsfixés, fit Roger, qui, après avoir installé le môme dans lavoiture, s’assit près de lui et donna l’ordre à son wattman de leconduire à l’élégante garçonnière qu’il possédait, rue du Cirque,tout près des Champs-Élysées.

Sans perdre un seul instant, Roger se mit encampagne… Il s’agissait avant tout de retrouver la piste de Dianaet d’Amaury. À son vif désappointement, il apprit que depuisplusieurs jours ni l’un ni l’autre n’avaient reparu chez eux…

Comment les rejoindre ?

Roger qui, malgré tous ses efforts, n’avaitdécouvert aucun indice capable de le mettre sur la piste desbandits, se demandait avec une anxiété douloureuse ce qu’avait bienpu devenir le pauvre petit Jean… nouvel otage entre les mains decette misérable femme, capable des crimes les plus abominables…

Car il ne doutait pas un seul instant quel’aventurière ne se servît de cet innocent comme d’un puissantinstrument de chantage, pour se défendre et au besoin pourattaquer !

Après une nuit d’angoisse et d’insomnie,Roger, qui se préparait à mener son enquête de la façon la plussérieuse, prenait son premier déjeuner en face du môme Réglisse ets’apprêtait à lui faire recommencer le récit de l’enlèvement de sonpetit camarade, lorsqu’un valet de chambre apporta lesjournaux…

Roger, distrait se mit à les parcourir, et ilallait les abandonner, lorsque son attention fut attirée parl’annonce suivante :

JUDEX

Si vous désirez des nouvelles de l’enfant,

adressez-vous à l’Agence Céléritas,

135, rue Milton. Central 86-45.

– Cette fois, se dit-il, jetiens quelque chose…

Puis après avoir examiné le môme Réglisse qui,après avoir pris une cigarette dans une boîte, l’avait délibérémentallumée et la fumait avec une satisfaction évidente, ilmurmura :

– Hé parbleu, oui, c’est cela !… ilavait raison, ce petit, de venir avec moi… Décidément, je voisqu’il va m’être très utile…

Et s’emparant d’un appareil téléphonique,Roger demanda aussitôt la communication avec l’agence.

– Allô… allô… c’est vous, Céléritas…Monsieur Cocantin… très bien… C’est Judex qui vous téléphone…parfaitement, Judex.

Une exclamation effarée dut certainementvibrer dans le récepteur, car Roger eut un léger sourire d’ironie.Puis il reprit sur un ton qui n’allait pas sans une certainesolennité mystérieuse :

– Allô… monsieur Cocantin… Allô !…Vous êtes toujours là ? Oui… Eh bien Judex sera chez vousaujourd’hui à quatre heures.

Coiffé d’un chapeau de gendarme en papier,Cocantin était en train de jouer au cheval fondu avec Jeannot,lorsque Diana et Amaury apparurent dans son bureau.

Un peu confus de se trouver surpris dans cetteposture, Cocantin renvoya doucement le petit Jean dans une piècevoisine ; puis, prenant un air grave et compassé, il annonça àses redoutables clients :

– J’ai l’honneur de vous annoncer quej’ai reçu un coup de téléphone de Judex.

– Ah ! ah ! firentsimultanément les deux associés… Et que vous a-t-il dit ?

– Qu’il serait ici à quatre heures.

– Diable ! constata Amaury, il n’y apas un instant à perdre.

Et, sonnant délibérément le garçon de bureau,il l’envoya sur un ton péremptoire faire une course à l’autre boutde Paris.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?protestait Cocantin. Je suppose que vous n’avez pas l’intention de…d’organiser un guet-apens chez moi ?

– Voyons, cher ami…, calmait perfidementl’aventurière, rappelez-vous ce que je vous ai dit.

– Je ne prends conseil que de maconscience.

– Allons, Cocantin, ne parlez pas desabsents, raillait Amaury… Maintenant, d’ailleurs, il est trop tardpour reculer… il faut être avec nous ou contre nous…Décidez !…

– Il est avec nous, ce cher Prosper,minaudait l’ancienne institutrice.

Mais, cette fois, Cocantin semblait s’êtrecuirassé de vertu, et peut-être Napoléon allait-il reprendre sarevanche sur la femme, lorsqu’un coup léger, discret, retentit à laporte du cabinet.

– C’est lui ! firent les deuxcomplices, persuadés que Judex, après avoir vu sur la portel’inscription : Entrez sans sonner,avait pénétré dansl’antichambre et, n’y trouvant pas de garçon, s’annonçait lui-mêmeau détective.

– Entrez ! fit Cocantin d’une voixblanche… tandis que d’un seul bond Diana et Amaury, sortant chacunun revolver de leur poche, s’embusquaient de chaque côté de laporte.

Cette fois, Cocantin, complètement terrorisé,s’abattit sur son fauteuil.

Lentement, la porte s’ouvrit… livrant passageà un petit bonhomme haut comme trois crêpes et portant une largeenveloppe à la main.

Sans s’inquiéter du cri de déception et derage que poussaient les deux complices, le môme Réglisse, unsourire malicieux aux lèvres, demandait :

– Monsieur Cocantin, s’il vousplaît ?

– C’est moi… mon petit… garçon, bégayaitle détective.

– Voici une lettre pour vous.

Et le directeur de l’Agence Céléritas lutd’une voix que l’émotion assourdissait :

Monsieur Cocantin,

Judex est méfiant. Rien ne lui prouve quel’enfant qu’il cherche est bien entre vos mains. Que cet enfant semontre au balcon de votre appartement, que je le voie ; et,quelques minutes après, je viendrai négocier son rachat.

JUDEX.

En proie à une violente colère… Diana etAmaury menaçaient de se précipiter sur le jeune messager qui,d’ailleurs, les narguait avec la plus insolente bravoure.

Sans doute, dans leur fureur, allaient-ils lebrutaliser ; mais Cocantin, faisant appel à toute son énergie,avait saisi l’enfant et clamait :

– Je vous défends d’y toucher !

Et avant que ses deux clients, démontés parcet excès d’audace inattendu, aient eu le temps de protester,Prosper, empoignant le môme Réglisse, le faisait disparaître dansla chambre où se trouvait déjà le fils de Jacqueline… Enhardi parce premier coup de force, il revenait à Diana et Amaury et leurlançait la phrase classique qui revient dans tous les importantsmélodrames :

– L’heure est grave !…

Puis… fier de lui, et se sentant soutenu parl’ombre du maître, il fit, en mettant sa main dans l’échancrure deson veston et en prenant une attitude quasinapoléonienne :

– Bas les armes, je vous prie.

Et comme Amaury et Diana, de plus en plusdécontenancés, déposaient rageusement leurs revolvers sur lebureau, Cocantin, qui peu à peu sentait palpiter en lui un cœur dehéros, posa avec une autorité inquiétante :

– Et maintenant, causons !

*

* *

En apercevant le môme Réglisse, Jeannot avaiteu un cri de joie.

– Toi ici ! Toi !

– Oui, mon pote !

Et comme le bambin l’embrassait à l’étouffer,le gamin des fortifs reprit tout bas :

– Assez, mon gosse, assez ! Il y adu turbin à la clef… Seulement, s’agit d’en mettre et de ne pasavoir le trac.

Et le môme Réglisse, exécutant avec uneintelligence égale à sa hardiesse, les instructions de Roger,expliquait :

– S’agit pour toi de déguerpir d’ici, etau trot… Sans ça, mon pauvre lapin… y aurait des chances… que tu nela revoies pas de sitôt ta maman !

– Oh ! alors… je veux m’en allertout de suite.

– Attends… Ça ne va pas traîner… mongosse, t’en fais pas… le système D, il y a encore que ça, monfiston.

Se dirigeant vers une fenêtre qui s’ouvraitsur un balcon donnant sur la rue, le môme Réglisse l’ouvrit toutdoucement… et se penchant au dehors fit un signe rapide à Roger,qui, accompagné de trois individus, stationnait en face, sur letrottoir.

Puis, revenant à Jeannot qui suivait d’un œilintéressé tous ces préparatifs, il le prit par la main et luidit :

– Voilà le moment, mon frangin, demontrer que tu n’as pas les foies blancs.

Et, l’entraînant sur le balcon, il fit en luidésignant la balustrade :

– Grimpe ! Allez, pas dechichi !… T’as rien à craindre… Bon sang ! Aie pas peur,p’tit gas ! Saute carrément dans la rue… Y a du monde en baspour te recevoir.

Et, tandis qu’un coup de sifflet retentissaitau dehors, Réglisse, saisissant le petit Jean qui avait fermé lesyeux, le poussa dans le vide… Jeannot, après avoir tournoyé deux outrois fois dans l’espace, s’en vint tomber, sain et sauf, dans unecouverture que Roger et ses acolytes avaient fortement tendue.

Au même instant, la porte de la chambres’ouvrait, livrant passage à Cocantin et aux deux bandits.

– Vous pouvez le chercher…, annonçaittriomphalement le môme Réglisse… maintenant, il estcavalé !

Se précipitant à la fenêtre, Diana et Amaurypurent voir une automobile qui disparaissait à l’angle de la rue,emmenant leur otage.

Cette fois, leur fureur ne connut plus debornes… Saisissant le môme Réglisse, ils l’avaient ramené dans lecabinet de Cocantin écumant de rage et commençaient à houspiller lebrave gamin en le harcelant de questions :

– Quel est ce Judex ?…

– Où demeure-t-il ? Parle…

– Parle… ou nous te faisons tonaffaire.

Mais le môme Réglisse se défendait de sonmieux, offrant une résistance désespérée aux deux bandits qui, auparoxysme de la colère, allaient peut-être se livrer à quelquefolie… lorsque Cocantin, qui avait senti gronder de plus en plus enlui son ardeur belliqueuse, s’empara brusquement des deux revolverslaissés sur le bureau et s’écria en les braquant sur ses deuxclients :

– Haut les mains !… monsieur etdame…

Trouvant que Diana et Amaury ne s’exécutaientpas assez vite, il tira en l’air un coup de semonce.

Les deux aventuriers n’insistèrent pasdavantage et s’empressèrent de gagner l’antichambre, puisl’escalier, toujours sous la double menace des brownings quel’héroïque Prosper dirigeait vers eux…

Après avoir fermé sa porte à double tour,Cocantin revint vers le messager de Judex…

– C’est bien, fit-il… Je suis content detoi.

– Moi aussi, répliquait le gosse, je suiscontent de vous.

– Comment t’appelles-tu ?

– Le môme Réglisse.

– Ton vrai nom ?

– J’en ai pas.

– Tu es donc sans famille ?

– Probable.

Alors, Cocantin très ému le prit sur sesgenoux comme il avait pris Jeannot ; et, plein d’admirationpour le merveilleux gamin qui venait de lui donner une si belleleçon d’habileté et de vaillance, il le considéra avec bonté, sansrien dire et avec une expression de profonde émotion.

– À quoi que vous pensez ? demandabientôt le môme.

– Je pense, fit Prosper, que je pourraisavoir un enfant de ton âge.

– Et moi…, dit Réglisse, je pense que jepourrais avoir un papa comme vous.

Alors, Cocantin, qui l’avait embrassé, jetaitun coup d’œil triomphal vers le buste de l’empereur, puis ilmurmura :

– Il ressemble au roi de Rome !…

*

* *

Une demi-heure après, Roger remettait àJacqueline… le petit Jean… qui se réfugiait tout joyeux dans lesbras maternels…

Quant à Judex, il n’avait pas reparu…

Quel était le but de son mystérieuxvoyage ?

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